L’hypothèse de substituer Florio à Shakespeare, pour étayée qu’elle soit, n’a suscité jusqu’ici chez les spécialistes qu’un dédain pas toujours poli. L’ouvrage (en édition numérique) dirigé par Madame Goy-Blanquet, Shakespeare, combien de prétendants ? (Thierry Marchaisse 2016), destiné à nous tordre le cou, ne contenait à côté de mon article aucune réfutation sérieuse, mais la reprise (parfois incantatoire) d’arguments faciles à ébranler. Le seul participant qui accepta, après sa parution, de discuter avec moi, Roger Chartier, le fit avec courtoisie mais ne me concéda presque rien… J’avais proposé, dans ma contribution à ce volume polémique, dix arguments pour cadrer et borner notre débat ; je les redonne ici, en espérant des Stratfordiens une réponse que j’attends toujours sur le fond (ou point par point).
Un. L’évidence de départ ici opposée aux Stratfordiens est logique ou, je l’ai dit, médiologique : comment faites-vous sortir cette œuvre de cette vie ? Vous invoquez l’imagination, vous psalmodiez le mot-écran de « génie » : une création de cette envergure vous semble aller de soi, ou ne pas faire problème ? « Refuge de l’ignorance », diagnostiquait Spinoza ; l’esprit ne tombe pas du ciel. Il a des conditions nécessaires, qui bien sûr ne seront jamais suffisantes. Cette précision s’impose car Henri Suhamy n’a pas craint, sur mon blog, de manier un sophisme grossier en m’assénant qu’alors tous les détenteurs de bibliothèques, de langues étrangères, etc. auraient dû écrire cette œuvre… La condition médiologique est évidemment négative, nous ne disons pas que les moyens de production A entraînent nécessairement la création B, mais que si A (l’Italie, une large bibliothèque, les langues étrangères, l’Ecriture sainte ou Montaigne…) n’est pas donné, alors vous pouvez dire adieu à B.
Deux. Votre thèse repose sur une idée du savoir ou de la culture que je récuse. Pour vous « Shakespeare » (or whatever be his name) a quitté l’école vers quinze ans, et grapillé ses immenses connaissances par imprégnation, sur les docks de Londres ou dans les conversations arrosées de la Mermaid Tavern. Vous niez d’ailleurs, pour proportionner à l’objection votre riposte, que ce savoir fût « immense », vous insinuez parfois qu’on l’aurait beaucoup exagéré… Je vous réponds par un argument que je crois logique (sinon médiologique) : l’œuvre de Shakespeare est l’objet de commentaires et de gloses infinis depuis, disons, cent-cinquante ans ; quantités de scholars et d’interprètes (de théâtre, de langues) y travaillent d’arrache-pied, et cela n’est pas près de finir. Shakespeare fut donc un super-scholar, un homme dont l’œuvre enfermait une encyclopédie des savoirs de son temps, et il ne cesse très au-delà de ce temps de nous poser de nouvelles questions. Je ne mesure pas le savoir de Shakespeare en dressant la liste de connaissances objectives, positives, mais par l’attention qu’on lui donne ou le temps (virtuellement infini) que d’autres consacrent à l’étudier et à le suivre.
Trois. Plus précisément, ce savoir reposait sur la fréquentation assidue, dévorante de livres, il supposait une impressionnante (pour l’époque) bibliothèque, est-ce un point que vous contestez ? Et si vous l’accordez, comment expliquez-vous que votre champion n’ait eu aucun livre à léguer dans son (pitoyable) testament ? Que faites-vous, qu’avez-vous à dire de la bibliothèque de Shakespeare ? Il se trouve que Florio en possédait une, passionnément acquise et consultée, mentionnée (et léguée) dans son testament, de quatre ou cinq-cents ouvrages en cinq ou six langues, où figurent tous les pilotis des œuvres de Shakespeare… Ce dernier ne pouvait être qu’un lettré, un héros de la graphosphère comme il le professe orgueilleusement dans ses Sonnets (mes vers écrits, mieux que des monuments de marbre, éterniseront ta beauté, etc.). Formidablement oral dans son théâtre, il n’en consigne pas moins rigoureusement cette parole, il la code profondément (les sous-textes vertigineux d’Hamlet en donnent une idée), très au-delà de ce qu’en pourra saisir le parterre d’un soir. Du même coup, ce désintéressement de lettré (je désigne par là celui qui écrit pour la postérité, selon la définition même de l’écriture) me semble peu compatible avec les calculs à court terme de l’affairiste de Stratford : l’auteur de telles pièces n’était pas un amuseur, ni un entrepreneur de spectacles vite troussés ; et j’imagine mal notre homme stockant du grain pour le revendre plus cher en période de famine, et se remettre entre deux brouettes ou lettres d’usure à écrire Antoine et Cléopâtre…
Quatre. Si le relevé des livres de la bibliothèque de Florio s’avère crucial, son catalogue devrait vous intéresser. Tassinari en donne (d’après A New World of Words) la liste classée par rubriques, n’a-t-elle rien à vous apprendre ? Vous répondez que William aurait emprunté des livres à « son ami Florio », comme il aurait fait de Montaigne (dont la traduction anglaise ne paraît qu’en 1603) ; ce trait est nouveau, notre « Barde » avait donc pour ami influent ce Florio dont personne parmi les Stratfordiens patentés ne parlait jusqu’à ce matin ? Il est évident que Greenblatt dans sa romanesque biographie Will le magnifique n’en faisait aucun cas, avant de rétro-pédaler en publiant dix ans après une étude sur les relations de Shakespeare avec Montaigne (donc avec Florio son traducteur) ; ce repentir indique-t-il un chercheur bien sérieux ? Le rapport de Shakespeare avec Montaigne, que traduisit Florio, est crucial : combien d’emprunts lui fait-il ? Ce mercredi (7 février) encore, Hélène Cixous au micro d’Augustin Trappenard relevait au dernier acte d’Hamlet une citation cachée tirée de l’auteur des Essais…
Cinq. Cette liste des livres pose ou recouvre la question de l’italianité de Shakespeare, et de ses immenses emprunts à la Renaissance italienne, en termes de sources mais aussi de mots, d’hapax, de tournures, de racines, de désinences, de proverbes, etc. Cette lexicographie comparée constitue le cœur du livre de Tassinari, je ne la détaille pas ici mais elle s’avère décisive : on ne peut survoler ni traiter d’un haussement d’épaules cette énumération des rencontres, des fertilisations ou des influences venues de l’Italie. Ni reprendre des arguments désormais réfutés : Shakespeare croyait qu’on pouvait s’embarquer de Vérone à Milan ? (Matthieu Garrigou-Lagrange m’a de nouveau opposé cette objection.) Oui, en suivant l’Adige et des canaux dont des chercheurs ont rappelé la géographie. Il croit que le Rialto de Venise est un marché ? Mais Florio dit la même chose, dans son Dictionnaire ! En revanche, le même ne se trompe pas sur des toponymes précis qu’un bourgeois du Warwickshire ne pouvait connaître, comme telle chapelle des environs de Vérone nommée dans Roméo et Juliette, ou la petite Athènes du Songe qui désigne, près de Mantoue, Sabionnetta. Que faites-vous de ces savoirs et de tous les italianismes inopinément surgis des pages du dramaturge ? Vous nous rétorquez que les langues étrangères quand elles apparaissent dans les pièces (l’italien dans La Mégère apprivoisée ou dans Henry IV deuxième partie, la leçon de français dans Henry V) ne brillent pas par leur correction, Florio s’il en était l’auteur faisait-il exprès d’y semer des fautes ? Oui, je crois que le dramaturge se met à la portée du public et qu’il cherche à rendre ici non la pureté d’une langue étrangère, mais l’idée que le parterre s’en faisait.
Six. Les dates de publication des pièces (mal fixées mais tout de même approximativement connues) rapportées à celles des traductions en anglais des livres-sources, ne sont pas moins cruciales : dans trois cas au moins, le texte-tuteur italien n’était pas traduit au moment où « Shakespeare » (dont aucun biographe n’ose affirmer qu’il connaissait cette langue) les faisait jouer sur la scène. C’est le cas notamment (selon Tassinari) du Marchand de Venise démarqué de Il Pecorone de Giovanni Fiorentino (pilotis longuement rappelé par Gisèle Vernet au micro de « La Compagnie des auteurs », mais sans mentionner les dates respectives des ouvrages), ou de Othello et Mesure pour mesure empruntés aux nouvelles des Ecatommiti de Cinzio, demeurées dans leur langue d’origine. Cette objection est-elle oiseuse, sans intérêt pour notre débat ?
Sept. A la question « pourquoi tant d’Italie et d’italien dans l’œuvre de Shakespeare ? », s’ajoute « pourquoi tant de Bible ? ». Les références à l’Ecriture sainte, très impressionnantes, vont fort au-delà des fréquentations du catéchisme, voire des « deux messes par jour » que son biographe Schoenbaum croit utile de lui prêter pour expliquer cette fréquence. Quelle était la religion de Shakespeare ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre ; l’hypothèse-Florio, né d’un père d’origine juive, prédicateur enflammé sous le froc du franciscain puis sous l’habit calviniste, apporte un élément de réponse. Et l’on trouvera de précieuses remarques sur la culture juive de Shakespeare, au-delà du Marchand de Venise, dans les travaux de Marc Goldschmit. Quand on sait que ce père, lors de sa retraite à Soglio au cœur des Grisons où la « petite famille » s’installe en 1556, doublait sa fonction de pasteur par celle de notaire, on comprend mieux le goût souvent noté de « Shakespeare » pour les références aux textes de loi (religieuse, civile). Ou encore sa prédilection pour les tournures formulaires : quantité de titres ou de citations venues de ce théâtre sont passées en proverbes, or Michel Angelo puis John collectionnaient ceux-ci, et la recherche de formules bien frappées obsédait le prédicateur, autant que son fils professeur de langues.
Huit. Mais rubrique par rubrique, ce sont tous les chapitres de Tassinari (et de Diana Price dans son impressionnant ouvrage Shakespeare’s Unorthodox Biography, jamais traduit) qu’il faudrait ici passer en revue ; d’où vient la connaissance de la musique, et de toutes ces chansons (plus de soixante chantées sur scène, deux-cents citées par allusion) qui parsèment l’œuvre, alors qu’on chercherait vainement, dans le testament du William officiel, le moindre instrument ni partition de musique, ni dans sa vie aucune interférence avec des musiciens ? Ce n’était pas le cas de Florio, rompu à cette culture, et chargé auprès de Jacques 1er des divertissements musicaux. Je songe à ce sujet qu’une prose musicale s’entretient par la pratique, et que Borgès qualifiait la langue de Shakespeare de « musique verbale ».
Neuf. La fréquentation de la Cour et des grands ne vient pas à cette œuvre du dehors, mais suppose ici encore une familiarité étroite, intrinsèque. On ne sache pas que l’homme de Stratford ait beaucoup fréquenté ces milieux ; Giovanni Florio, d’abord secrétaire à l’Ambassade de France, puis secrétaire particulier de la reine Anne femme de Jacques, tout en prodiguant sa vie durant des cours d’italien à la noblesse, eut une connaissance de première main de leurs intrigues, de leur culture aussi (les jeux royaux, les divertissements et les arts n’ont pas de secret pour lui)… Niez-vous l’importance de ces références dans l’œuvre ? Et si non, comment les portez-vous au crédit du bonhomme officiel ? On ne doit pas, énumérant la ou les cultures incluses dans ce théâtre encyclopédique, chercher à celles-ci une origine livresque, ou simplement déclarative : les si nombreuses connaissances qui parsèment ses textes sont également procédurales. L’escrime ou plus généralement les armes, le droit, la médecine, la marine, la musique et la danse…, relèvent d’une pratique personnelle, d’une connaissance de première main.
Dix. Pourquoi, insistent nos Stratfordiens, « votre Florio » n’a-t-il nulle part fait connaître ni revendiqué la paternité de cette œuvre ? La question se retourne comme une manche car votre champion non plus ! J’ai relevé non sans étonnement dans mon livre que lorsque Shakespeare dédicace à Henry Wriothesley, Comte de Southampton, Vénus et Adonis (1593) qui sera suivi du Viol de Lucrèce (1594), il déclare lui soumettre là le « premier héritier de (s)on invention », alors qu’à cette date le signataire a déjà à son actif un bon nombre de pièces, parmi lesquelles La Comédie des erreurs, La Mégère apprivoisée, les trois Henry VI ou Richard III… Comment comprendre que cet auteur, Florio ou tout autre d’ailleurs, n’ait pas daigné s’identifier au dramaturge «William Shakespeare », et qu’il ne s’avance en première personne sous ce nom (et cet orthographe) qu’à l’occasion de ces deux poèmes, abandonnant l’édition de son théâtre, œuvre autrement considérable, au hasard de « this our paper sea » où pullulaient les pirates et les profiteurs ?
Comment imaginer aujourd’hui qu’un jour un auteur a refusé ou n’a pas daigné être Shakespeare ? A la question de savoir pourquoi une œuvre si considérable n’a pas été clairement signée, ni revendiquée, les anti-stratfordiens (qui défendent généralement la candidature d’un haut personnage) répondent qu’un noble ne pouvait décemment endosser la paternité d’un écrit publié (ou joué), donc commercial ; un grand ne mettait pas plus la main à la plume qu’à l’enclume ou à la charrue. L’aristocrate qui se piquait d’écrire se contentait donc de faire circuler ses manuscrits, le petit cercle des connaisseurs suffisant à les apprécier, et les reconnaître. Je ne crois pas cet argument bien solide, plusieurs contre-exemples nous montrant des nobles qui publièrent sous leur nom des poèmes, voire du théâtre (genre moins recommandable) ; à Florio néanmoins, qui exerçait de hautes fonctions auprès de la noblesse puis de la Cour, sa qualité d’immigré de fraîche date imposait la plus grande prudence. Si la culture italienne jouissait d’une aura évidente, le compatriote de l’Aretin (trop libertin) ou de Machiavel (qui passait pour cynique), ou en général le rejeton d’une terre papiste se heurtait aussi à une tenace xénophobie, et à des sentiments fort mitigés : Florio n’a-t-il pas déclaré qu’un Anglais italianisé était « un diavolo incarnato », et que ses compatriotes tiendront toujours braquées des épées contre sa gorge ? D’une façon générale, nous savons par Yates que la vie de Florio « le Résolu » fut autrement riche de péripéties, et dangereusement exposée, que celle du rustre de Stratford.
Il faut que je m’arrête à dix quand il serait facile de continuer. Ces remarques ne constituent pas des « preuves », seulement des finger-prints, un faisceau d’indices convergents – vers la personne de Florio. Diana Price (qui ne défend aucun candidat en particulier tout en faisant justice de la fable officielle) m’écrit que Stanley Wells, chef de file parmi les Stratfordiens, n’avait rien à objecter aux matériaux (ou plus exactement à l’absence de matériaux) qu’elle expose dans son livre, Shakespeare’s Unorthodox Biography (2001) – or c’est renversant, imaginez un géo-centrique rendre les armes aux observations de Copernic ! Il faut dire que le livre de Price, fortement argumenté, comporte une bibliographie de trente pages : on ne s’affronte pas impunément à une telle chercheuse, qui s’y frotte s’y pique… Hélas, elle n’est pas traduite en français, et n’est jamais citée par les Stratfordiens (« ça n’existe pas », Greenblatt, Bryson, Ackroyd ni les notices de la Pléiade ne lui consacrent pas l’ombre d’une réfutation).
En bref et pour borner ici cette énumération, il serait temps que nous discutions non à coups de croyances ou d’intimes convictions, mais sur des indices ou sur ces petits faits gênants pris un par un. Aucun n’emporte la conviction ; leur accumulation pourtant donne à réfléchir. Je n’ai moi-même, au début, abordé le livre de Tassinari qu’avec réticence ; son cheminement m’a convaincu, et le dédain où le tenait la critique officielle m’a entraîné à écrire mon propre livre, pour soutenir le sien. Je vois dans les indices ou les pistes dont je viens d’esquisser la liste autant de braises ; si nous soufflons dessus, le plaisant feu de joie !
(à suivre)
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