Le remarquable dossier « Shakespeare » publié dans La Croix de jeudi dernier 10 avril me remet en mémoire une conversation que j’ai eue avec Georges Banu, protagoniste principal dont on peut lire dans cette édition le bel entretien. Je le questionnais avidement sur l’identité du « vrai Shakespeare », après la vision du film Anonymous de Roland Emmerich (sorti en 2011, et bien construit autant que je me rappelle) qui attribuait ses pièces à Edward de Vere, dix-septième comte d’Oxford.
Georges ne trancha pas l’attribution, mais il me fit part de ses doutes, et me prêta un gros livre (en anglais) que je viens seulement de commencer à lire, John Florio, The Man Who Was Shakespeare d’un certain Lamberto Tassinari (Giano Books, 2009), professeur d’italien à l’Université de Montréal. Dans son entretien de La Croix, Georges penche à présent pour un collège d’auteurs dissimulés sous ce nom emprunté à un bourgeois de Stratford, lui-même acteur et entrepreneur de théâtre…
Cette querelle est évidemment fascinante, car elle touche à des questions très profondes concernant l’autorité intellectuelle, et les ingrédients d’une grande œuvre. Je me range résolument moi-même, à la suite du film et de Tassinari, dans le camp des « anti-stratfordiens », pour plusieurs raisons qui me paraissent autant d’évidences.
La première serait, disons, médiologique. L’auteur des pièces attribuées à Shakespeare fut un esprit de première force, un génie tel que l’humanité (en Europe) n’en a pas engendré beaucoup ; or l’esprit ne naît pas de rien, je veux dire qu’il est inconcevable qu’un bourgeois enrichi d’une petite ville de province, qui ne disposait pas de bibliothèque, qui voyageait fort peu, qui vécut officiellement de médiocres spéculations sur les grains et dont les deux filles savaient à peine lire…, se soit hissé à de tels sommets de langue, de connaissances ou de réflexions morales, politiques, historiques, philosophiques… Les partisans de l’attribution traditionnelle (les « stratfordiens ») accusent ce soupçon de snobisme : on n’aurait pas besoin d’être un noble, ni un « scholar », pour vivre à ce niveau intellectuel, le génie souffle où il veut. Pas dans le cas de « Shakespeare » il me semble, et on peut taxer en retour les stratfordiens d’idéalisme (qui toujours coupe l’esprit de ses bases matérielles, pourtant vitales) : les connaissances des langues étrangères qui émaillent le texte de ses pièces suppposent une bibiothèque (réservée aux nobles), des voyages sur le continent, et notamment en Italie, dont Le Marchand de Venise, ou Roméo et Juliette montrent une connaissance topographique précise : leur auteur connaît personnellement Venise et Vérone, il en a parcouru les rues… Or seuls les nobles pouvaient, à cette époque de guerres des religions, débarquer en Europe continentale et y circuler (sous escorte) sans passer pour des espions anti-papistes.
De même l’auteur a fréquenté les cours, les ambassades ou le conseil des Grands, et il en traite en fin politique ; seul un personnage de haut rang, très bien introduit dans l’élite de la société, peut nous donner des évocations aussi saisissantes que celles qu’offrent Hamlet, Macbeth ou Richard III. Le lourdaud de Stratford n’a aucune chance de souscrire à de pareilles intrigues, il ne peut à aucun degré les concevoir dans leur complexité.
Je vais poursuivre ma lecture de Tassinari, revoir le film d’Emmerich et documenter davantage ce billet dans les prochains jours. Si parmi les lecteurs de La Croix, ou de ce blog, quelques esprits ont sur ce point une opinion argumentée à faire valoir, l’espace du « commentaire » leur est grand ouvert ! La discussion tourne pour moi autour de ce qu’on appelle la création littéraire, ou l’idée qu’on s’en fait : « derrière » les pièces de Shakespeare telles qu’elles nous sont parvenues se tient une formidable réserve de documentation, de questions philosophiques pressantes bien dignes d’agiter un des esprits les plus aigus de la post-Renaissance, mais aussi une lexicographie, une immense compétence philologique de traducteur et d’adaptateur, mais encore des prises de position dans le domaine politique, religieux, ou sexuel : la problématique identitaire ou comme nous disons aujourd’hui du « genre » paraît nodale, cruciale dans plusieurs pièces, qui jouent avec la bisexualté, l’échange des rôles ou une latente homosexualité… (attestée dans Les Sonnets).
En bref, bien loin d’être un bourgeois à la vie (et à la bibliothèque) insignifiantes, l’homme qui emprunta ce nom pour s’en faire une arme – Shake-speare (le trait d’union figure dans plusieurs publications de ses pièces) peut se traduire par « branle-lance » ou « tireur de dague »… – participe lui-même avec sa plume clandestinement, ou sous couvert de pseudonymat, à plusieurs combats. Il ne serait pas étonnant qu’il soit d’ascendance étrangère (italien dans le cas des Florio père et fils), et d’une confession tortueuse (juifs convertis au protestantisme en terre papiste, avant de s’exiler en Angleterre et d’y professer une tolérance assez proche de Montaigne)…
Mais l’idée du collège clandestin n’est pas moins séduisante : les pièces offrent une telle variété de tons (du sublime au grotesque) qu’on peut imaginer, pour les composer, plusieurs auteurs lettrés et nobles, qui jouent à mettre en commun leurs talents, et pour cela se distribuent les passages à écrire, comme pour exécuter la pièce on distribue leurs rôles aux acteurs. Fascinante duplication du théâtre dans le théâtre ! Et jeu au carré contre la bêtise dominante, duels de plumes ou d’écriture (shake-speare !) souverainement excitants en cette époque de masques, de libelles anonymes et d’une censure féroce… A suivre.
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