Je viens de recevoir la réponse que Lamberto Tassinari souhaitait faire à la très vive attaque de Henri Suhamy. La voici :
Monsieur Suhamy, vous vous définissez vous-même comme « un stratfordien de base » et en effet, il n’y a aucune trace de « hauteur » dans les pages que vous avez crachées. Calmez-vous, monsieur Suhamy (chez nous, on vous appelle déjà affectueusement Tsunami à cause de votre furie, un pun digne de l’auteur de Love’s Labour’s Lost, n’est-ce pas ?), car moi, je ne touche pas à l’œuvre que je lis et que j’aime autant que vous l’aimez, seulement au personnage du Barde de Stratford qui est vide comme une coquille… vide. Vous connaissez certainement ce qu’en 1785 George Steevens, editor et commentateur de Shakespeare, écrivait :
« All that is known with any degree of certainty concerning Shakespeare, is that he was born at Stratford-upon-Avon, married and had children there, went to London, where he commenced actor, and wrote poems and plays, returned to Stratford, made his will, died, and was buried. »
Rien n’a changé depuis, même l’honnête Schoenbaum n’arrive pas à nous convaincre ; il a des doutes sur ses années perdues, sur son portrait officiel :
“Shakespeare’s introduction to the capital falls, frustratingly, in the void of the lost years.”
et
“…a huge head, placed against a starched ruff, surmounts an absurdly small tunic with oversized shoulder-wings… Light comes from several directions si- multaneously: it falls on the bulbous protuberance of forehead… that ‘horrible hydrocephalous development’, as it has been called… creates an odd crescent under the right eye…”
Ci-contre portrait de « William Shakespeare »,
ci-dessous portrait de John Florio
Il n’y a rien dans la vie de ce provincial mal éduqué qui soit capable d’éclaircir l’œuvre, rien. Entre vie et œuvre, un abîme. De là est née la Shakespeare Authorship Question, pas du snobisme des lecteurs ! C’est depuis les 18e et 19e siècles qu’on s’interroge sur la paternité des œuvres de Shakespeare. Si des faussaires comme Henry Ireland (1777-1835) et Payne Collier (1789-1883) ont senti le besoin de forger des autographes du Barde, c’est parce que la biographie et la personnalité de l’homme de Stratford sont vides et insignifiantes. Une aubaine pour les critiques, car on peut dire de lui tout et rien : « all art, no life ». Le Shakespeare traditionnel, imposé d’autorité, est une création posthume. Ce n’est que sept ans après la mort du prétendu auteur que la relation a été établie avec Stratford. Stanley Wells, le grand parrain, admet ce caractère posthume, tout en accordant valeur de preuve aux témoignages post mortem :
[Diana] « Price writes that ‘Shakespeare is the only alleged writer of consequence from the time period for whom he [we?] must rely on posthumous evidence’ to prove that Shakespeare the writer was the man from Stratford.’ So far as documentary evidence goes this is true« : http://stanleywells.co.uk/beyond-doubt-for-all-time
La question de la paternité, méprisée puis attaquée par les universités, existe bien. Si c’était une conspiration paranoïaque ou une idée farfelue, ça ne pourrait pas durer 300 ans. Ironiquement, c’est juste après la parution en 2005 d’un livre exalté et faux, The Case for Shakespeare. The end of the Authorship Question par Scott McCrea, que les contestations ont connu une accélération redoutable (je maltraite McCrea ici : <http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/scholarspotting.html>). Savez-vous pourquoi l’humanité a « produit » environ quatre-vingts candidats pour tenir le rôle de Shake-speare ? Non, ce n’est pas par simple bêtise, c’est à cause du fait que la théorie officielle de Stratford n’est pas convaincante, qu’elle n’arrive pas à élucider le grand nombre de problèmes auxquels est confrontée la critique shakespearienne. C’est comme en science : on continue de chercher jusqu’au moment où la bonne théorie sera proposée, « the theory of everything ». C’est ce que j’ai fait. À la différence de tous ceux qui m’ont précédé, je propose un candidat qui n’est pas britannique, mais qui a forgé 1149 mots en anglais, le deuxième après Shakespeare à cette époque-là. John Florio possède deux vertus que tous les autres, y compris Stratford naturellement, n’ont pas et qui sont au centre de l’univers shakespearien : l’Italie et les mots. Florio a tous les mots shakespeariens pour écrire ce théâtre, et il est le seul ! En plus, il a le caractère, les amis, les protecteurs, les voyages, les langues, l’érudition d’un shake-speare. Un passé et toute l’Europe derrière lui ! Les deux œuvres, de culture et d’art, ont le même ADN.
Les autres doubters ont cherché auprès des nobles, instruits et voyageurs, car les Anglo-Saxons ne pouvaient même pas se permettre d’imaginer un Shakespeare non britannique. Moi, j’ai choisi un Juif-Italien. John Florio signifie la fin de la Shakespeare Authorship Question, vous le sentez vous-même, M. Suhamy : avouez-le. Comme Ariel, votre fils qui descend dans l’arène à côté de son papa, John était profondément lié à son père Michel Angelo, qui lui avait passé ses gènes, ses langues, ses livres, ses manuscrits, sa culture juive. Tous les chemins shakespeariens mènent à Florio. Si John Florio est connu par les gens cultivés pour avoir traduit Montaigne, etc., etc., il a toutefois été négligé, surtout après l’intrigante biographie de Frances Yates en 1934 qui, au lieu d’ouvrir une saison de recherche sur le grand contemporain du Barde, l’a fermée ! Mais aujourd’hui, cher Suhamy, c’est la reprise en grande force : Pfister, Camard, Lawrence, Wyatt, Kirsch, Frampton, Haller (édition critique du dictionnaire de 1598), et maintenant l’ineffable Stephen Greenblatt qui reprend le Shakspere’s Debt to Montaigne de George Coffin Taylor de 1925 (http://www.telegraph.co.uk/culture/books/10877821/Stephen-Greenblatt-on-Shakespeares-debt-to-Montaigne.html#disqus_thread). Sans compter « le Tassinari » en eBook et bientôt en français…
Je ne vous répondrai pas sur la connaissance de l’Italie de la part de Shakespeare : lisez Richard Paul Roe surtout, et même Georges Lambin, Naomi Magri. Pas de gaffes sur la navigation, les villes et villages, les Juifs de Venise, les routes, les auberges, etc.
Pour les hapax, dans mon livre (en appendice de l’édition 2013, p. 405), je me limite à dire que hugger-mugger et handy-dandy sont des hapax chez Shakespeare et que Florio les utilise en 1598. Qu’on les retrouve au 15e siècle, soit, mais pas chez les Élisabéthains. Il y a plein de mots « difficiles », shakespeariens, chez Florio, d’abord chez lui, puis chez le Barde. Vous écrivez :
Le mot multitude, qui vient du latin multitudo, est extrêmement courant et existe en anglais depuis le Moyen Âge.
Vous plaisantez, Tsunami ?! Ce n’est pas au mot multitude mais à l’expression composée utilisée dans Coriolanus : the many-headed multitude, identique à celle forgée par Florio en 1598 dans son dictionnaire, the many-headed-monster-multitude, que je me réfère comme un smoking gun.
Ensuite, l’expression leaping-house (bordel) avec le verbe to leap dans le sens du coït ne peut pas être une coïncidence…
Ce qui vous manque, Suhamy, c’est de l’imagination. Et je ne parle pas de l’esprit fantaisiste et léger qui nous détache de la réalité, mais de cette faculté de l’intelligence qui, dans les arts comme en science, produit les changements de paradigme. Vous êtes naïvement collé à votre vérité, Suhamy, vous ne voyez qu’un arbre à la fois. En écrivant des milliers de pages sur Shakespeare vous avez fini par le perdre : Shakespeare lost in erudition.
Good criticism needs a better Shakespeare.
PARS DESTRUENS
Vous connaissez déjà tout ce qui suit – ces arguments qui ont convaincu des crackpots, des imposteurs comme Whitman, Dickens, James, Twain, Freud, Welles, Gielgud… — mais je vous les rappelle quand-même :
• Il n’existe aucun témoignage personnel sur William Shakespeare comme personnage réel, en chair et en os, appartenant à la vie mondaine et culturelle de son temps. Quand on a écrit sur lui, c’est à un nom, à une réputation littéraire qu’on se référait.
• Il vient d’une famille d’illettrés, dont personne n’a rédigé de testament ni possédé de livres. Même ses deux filles signaient à peine leur nom.
• Son testament : un document banal, conventionnel, rédigé par un notaire ou un avocat. Il n’y est question que d’argent et de propriétés, d’objets d’usage domestique, aucune mention de livres, même pas d’une bible ou de meubles ayant pu contenir des livres.
• Nous n’avons pas de preuve qu’il ait fréquenté d’école. On ne peut que le supposer, vu ce qu’on lui attribue comme œuvre.
• Les rapports avec ses mécènes, le comte de Southampton et le comte de Pembroke, sont supposés, imaginés par la critique. Il n’y a aucun lien historiquement prouvé entre l’Homme de Stratford et ces deux grands aristocrates auxquels il n’a jamais dédicacé une seule pièce de théâtre. On a trouvé seulement deux poèmes signés « William Shakespeare », et dédicacés à Southampton : Venus and Adonis en 1593 et The Rape of Lucrece en 1594, mais rien ne prouve que ce soit l’Homme de Stratford qui les ait écrits et signés. Florio était le précepteur de Southampton et il lui a dédicacé son dictionnaire sous son vrai nom. Les trois dédicaces – celles des deux poèmes et du Dictionnaire – sont du même style et montrent un même rapport maître-élève entre Florio et Southampton.
• Dix-huit de ses pièces n’ont jamais été publiées de son vivant, chose bizarre pour un auteur que les critiques considèrent si intéressé par l’argent. Plusieurs autres pièces n’ont jamais été jouées, et quand elles ont été jouées, les représentations étaient très souvent dans des résidences de nobles ou à la Cour, pas dans des théâtres.
• Il n’a jamais écrit ni reçu de lettres. Pas de trace de correspondance. Pourtant, dans le théâtre shakespearien, on retrouve plus de cent lettres.
• Personne ne lui a jamais dédicacé une œuvre. On ne dédie pas un écrit à un nom de plume !
• Dans les éditions in quarto de ses pièces, très souvent le nom est épelé avec un trait d’union, « Shake-speare », épellation typique des noms de plume.
• Nous n’avons aucun manuscrit de son œuvre immense.
• Tout ce qui nous reste de sa main, ce sont six signatures tremblotantes sur des documents et actes légaux où le nom « Shakespeare » n’est jamais épelé comme on le fait aujourd’hui. Il est difficile de croire qu’avec une telle écriture, quelqu’un puisse avoir écrit l’œuvre la plus monumentale de l’histoire du théâtre. Quelqu’un qui a passé sa vie à écrire – et à la main, comme c’était la règle à l’époque – des centaines de pages de poésie et de dialogues, aurait dû soigner davantage sa calligraphie ! Ajoutons que l’Homme de Stratford écrivait son nom de six façons différentes.
Lamberto Tassinari
Laisser un commentaire