Portrait (fameux mais bien laid) du supposé Shakespeare
en frontispice de l’édition du Folio de 1623.
Je reproduis sur mon blog ce compte-rendu de la biographie de Greenblatt, en ligne depuis huit jours sur le site de nonfiction.fr. On a mené grand bruit dans les gazettes (article très vif de Sollers dans Le Nouvel Observateur, une page de Roger Chartier dans Le Monde des livres) en faveur de ce Shakespeare plus intime, enfin rendu aux circonstances de sa formation. On peut aussi aborder ce gros livre comme une habile imposture ou, pour le dire plus gentiment, comme un roman (à ce titre instructif, et bourré de références touchant les années 1560-1616). Et on peut saluer Stephen Greenblatt, champion inconditionnel du stratfordisme, comme un habile contorsionniste, qui vient de faire d’ailleurs le grand écart : une seule mention de Montaigne dans ce livre vieux de dix ans ; or il consacre à l’influence de Montaigne sur la formation de Shakespeare un nouveau livre (non encore traduit). Je rappelle que c’est John Florio qui a offert aux Anglais sa belle traduction des Essais, parue en 1603.
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Stephen Greenblatt, Will le Magnifique, Flammarion 2014.
Les éditions Flammarion proposent en cette rentrée la traduction d’un ouvrage de Stephen Greenblatt, éminent shakespearologue, publié il y a dix ans sous le titre (ambitieux) Will in the World : How Shakespeare Became Shakespeare, déjà traduit en vingt langues et vendu, paraît-il, à un million d’exemplaires. Ce succès commercial ne doit pas occulter la qualité du travail ; susceptible en effet de toucher un large public, cette énième biographie du grand Will s’appuie fermement sur le texte des pièces et des poèmes, autant que sur une connaissance foisonnante des circonstances (historiques, géographiques, psychologiques et sociales) qui les entourent. Nous accompagnons donc Shakespeare, nous le voyons surgir, bousculant de ses épaules de lutteur le décor de son époque cruelle : les guerres civiles entre les grands féodaux sont désormais réprimées par le règne pacificateur, sinon toujours paisible, d’Elizabeth, mais les querelles religieuses demeurent très vives (ou plutôt mortelles), et la peste frappe de ses assauts périodiques la capitale, qui étale dans ses rues le spectacle ordinaire des exécutions et des supplices…
En cette fin du XVIe siècle à Londres, Greenblatt nous rappelle qu’il faut, pour se rendre aux théâtres, enjamber la fange des ruisseaux en côtoyant l’ombre patibulaire des échafauds et des gibets, ou subir les cris des arènes où un ours enchaîné est livré aux chiens, à la grande joie de la foule. L’épidémie rôde et ne fait pas de quartiers, obligeant les autorités à fermer ces lieux de réjouissance populaire et de contagion tandis que seuls les temples restent ouverts, d’où les prédicateurs tonnent contre la honteuse dépravation des spectacles (également prisés des Grands qui ont leur loge au-dessus de la scène, tandis que le vulgaire se presse au parterre). Londres est une capitale de 200000 âmes, grouillante, saturée d’émulation et d’énergies ; le vol et le meurtre y guettent l’arrivant, mais la chance aussi de s’élever au-dessus de son village. Dangereuse, cosmopolite, subjugante par le spectacle de ses tours, de la cathédrale Saint-Paul ou du Pont, la ville est un monde, on y vit in the world, entraîné par l’air enivrant de l’anonymat et de la liberté.
De la si pauvre biographie aux éléments toujours ressassés, que retenir pour nous faire comprendre (selon la prometteuse mais peut-être fallacieuse annonce du titre original) comment Shakespeare devint Shakespeare ? En fin connaisseur de l’homme, de l’époque et de l’œuvre, Greenblatt a sélectionné quelques touches harmoniques qui semblent, en effet, richement consonner avec les textes. Le mariage de Will par exemple, précoce et plus ou moins forcé : si les pièces et les poèmes abondent en observations, très aiguës, sur les mille manières de faire la cour, la vie conjugale et l’intimité entre mari et femme (le bonheur résultant de ce mariage tant désiré et, quand il advient, alors indissoluble) semblent curieusement faire défaut. En guise de couples officiels et véritablement complices dans les liens du mariage, on ne trouve guère, dans toute l’œuvre, que les deux exemples, pareillement criminels, de Claudius et Gertrude dans Hamlet, puis de Macbeth et de son effrayante épouse… Shakespeare n’envisageait-il de ménage possible nulle part ailleurs que dans le crime ? Il est de fait qu’il eut soin, sa vie durant, de mettre entre Ann avec leurs trois enfants et lui-même la raisonnable distance de Stratford-upon-Avon jusqu’à Londres, d’où il revenait une fois par an visiter sa famille. Parfaitement averti des pièges et des leurres du sentiment amoureux, notre dramaturge illustra par ses intrigues les vertus érotiques de la dissimulation et du mensonge (comme en témoigne le célèbre Sonnet 138 jouant sur le verbe to lie, à la fois « coucher avec » et « mentir » !). Son propre mariage malheureux, ou trop précipité, explique-t-il les mises en garde et les diatribes proférées dans Roméo et Juliette, Mesure pour mesure ou La Tempête contre une fornication qui n’attend pas la consécration des sacrements ?
Un autre dossier stimulant ouvert par Greenblatt concerne les relations du jeune Will, débarquant de sa campagne à Londres, avec les Wits ou ce club de jeunes poètes diplômés de Cambridge ou d’Oxford, marginaux et arrogants, voire carrément déviants comme leurs chefs de file Marlowe, ou Robert Greene. L’anecdote, peut-être fausse à force d’être partout répétée, du braconnage qui aurait contraint le jeune Shakespeare à quitter Stratford trouve une meilleure assise dans l’image d’un dramaturge qui prend son bien partout où il le trouve, prompt à piller et détrousser ses aînés – la plupart des pièces de Shakespeare consistant en réécritures d’histoires disponibles, à commencer par les Vies de Plutarque et les Chroniques d’Holinshed, qu’il truffe de citations de ses anciens rivaux. Greenblatt insiste particulièrement sur le défi reçu de Marlowe, et le duel (au-delà de la mort) des deux auteurs, Le Marchand de Venise répondant au Juif de Malte comme la Henriade au coup d’éclat de Tamerlan… A cet égard, la thèse soutenue par Girard (jamais cité par Greenblatt) dans Les Feux de l’envie gagnerait ici une précise confirmation : Shakespeare écrit sur (et en proie lui-même à) la rivalité mimétique, recopiant sans vergogne tel modèle italien qu’il surbrode et enrichit de sa plume virtuose mise au service d’incomparables intuitions psychologiques. L’usurpation et le braconnage littéraire n’excluent donc pas la générosité, comme avec ce don que fit Will à Greene de le métamorphoser en Falstaff…
Le dossier Hamlet (à tout seigneur tout honneur) est particulièrement fouillé, Greenblatt marquant avec cette pièce de 1601, à juste titre il me semble, le tournant pris de l’intériorité. Un parallèle fort instructif entre les rites catholiques de sépulture, et notamment les tractations qui entourent le commerce avec les morts (achats de messes, d’indulgences pour les âmes du Purgatoire…), et la brutale simplification de la Réforme qui coupe radicalement l’empire des morts de celui des vivants, surdétermine ce drame où l’on peut voir en effet un prolongement et une variation grandiose sur la querelle des rites : « ‘Quel autre rite encore ? (…) ne fera-t-on rien de plus ?’ s’écrie Laertes au-dessus de la tombe de sa sœur Ophélie » (page 339). Entre la mort de son fils Hamnet (1596) et l’agonie de son père John qui meurt à l’automne 1601, Shakespeare reçut-il l’ébranlement qui expliquerait à la fois l’explosion linguistique (Hamlet fourmille de mots nouveaux) et les tourments d’une âme rongée par le deuil ? La montée sur le plan de composition et de l’action scéniques d’une inaction très paradoxale – quand les ruminations d’un discours intérieur envahissent le drame – ont pour corrélat une opacification des mobiles, dont notre auteur fera l’effet tragique par excellence dans les intrigues encore à venir : on ne saura pas pourquoi Lear partage son royaume, pourquoi Iago calomnie Desdémone, ni (ou pas davantage) dans quelle mesure les sorcières agissent sur l’esprit dérangé de Macbeth en le poussant au crime.
Les sorcières de Macbeth introduisent dans ce livre la question, également stimulante, de comment séduire voire envoûter le roi Jacques 1er, lui-même féru de démonologie et grand superstitieux – à la suite peut-être des terreurs endurées dans sa jeunesse ? L’apparition spectrale des sorcières sur la lande, quintessence de la performance ou de la douteuse présence théâtrales, et leur promesse faite à Banquo d’engendrer une lignée ininterrompue de rois, ne pouvaient que fasciner le monarque écossais, qui prêtait l’oreille lui aussi à la musique des sœurs du diable. To be or not to be, quelle existence ont-elles hors de la perception hallucinée de Macbeth ? Leur équivoque ontologie en cette journée à la fois si fair et si foul, si diaphane et si trouble, porte l’opacité de la chose théâtrale à son comble.
Comme l’énonce finalement Prospéro le prince-magicien de La Tempête, pièce à la fois testamentaire et la plus autoréférentielle de toutes, la carrière de l’auteur aura bien consisté à ressusciter les morts : non seulement à provoquer sur les remparts d’Elseneur le retour du vieil Hamlet, mais à faire défiler sur la rampe tant de figures historiques passées au rang de spectres… Est-ce pour avoir abusé des charmes du théâtre, où l’usurpateur nécromant aura trafiqué des identités des plus diverses, que le porte-parole de l’auteur répudie pour finir ses pouvoirs, noyant son livre et brisant sa baguette avant de consacrer ses derniers mots, devant le rideau retombé, à implorer notre indulgence ?
Qu’avait donc à se faire pardonner l’auteur ? Le théâtre n’est certes pas un lieu sûr. Et la signature de Shakespeare est loin d’être garantie. Dans une chronique précédente intitulée pour nonfiction « Signé Shakespeare ? », j’ai rendu compte ici même du livre de Tassinari, qui multiplie les raisons de douter de cette attribution officielle, en proposant de remplacer la si chétive personnalité du « Bard upon Avon » (aux épaules si fragiles dans la gravure-frontispice du Folio) par celle, autrement riche et forte, de John Florio. La lecture de Greenblatt ne renverse nullement l’hypothèse-Florio, auteur considérable qu’il ne mentionne qu’à deux reprises (« Un certain John Florio… » page 199), mais tendrait plutôt à confirmer nos doutes. Comment Greenblatt en effet peut-il affirmer à la fois qu’on ne sait rien ou si peu de Shakespeare, un personnage qui eut soin de dissimuler ses actes et ses œuvres au-delà du concevable, mais que lui (SG) va nous le rendre plus intime en nous promenant dans ses lieux, ses fréquentations, et surtout dans ses pensées les plus secrètes ? Ce tour de force ne peut prendre corps qu’à grands coups de si, de peut-être, de imaginons la scène (page 17)… Shakespeare n’a pas laissé de traces liées à l’œuvre qui porte son nom (hors du grand Folio posthume de 1623), or Greenblatt nous le raconte comme s’il vivait next door, comme si le barde rebaptisé Will (un copain de bistro) était son alter ego. Cette entreprise de résurrection, ou plutôt de mise en scène, suppose quelques tours de passe-passe, et un talent (culinaire) suprême dans l’art d’accommoder les restes. Quand 10% de faits lyophilisés sont dilués dans 90% de reconstructions virtuoses, cela donne ce qu’un illustre compatriote et continuateur de « Will », le cher Lewis Carroll, appelait de la « Mock Turtle », une soupe à la simili-tortue ou du would-be Shakespeare.
Parmi les escamotages patents de ce livre, il faut mentionner Montaigne (cité une seule fois) alors que la connaissance intime des Essais irrigue l’œuvre de « Shakespeare » (pas seulement dans des pièces postérieures à 1603 comme le Roi Lear ou La Tempête). La magnifique traduction de Montaigne en anglais paraît en 1603, due à la plume surabondante, florabundant de John Florio. L’événement est si considérable, touchant la « formation » du grand Will, que Greenblatt vient de lui consacrer un ouvrage, non encore traduit en français, Shakespeare’s Montaigne, The Florio Translation of The Essays, A Selection (2014). C’est rapprocher dangereusement Shakespeare de Florio : à quand un « Shakespeare’s Florio » ? Je veux dire un ouvrage qui nous montrerait comment beaucoup des soi-disant ancrages biographiques relevés et discutés dans Will le magnifique pourraient concerner Florio autant que Shakespeare.
Les origines rurales ? Quoique né à Londres, John a passé ses dix premières années à Soglio, dans les Grisons suisses. Les guerres de religions ? Son père Michelangelo d’abord juif puis frère franciscain, puis prédicateur calviniste (emprisonné à ce titre vingt-huit mois et condamné à mort par l’Inquisition) était aux premières loges ! Les relations sexuelles hors mariage, suivies de régularisation forcée ? Ce fut l’autre drame de Michelangelo, accusé en 1552 (un an avant la naissance de John) de « fornication » avec une paroissienne qu’ensuite il épousa. Le goût des voyages maritimes (page 73) ? Florio a traduit en anglais ceux de Jacques Cartier. L’amour des néologismes, la passion des proverbes et des vocabulaires ? Florio était d’abord lexicographe, auteur de trois exubérants dictionnaires et recueils de proverbes. Le sentiment persistant de l’exil et le goût de montrer sur scène les tribulations des déracinés (page 89) ? Toute l’existence des Florio père et fils en témoigne alors que William, qui voyageait de Londres à Stratford, ne sortit jamais de son île. La relation père/fille(s) au cœur des dernières pièces (page 426) ? John Florio eut une fille unique, Aurelia. On pourrait continuer longtemps, ou plutôt il le faudrait décidément (résolument aurait dit Florio), tellement tout ceci, en l’état des connaissances avérées, vérifiables, semble un roman ! S’il vous plaît Professeur Greenblatt, encore un effort…
(gravure de 1611 en page titre de
A New World of Words)
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