Portrait de John Florio en frontispice de
Queen Anna’s New World of Words (1611)
L’énigme de l’identité de Shakespeare, pseudonyme (peut-être) de John Florio, maranne d’origine italienne né à Londres en 1553, a beaucoup occupé ce blog, à la suite de la rédaction de mon livre paru en 2016 aux Impressions nouvelles, Shakespeare, Le Choix du spectre. Et je me demandais depuis quelques mois comment cette affaire, honnie des Stratfordiens (les tenants de l’orthodoxie), allait redémarrer : une mèche lente a certes été allumée depuis le livre de Tassinari John Florio alias Shakespeare (Le Bord de l’eau), suivi de divers articles parus dans Le Monde ou, récemment, de la pièce de théâtre de Chaunes, Le Vrai Shakespeare , mais ces coups de sonde pour percer l’identité mystérieuse du Barde n’ont pas vraiment permis d’instaurer le doute général (qui a mes yeux s’impose), pas suffi à dynamiter la statue usurpée du héros national.
D’où allait venir la reprise d’élan, qui jouerait le coup suivant ? Et comment rebondir ?
Un ouvrage vient de paraître, que je ne lis pas sans stupéfaction, Shakespeare pornographe, Un théâtre à double fond par Jean-Pierre Richard (éditions Rue d’Ulm 2019). Ce livre renversant démontre en effet qu’on n’a toujours lu Shakespeare qu’à moitié, qu’on ne l’a joué qu’amputé ou castré sur nos scènes. Que son texte, à vrai dire, demeure intraduisible car son auteur (quasiment à chaque page) l’a profondément crypté, méticuleusement surcodé par un lacis, un embrouillamini ou une résille d’allusions grivoises, paillardes ou à la lettre obscènes – proférées sous la scène, mais parfaitement reçues par un public avide d’interpréter, de sous-entendre et de rire, en marge ou aux dépens de l’intrigue manifeste… On ne saurait, prévient J.-P. Richard dès ses premières pages, lire ou mettre en scène Shakespeare avec un esprit assez mal tourné, tellement ses pièces fourmillent d’allusions ou de traits propres à combler le goût que chacun nourrit, in petto, pour les choses du sexe. Toute interprétation qu’on en donnera à la lecture ou à la scène restera édulcorante, lénifiante ou platement bienséante, confrontée aux énormités que le texte n’arrête pas de chuchoter aux bons entendeurs.
Thomas Ostermeier
À cet égard, une mise en scène comme celle de La Nuit des rois au Français par Thomas Ostermeier (retransmise en février dernier dans les cinémas Pathé-Gaumont) n’avait rien d’offusquant : Denis Podalydès vêtu d’un simple cache-sexe pour jouer le duc Orsino, ou le bouffon-butor André Fièvrejoue (Andrew Aguecheek) exhibant de temps en temps sa bite, c’était le minimum requis pour respecter à la lettre les sous-entendus on ne peut plus graveleux proposés au public, jusque dans les péripéties apparemment les plus chastes. Mais ce sous-texte salace tissé de jeux de mots, d’homonymies ou d’homophonies, de détours par les racines françaises ou latines de l’anglais passe mal en traduction, et se trouve nécessairement perdu.
Denis Podalydès dans La Nuit des rois
Toute une face cachée du texte de Shakepeare enfin exhumée, quelle aubaine, quelle trouvaille ! Qu’on en juge par la visite de Viola à la comtesse Olivia au premier acte de La Nuit des rois (je recopie les pages 92-93 de J.-P. Richard) : « habillée en garçon, elle s’y rend sous le nom de Cesario page du duc Orsino, qui est impatient d’obtenir les faveurs de cette jeune veuve :
LE DUC : (…) reste planté devant sa porte. Et dis-leur que ton pied, ayant pris racine, poussera là jusqu’à ce qu’on t’ait donné audience. (…) stand up at her doors, / And tell them thy fixed foot shall grow / Till thou have audience.
Dans le dos du dramaturge, le pornographe opère un transfert du duc à son page, chargé de coïter avec Olivia, par anticipation et par procuration. La métaphore végétale laisse assez entendre que le pied (foot)/ le sexe du garçon, déjà bandé (stand) devant les portes vaginales de la veuve, enflera (grow) encore jusqu’à ce qu’il soit fiché (fixed) en elle et qu’elle l’ait engainé (audience/hearing) car tel est bien l’enjeu secret de ladite « audience ». Avec ce jeune gentilhomme (gentleman c’est-à-dire genitalman, répété cinq fois), planté devant la porte (mentionnée quatre fois), raide comme un poteau et désireux de parler (speak répété sept fois) avec Olivia, c’est le phallus (one) en personne qui frappe au con (gate) de la comtesse. Cesario arrive escorté de domestiques, well-attended ce qui confirme qu’il a un sexe bien tendu (-tend-/latin tenta, « membre viril »). Le jeune homme va-t-il réussir à entrer chez Olivia / à entrer en elle et à lui parler (speak/ à éjaculer) ?
Le pornographe fait durer le suspense sur plus de soixante-cinq lignes. Enfin débute la seconde phase, celle du franchissement des portes et du passage à l’acte :
OLIVIA : A coup sûr vous avez quelque chose d’affreux à me dire (…) Enoncez votre message. Sure you have some hideous matter to deliver.(…) Speak your office.
VIOLA/CESARIO : Il ne concerne que votre oreille. It alone concerns your ear.
En le sommant d’énoncer son message, la veuve le presse d’accomplir son devoir d’homme (office) jusqu’à éjaculer (speak), lui qui, vu toutes ces précautions oratoires, doit avoir des choses effroyables à dire (hideous matter to deliver) / une énorme quantité de sperme à éjecter (deliver), destinée effectivement à l’oreille de la comtesse / à son vagin (ear).
OLIVIA : Qu’il approche ! (…) Parlez-moi (…) Que voulez-vous ? (…) Etes-vous comédien ? si vous avez votre raison, soyez bref : pour moi je ne suis pas assez lunatique pour tenir ma partie dans un dialogue aussi échevelé. (…) Let him approach ! (…) Speak to me (…) Your will ? (…) Are you a comedian ? (…) if you have reason, be brief : ‘tis not that time of moon with me to make one in so skipping a dialogue.
Sans plus tarder, la comtesse accepte que le visiteur la mette en perce (approach). Elle exige qu’il lui parle (speak) /qu’il éjacule. S’il est en érection (reason), qu’il passe à l’acte ! Elle désire savoir ce qu’il veut (will) / désire de lui son membre (will). Sans s’en rendre compte, elle pousse le jeu très loin : en ce moment elle n’a pas ses règles (not that time of moonwith me) et compte profiter pleinement du phallus (one). Cela tombe bien car excité comme il est, Cesario ne veut qu’une chose : continuer son discours (proceed in my speech) / expulser sa semence (pro+seed / proceed ) ; le fait alors qu’Olivia lui demande s’il est comédien donne facétieusement à penser aux spectateurs que le métier d’acteur relève de l’ensemencement. Elle n’est pas encore tombée follement amoureuse de Cesario, qu’ils font déjà l’amour : en même temps que le texte met en scène un amour naissant, le sous-texte en dit comiquement la consommation. La pornographie anticipe sur l’action dramatique. »
La Nuit des rois salle Richelieu
Abrégeons notre recopiage, car ces jeux égrillards qui ne doivent rien au hasard (ni de la part de J.-P. Richard à une écoute obsédée) continuent, et courent sur des pages entières qu’il faudrait citer : l’effet de preuve naît en effet de l’accumulation, « Shakespeare » a écrit deux textes emboîtés, et le résultat est confondant.
Aïe, ce dernier mot me fait moi-même entrer dans la danse !
La danse, la gigue, le branle, c’était on le sait la conclusion qui achevait les représentations du Globe, ce théâtre avait pour horizon d’attente la débauche ou la fornication. Ou, pour le dire plus sobrement, la danse du signifiant.
D’un signifiant ou de chaînes de mots rebelles à la ligne droite et aux interprétations policées ; ces irruptions graveleuses sont énergumènes, tant elles vont à l’encontre du vouloir-dire conscient des locuteur eux-mêmes, pris au piège ou emportés, embarqués malgré eux. Souvent, remarque Richard, le texte explicite est dramatique (le cadavre de Jules César), ou amoureux (Roméo et Juliette, pièce plus fertile qu’on ne croît en sous-entendus obscènes), ou mondain (le langage de Desdémone devant Iago ou devant Othello son seigneur et maître, qu’elle aime passionnément) ; la tragédie dans ce dernier cas est de voir la chaste jeune fille débiter à son insu, ou à son corps défendant, des saletés sexuelles qui justifieront pleinement, au tournant de l’acte III, que le More la considère et la traite en putain, sans avoir besoin des insinuations du « traître » Iago : le langage à lui seul opère la trahison en chargeant de bestialité les mots qu’on dirait les plus purs.
Comment « Shakespeare » a-t-il travaillé ? Avec quelle conscience insensée, parfois délirante du foisonnement des vocables, de leurs embranchements, leurs tête-à-queue, leurs contaminations étymologiques ou interlinguistiques ? L’homme qui a codé ces extraordinaires mots croisés, jusqu’ici largement inaperçus de nos cntemporains, n’était-il pas lui-même un fou de langues ?
Nullement un obsédé sexuel, comme un diagnostic hâtif conclurait en refermant ce livre ; mais un linguiste-psychanalyste avant la lettre, bien digne d’intéresser Lacan, Derrida ou Julia Kristeva. Un auteur assez amoureux du théâtre pour savoir que celui-ci repose sur les jeux du caché avec le montré, de la scène avec l’obscène, à tous les sens du terme. Qu’on a raison à son époque de tenir en suspicion les comédiens, sortes de valets dépravés puisqu’ils trafiquent sur les planches et font commerce des identités, donnant des garçons pour des filles, des bouffons pour des rois et des vociférations verbales pour argent comptant. Que le théâtre est aussi un bordel, proche de la fosse aux ours dépecés par les chiens et des tavernes interlopes où les nobles viennent s’encanailler en parlant une langue de charretiers…
De sorte que le sous-texte mine le texte, qu’un sens latent et à peine refoulé ne cesse de contaminer le sens manifeste d’intrigues dotées par ailleurs d’une portée morale élevée, de réserves philosophiques doctement discutées. Comme Rabelais, « Shakespeare » ne cesse de déconstruire par le rire et la paillardise le sérieux de son propre ouvrage ; de ridiculiser en nous comme chez ses contemporains le camp toujours renaissant des puritains.
Ce vertige inconvenant du théâtre, cette boue ou ce bordel des identités, « Shakespeare » les a portés à un degré plus fort encore qu’on ne le soupçonnait avant la publication de ce livre. Le travail de J.-P. Richard développe celui de Frankie Rubinstein, A Dictionary of Shakespeare’s Sexual Puns and their Significance (1984) demeuré inédit chez nous ; une pareille approche pourrait conduire à douter de l’identité du Barde, mais notre savant et scabreux scoliaste n’en souffle mot, et préfère respecter le masque, sans jamais citer Florio (mask, un mot fréquent sur ce théâtre où il désigne aussi la putain). Que conclure de tout ceci, qu’en penser ?
Qu’il fallait, pour se lancer dans les jeux d’un pareil verbier (je pense à Torok/Derrida sur celui de « l’homme aux loups »), avoir un tel amour des langues dans leur vivacité, leurs abîmes ou leurs double-fonds que je ne vois qu’un homme disposant de cette énergie mise au service de cette passion : John Florio, l’auteur polyglotte (il parlait sept langues) de A New World of Words, épais dictionnaire compilant vingt ou trente-mille mots italiens à l’usage du public anglais.
Il nous faudrait aujourd’hui, hélas ! l’ouvrage inverse, d’un Florio traquant à l’intention de ses condisciples italiens les usages propres et figurés (notamment dans l’argot sexuel) des mots anglais. Pourquoi un érudit de la langue italienne, Lamberto Tassinari par exemple, ne se mettrait-il pas à l’ouvrage en cherchant dans ce gros volume l’équivalent des mots tels que spirit, to speak, case, parting, to knock, course, ear/hearing, noting, will, stuff, etc., pour ne rien dire des allitérations ou homophonies comme reason/arise suggérant l’érection…, tous pointés par Richard et qui prendraient en italien les mêmes flexions ou doubles sens ?
Ce balisage, même rapide, d’une pornographie peut-être latente dans Queen Anna’s New World of Words nous aiderait à rapprocher Florio de Shakespeare. Je me suis procuré auprès d’un libraire américain et pour une somme assez modique son édition originale (qui, si elle était de « Shakespeare », vaudrait tellement plus cher). Datée de 1611 et dédiée à la femme de Jacques 1er, elle comporte pour la première fois le beau portrait de John Florio en frontispice.
Je tiens cette pièce de collection à la disposition du chercheur qui voudra faire avancer ce débat.
(à suivre)
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