Silvio Berlusconi, requiem pour un Condottiere (1)

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J’avais, dans ma Crise de la représentation (La découverte, réédition poche corrigée et augmentée 2019), consacré un chapitre à la conquête des médias, en y faisant figurer cette prosopopée imaginaire du héros transalpin :

« On ne m’appelle pas pour rien Il Cavaliere. Je suis un condottiere autrement méritant que François Sforza (1401-1466) qui, nous dit Machiavel, ‘passa de la condition privée à celle de duc de Milan’. Je suis moi aussi parti de Milan, où j’habite toujours avec ma famille sur la colline d’Arcore cette villa de cent-quarante cinq pièces, propriété des marquis Casati Stampa di Soncino au XVIIIème siècle, et je ne la quitterai que pour le mausolée bâti pour moi dans le jardin. Depuis la capitale de la finance, je ne me suis pas contenté de conquérir la Lombardie, je règne sur l’Italie, et j’ai même dirigé l’Europe quand l’Union m’a confié sa présidence en juillet 2003. Je peux bien dire, sans me vanter, que je ne vois parmi les grands de ce monde que Bill Gates qui puisse me faire aujourd’hui de l’ombre. Ma fortune est estimée la vingt-cinquième du monde, et tous ceux qui m’ont d’abord traité de parvenu ont plié le genou, et mangent dans ma main. Comment ai-je conquis une pareille position, moi l’enfant d’un modeste employé de banque et d’une casalinga ? Le système que j’ai inventé mérite d’être étudié par ceux qui réfléchissent au devenir des sociétés modernes, et aux nouvelles ficelles qui relient la finance, la télévision, l’entreprise et l’autorité de l’État. Je résume, dans ce court mémoire, ce que j’ai compris avant tous les autres, car mes observations sur le nouveau cours du monde et l’expérience que j’ai acquise ne risquent pas de se démoder prochainement, bien au contraire. Mon histoire, une histoire italienne, servira longtemps à l’instruction des jeunes gens qui prétendent réussir dans les affaires, et gouverner leurs contemporains.

« Quand j’ai accédé pour la première fois à la présidence du Conseil, en 1994, l’État italien souffrait depuis plusieurs années d’une crise évidente de ses institutions, qui le représentaient de moins en moins. Mon pays ne s’était pas encore remis des pénibles années de plomb qui avaient vu le déchaînement du terrorisme, la course folle des derniers ‘brigadiers rouges’ et l’ouverture d’un coffre de voiture sur le cadavre d’Aldo Moro. Notre Parti communiste s’était effondré avec le mur du Berlin, et sa ‘refondation’ ne pouvait plus intéresser personne, cette histoire commencée en 1917 avait été définitivement jugée. L’opération Mani pulite déclenchée par les juges discréditait plusieurs hauts fonctionnaires, et menaçait les cadres dirigeants des autres partis ; mon ami Craxi et ses deux partenaires du CAF étaient en première ligne ; j’étais visé moi aussi, et j’ai compris en 1993 que si je ne me lançais pas dans la conquête du pouvoir, j’étais bon pour la taule. Tous les observateurs se sont demandé comment, en quelques mois, j’ai mis sur pied un parti inconnu, Forza Italia, et comment ce parti, uni au sein du ‘Pôle des libertés’ avec la Ligue du Nord de Bossi et l’Alliance nationale, a remporté la majorité absolue aux élections de mars. Ce que ne comprennent pas nos politologues, c’est que je n’avais rien improvisé du tout ; j’avais commencé ce travail dans l’immobilier milanais, où j’ai connu mes premiers succès dans les années soixante, avant d’étendre mon empire à la télévision commerciale et à la finance. J’ai appliqué à tous mes projets les mêmes méthodes avec le même foudroyant succès, qui n’étonne que ceux qui ne veulent rien comprendre au monde moderne – ou, comme disent quelques sociologues de Bologne, ‘postmoderne’. Ma méthode est pourtant simple et je lui dois un de mes surnoms, il tessitore : il s’agit de savoir tisser.

« Si vous examinez les opérations successives qui ont fait de moi l’homme que vous savez, vous trouverez au long de ma carrière une surprenante continuité de pensée. C’est elle que j’ai résumée en écrivant dans mon livre d’images, ou plutôt mon roman-photo, Una Storia italiana : ‘Je suis un rêveur pragmatique’. Mon action tout entière est comprimée dans cette formule : j’ai voulu faire rêver mon pays, et je continue d’accompagner et d’alimenter son rêve. Attention, je ne parle pas de rêves inaccessibles, comme ceux que proposaient les idéologies des partis défunts, ni du rêve qui vagabonde, ou qui s’évapore, mais des rêves ciblés, dirigés, ceux que nous montre la publicité et qui retombent en objets concrets, en achats. La plupart des gens qui affichent leur intelligence et leur culture vous diront que le rêve est déposé dans les œuvres immortelles de l’humanité, et qu’on doit pour y accéder longuement fréquenter l’école, les bibliothèques, les cinémas et les musées. Je peux moi aussi goûter Michel-Ange, Dante ou Fellini, mais j’ai compris et je répète, depuis que je fais mon métier, que le rêve populaire malheureusement ne passe pas par là. Mon premier job, quand j’étudiais encore à la faculté de droit, a été d’aller faire le chansonnier dans les caves de Milan et d’accompagner des croisières sur l’Adriatique ; je tenais la contrebasse et, oui, je chantais ! J’ai toujours adoré la chansonnette, mais croyez-moi, je ne suis pas le seul, et le cabaret vaut l’université pour comprendre ce que les gens désirent voir et entendre, et ce qui les fait rire, ou pleurer. C’est ça que j’appelle le rêve : la scène qui fait briller les yeux, et que n’importe qui peut, sans être très riche, payer un soir à sa famille.

 « Ces débuts dans les variétés, assez modestes je l’accorde, m’ont servi dans ma première opération d’envergure : vendre à Milan des appartements ‘sur plans’, je veux dire sans rien montrer de concret au client, rien que du rêve justement, en l’amenant à construire avec vous son intérieur, à projeter tout ce qui résume son futur bonheur. Quand j’ai lancé dans les années soixante la cité idéale de Milano 2, comme une réalisation de l’île d’utopie de Thomas More (un de mes textes de chevet, j’en ai préfacé l’édition), j’ai ramifié et décliné le rêve dans une foule de prestations de prestige, mais aussi dans des services pratiques de proximité : une église, trois écoles maternelles, quinze kilomètres de pistes cyclables, et surtout, surtout ! un studio de télévision locale, Telemilano Cable qui a commencé d’émettre le 24 septembre 1974. Voilà ce qui s’appelle tisser ! Ce premier réseau de télévision commerciale, que j’ai étendu ensuite à Milan, puis par la voie hertzienne à l’Italie du Nord, est devenu Canale 5 ; il proposait des jeux bien sûr, de la musique, et on y faisait au jour de jour la promotion des rayons du supermarché voisin. Les habitants regardaient ma télévision parce qu’elle leur parlait d’eux, et qu’elle proposait des services pratiques : comment acheter moins cher, avec qui jouer aux cartes, où s’adresser pour faire garder ses enfants… Pour résumer ma démarche, j’ai toujours cherché à identifier le rêve de mes concitoyens. Pas le rêve abstrait, métaphysique, mais celui qui aboutit en achats de services et d’objets ; j’ai donc identifié ces objets en les proposant concrètement sur le marché, en faisant leur promotion par la télévision, puis, avec la TV toujours, j’ai fait en sorte d’assurer un certain suivi dans la consommation par des services de proximité et d’après vente. Dans ce nouveau paysage, la télévision n’est pas un objet ni une activité solitaires mais l’objet qui montre les autres objets, et l’activité qui tisse, qui relie entre elles toutes les activités. Le succès ne va pas aux entreprises isolées mais toujours au packaging ; et comment packager quoi que ce soit aujourd’hui sans passer par la télévision ?

« Concrètement je vous le demande, qu’est-ce qui fait rêver nos contemporains ? Le sport, la consommation, la maison. Tout ça passe par le poste de télévision. J’ai très vite compris l’importance du sport. Où voyez-vous encore les gens agiter spontanément des drapeaux ? Au stade. Le plus beau cadeau que m’a fait Bettino Craxi, qui m’a toujours aidé tant qu’il dirigeait le Parti socialiste, ce n’est pas de m’avoir introduit auprès de son ami Mitterrand pour m’embarquer dans la lamentable aventure de la cinquième chaîne – malgré leur président qui était en avance, les Français ne comprennent rien à la TV commerciale – non, c’est l’année suivante, en 86, quand il m’a permis d’accéder à la présidence du Milan AC. J’ai marqué ce jour-là l’un des plus beaux buts de ma carrière ! Une équipe qui gagne, des tifosi enthousiastes qui acclament l’équipe des azzurri, c’est le plus moral des spectacles, et c’est ce que les gens aiment par-dessus tout. C’est pareil avec l’entreprise, ou les belles maisons : pour s’attacher les gens, il faut leur donner en permanence l’image concrète du succès. Ils plébiscitent les condottieri et ils en redemandent partout : dans la finance, dans les jeux du cirque, à la tête de l’État…

« Pour tisser mon réseau de télévision, je dois également remercier les gauchistes qui ont été mes meilleurs alliés. Les gens étaient fatigués et inquiets, je l’ai dit, de la violence des années de plomb ; ils ont adoré ma télévision où l’on n’avait pas le droit de montrer les actualités, pour ne pas concurrencer la RAI, donc pas d’accidents, de guerres ni de catastrophes, seulement des sourires, de la bonne ambiance et des jeux ! Le divertissement ne fatigue pas les enfants et la ménagère avec la politique, et il ne fait pas d’histoires. Mais surtout, les soixante-huitards identifiaient, à juste titre, le monopole de la RAI avec la dictature politique de l’État, et ils réclamaient à grands cris la libération des ondes. C’est exactement ce que souhaitaient au même moment les entreprises empêchées de passer leurs publicités sur la RAI – pour ne pas faire, là encore, de concurrence aux recettes de la presse ! Bref, il fallait briser tous ces carcans d’un autre âge, et c’est ce que nous avons fait en alliant l’entreprise libérale aux gauchistes libertaires : plus de quotas publicitaires, liberté d’émettre et d’implanter partout des stations ! La bataille a été rude, mais l’Italie comptait 1200 télévisions locales dès 1980. Mes concurrents pullulaient, mais il leur manquait heureusement une bonne expérience de la télévision commerciale ; en confondant le remplissage des écrans avec la culture livresque, Rizzoli et Mondadori ont failli couler leurs maisons. J’ai racheté et réuni leurs chaînes au sein de la Fininvest en 1984, et les budgets publicitaires gérés par Publitalia pour Canale 5, Rete 4 et Italia Uno se sont trouvés bientôt multipliés par soixante-dix !

(à suivre)

2 réponses à “Silvio Berlusconi, requiem pour un Condottiere (1)”

  1. Avatar de Gérard
    Gérard

    Mon commentaire

    Belle prosopopée du Cavalier qui va se terminer par un « Pfuitt ! »
    Faire scène avec le tisserand italien sans tomber dans l’obscénité, fût-elle démocratique, pourquoi pas?
    Un petit cénacle de gens cultivés qui s’intéressent à la chose serait bien inspiré, peut-être, de laisser s’exprimer le pasteur.
    A voir ou à re-voir!
    Qu’en pensez-vous Maître?

    Bonne journée de fin de saison.

    Gérard

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Pardon Jacques pour cette validation tardive, je n’ai pas régulièrement accès à mon ordinateur ces jours-ci…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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