Je reprends le sujet abordé plus haut dans « Sacrée montagne », que je ne peux chasser de mon esprit : tu nous avais juré de ne JAMAIS mourir sous une avalanche, « Maman tu dramatises… » – et voilà !
La question de la responsabilité de Brieuc fut très tôt obsédante, quelle faute avait-il commise ? Nous ne mettions pas en cause Mado qui, connaissant moins la montagne, le suivait dans ses décisions. Or il faisait très beau ce fatal vendredi, alors que la météo du dimanche s’annonçait mauvaise ; c’était dimanche que nous devions garder vos fillettes pour vous permettre de randonner mais vous aviez d’un commun accord anticipé cette sortie, et au lieu de te remettre comme chaque matin à ta préparation d’agreg (épreuves fixées fin mars), je t’imagine dès huit heures empoignant joyeusement les skis et le sac à dos. Depuis votre quinzième étage de Malherbe qui regarde à l’est, le Grand Colon ne se détache-t-il pas merveilleusement, irrésistiblement sur la chaîne enneigée de Belledonne ?
Le manque de neige pourtant, une fois sur place, vous a imposé plusieurs changements d’itinéraire : trop de cailloux à la montée, il vous fallait trouver une voie plus douce pour la descente. Je ne vous vois pas sans effroi, juchés sur cette tranche aigüe du jour où le sort bascule (mais qui le sait à cet instant ?) hésitants, revenant sur vos pas, tâtonnants à la recherche de la meilleure pente. C’était, tu l’as sûrement pensé, encore « le meilleur jour de (ta) vie ». Pourquoi avoir choisi ce vallon d’apparence si tentante ? La neige, plus rare sur les arêtes et les crêtes, semblait y avoir fait son nid mais c’était, nous diront les spécialistes, de la neige « soufflée », mal stabilisée. Encore une fois, je ne suis pas juge, connaissant trop mal la rando à skis ; mais cette notion de « neige soufflée », à distinguer soigneusement de la poudreuse (qui n’est pas elle-même sans danger) nous a fait accuser Brieuc de légèreté : on ne s’engage pas dans un endroit pareil, où il n’y avait d’ailleurs aucun trace, personne. Ebloui par sa passion de la montagne, grisé par la descente, Brieuc a-t-il commis une erreur de jugement ? Il s’est engagé le premier dans ce maudit vallon : 300 mètres de jolies courbes en S, sans problème, tu peux y aller a-t-il crié à Mado avant de disparaître gracieusement derrière une barre rocheuse. C’est en prenant sa trace que Mado a déclenché une petite plaque à vent, qui aussitôt en a entraîné une plus grande, une énorme, il lui sembla en aval de ses skis voir tout un pan de la montagne se détacher, dévaler sur Brieuc…
Tes derniers instants sont inimaginables. Nous ne savons pas comment tu t’es débattu dans ce chaos de blancheur, ce torrent silencieux qui t’a happé, concassé et rejeté cinq-cents mètres plus bas, à l’entrée de la forêt. Les arwa ont bien fonctionné, Mado t’a vite localisé à deux mètres de profondeur et elle t’avait dégagé jusqu’aux épaules quand l’hélico est arrivé. Ton visage semblait cyanosé, et tu étais « polyfracturé » : vingt minutes d’acharnement sur ta bouche et ta poitrine ne t’ont pas rendu le souffle, c’est ton cadavre qu’ils ont, avec une Mado frissonnante, hélitreuillé. Mais le C.R.S. qui assistait mardi à la cérémonie, et que nous avons avidement interrogé, a été formel : il était revenu le lendemain sur les lieux de l’accident, il avait pris des photos et fait des relevés de neige, tu n’avais commis aucune faute, lui-même ce jour-là aurait emprunté ce vallon… Pour nous, quel soulagement !
En montagne, il n’y a pas de risque-zéro. Merci à toi Jean-Claude (Serre) de l’avoir rappelé plus haut sur ce blog, dans un témoignage passionnant car technique : tu guettes la montage sur « Skitour », tu auscultes ses états successifs pour prévenir le risque de vos randos familiales, et tu observes aussi qu’on ne peut totalement être sûr, qu’on joue toujours ses sorties à la roulette et que toi et les tiens avez plus d’une fois franchi la « ligne rouge » – ou blanche, cet invisible pointillé au-delà duquel la neige ne répond plus de rien.
Tu ajoutes je crois, ou je songe en te lisant, que ce risque fait justement partie de l’attirance invincible qu’exerce la montagne. Les Grenoblois observent en permanence, du fond de leur cuvette, ces merveilleuses jupes qui festonnent les flancs de Belledonne, la Dame blanche qui hante leurs rêves et vers laquelle ils s’élancent au matin, pleins d’amour et d’ardeur, d’ambition et d’extase, dès que le temps le permet. Belledonne fascine Grenoble ; la ville couchée, tassée au pied de ce massif y trouve son poumon, son défi vertical, sa revanche inépuisable de légèreté, de liberté, de respirations et de vues également brûlantes, grisantes, arrachées à la vie terne et traînante d’en bas…
Combien de morts dans Belledonne depuis le premier janvier ? Un par semaine environ, sans compter les blessés, il suffit d’observer dans notre ciel les passages d’hélicoptère pour prendre une mesure relative de la casse. Cela n’arrête pas l’élan de tous ceux qui repartent à l’assaut, sans même attendre le dimanche, rusant avec les RTT, avec les contraintes du travail ou l’école des enfants (retour impératif en bas avant cinq heures !). Belledonne est un peu notre Moby Dick, la mythique baleine blanche imaginée par Melville qui focalise et attise le rêve des hommes enfermés dans leur nacelle mystique, ou leur nef de fous, n’en pouvant plus de guetter les yeux pleins de fièvre l’horizon où soudain « elle souffle ! ». Ou encore, on peut songer à la tauromachie : ce qu’aime l’amant des cimes, n’est-ce pas cette part de danger chaque jour remis à plus tard, provisoirement déjoué ou infligé aux autres ?
On cite souvent dans L’Âge d’homme de Michel Leiris cette page où il dit n’estimer un livre que s’il y passe la « corne de taureau ». La remarque peut s’étendre à d’autres activités, notamment à ces jeux baptisés par Caillois « illinx » parce qu’ils sont sources de vertige, et peuvent côtoyer la mort – qui leur confère tout leur prestige. Nous demeurons fascinés dans la corrida par l’art ou la science de l’homme qui, par les mêmes gestes, provoque, entretient et détourne les mouvements désordonnés de la bête, métamorphosés en grâce aérienne, en danse fluide ; l’énergie furieuse du taureau s’y lie au corps étincelant de son maître, l’ordre s’enchaîne impeccablement à la force brute, l’explosion a trouvé son moteur. Les inépuisables figures de ce couple typiquement antagoniste-complémentaire dessinent une économie de la force brute sublimée en pantomime légère, un art impérieux dessine ses arabesques au bord de ce qui pourrait à chaque pas le détruire.
De même le skieur trace ses courbes gracieuses au contact de ces surplombs neigeux qui menacent de l’engloutir, et sa caresse est cathartique : voilà, cimes bêtement arrêtées, fronts gelés, crêtes empêtrées, cascades immobilisées suspendues par le gel…, ce que je vous fais, le beau paraphe de ma course, un pied-de-nez au vertige, la réponse de mon ardeur à votre sommeil minéral. Le skieur réveille la montagne, il la signe comme certains tagueurs s’aventurent en ville, la nuit, sur des murs dangereux au péril de la chute. Ou plutôt il la lutine et l’enroule de sa danse légère, s’accouple à elle comme le papillon autour de la lampe, ivre de cet excès de pureté, de clarté.
Il n’y a plus d’hiver. Ce matin il fait gris et tiède, une pluie maussade tombe là-haut sur la neige. C’est bien fait.
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