Silvio Berlusconi, requiem pour un Condottiere (2)

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« (…) Si je n’avais pas dirigé autant de télévisions, jamais je n’aurais dirigé le gouvernement. Mes adversaires croient qu’il suffit de tenir les médias pour accéder au pouvoir politique mais c’est une erreur grossière ; ce qui compte pour réussir avec les médias, c’est la compréhension du rêve des gens, je veux dire : d’avoir appris à programmer ce rêve. Dans les années 60-70, la télévision publique avait une vision descendante et scolaire de ce qui convenait au ‘peuple’, et elle s’organisait autour de quelques grands messages : l’information, le patrimoine culturel, une vision haute de la classe politique et de l’État. Ma néo-télévision commerciale prend le contre-pied de la RAI, et nous avons remplacé ce peuple par les gens. La gente n’est pas pour nous un élève sagement assis chez lui, mais un invité bienvenu sur nos plateaux, et nous construisons l’émission autour de sa présence : il a le sentiment d’entrer dans l’écran et d’être le héros de cette télévision où il peut parler de sa famille à sa famille, présenter son quartier, gagner une cafetière ou un voyage aux Antilles… La proximité, la convivialité et les bons sentiments sont nos mots d’ordre et croyez-moi, ça marche ! Au fond, j’ai systématiquement pratiqué la contre-programmation, un job dans lequel il ne faut pas hésiter à noircir l’adversaire : la RAI, c’était le monopole étatique, donc le communisme, et nous la liberté ! Voulez-vous des slogans de cette époque ? ‘Nous faisons vendre, la RAI fait dépenser’, ‘Nous avons le soleil en poche’ – d’accord, c’est simpliste, et nous avons barbouillé nos concurrents de couleurs criardes comme des cibles de foire… On ne gagne sur ce terrain qu’avec des idées que la casalinga, la mère de famille qui nous regarde coincée entre la casa et la chiesa, peut immédiatement saisir. Il faut, comme la publicité qui découpe clairement ce que les gens aiment, montrer aux gens ce qu’ils détestent en ciblant clairement l’adversaire. 

« En 94, j’ai donc ‘contre-programmé’ ma campagne pour proposer une véritable alternative face à ces militants usés et décrédibilisés, et surtout pas un remake du vieux film : nous devions afficher du rêve, de l’utopie, et un personnel politique résolument neuf. Alors que le PCI était devenu l’ombre de lui-même, j’ai continué à agiter le spectre du communisme et de l’État-despote. C’est ainsi que, quand la RAI m’a proposé d’affronter le socialiste Francesco Rutelli dans un duel télévisé, je l’ai carrément récusé en exigeant le communiste d’Alema, comme s’il était le dirigeant  principal de la coalition de l’Olivier. Cette opposition droite-gauche est devenue complètement obsolète, mais le vieil épouvantail fait toujours son effet sur les partisans de Don Camillo et les paysans du Mezzogiorno. À l’intention des autres, je préfère jouer l’entreprise contre l’État, la liberté et l’audace contre la paralysie des plans et des bureaux.

« De la contre-programmation télévisuelle à celle des élections de 94, le pas a été vite franchi ! Et là, nous avons encore innové. Créé en quatre mois, Forza Italia décalquait le profil de ses adhérents sur les critères de l’entreprise et du sport. Pour effacer de la mémoire et des cœurs l’État lourd, et nous démarquer de la grisaille politicienne, mon agence Publitalia a sélectionné les 267 candidats de F.I. en alignant la représentation parlementaire sur le ‘représentant’ au sens de nos voyageurs de commerce : cool, propre et bronzé. Avanti ! Il nous fallait des postulants jeunes, moralement insoupçonnables, aux idées bien sûr libérales et qui ne regardent jamais en arrière ; surtout pas d’anciens militants – nous avons systématiquement écarté ceux qui avaient déjà une expérience des partis. Pas de mains moites ni de visages en sueur, pas de chaussettes courtes, ni barbes ni moustaches, jamais de cigarette, portez de préférence des couleurs sombres, ne serrez pas trop fort les mains, blaguez, restez décontractés et surtout : souriez ! Quand je pense à ce pauvre Bérégovoy, pourtant Premier ministre, avec ses socquettes de métallo… Le débat politique se joue à la hauteur des mi-bas, et les miens sont toujours impeccablement remontés. Je me suis forgé ce corps commercial, packagé TV, et j’exige le même de ceux qui me représentent. Mes adversaires peuvent bien se moquer de mes ‘berlusclones’, ils ne comprennent rien au nouveau modèle de la représentation et au design de la marque : ce qui est bon pour le marketing est excellent à la télévision, et meilleur encore pour notre politique. Acheter, zapper d’une chaîne à l’autre, voter pour un parti – il est évident que ces trois comportements n’en font qu’un ; le citoyen qui hésite devant l’isoloir n’est jamais qu’un consommateur poussant son caddie entre les marques.

« Le plus drôle, c’est le slogan avec lequel mes adversaires du vieux PCI ont cru alors me barrer la route : ‘Ragiona Italia, raisonne Italie !’ Il y a vraiment de quoi rire. Les mêmes demandaient où était mon ‘programme’, comme s’ils n’avaient jamais regardé Canale cinque ! Mon programme est écrit pour tous et tous les jours, 24/24 et 7/7 dans les grilles de mes chaînes. Ce que je propose correspond point pour point à la demande des téléspectateurs ou des consommateurs, j’ai même confié la tâche à l’une de mes sociétés, l’institut Diakron, d’étalonner chaque semaine cette demande pour nous ajuster à elle. Bottom/up, c’est le mouvement ascendant de la démocratie, et la définition du buongoverno. Entre nous, savoir ce que les gens aiment n’est vraiment pas sorcier, il suffit d’être sensible aux tendances de la pub et de feuilleter les magazines. Quelle est la meilleure image ? C’est la plus réclamée au facteur quand il vend ses calendriers ; le meilleur film, celui qui cartonne au box-office, point barre. Et ne venez pas m’embêter avec la ‘démocratie des sondages’ ou le reproche du ‘mercantilisme’, reconnaissez, si vous êtes démocrate, que le marché représente le vote au quotidien de millions de gens, et qu’il a donc toujours raison. Prenez l’exemple de la Bourse – et je vous rappelle que Milan est chez nous la capitale de la Bourse : quelle est la vraie, la seule valeur d’une action, sinon le prix qu’elle reçoit aujourd’hui ? C’est comme la raison du vote, avec une voix de plus, la majorité est la majorité et il n’y a plus à récriminer. 

« On me dira qu’avec le développement de la TV commerciale, qui diffuse sur le réseau jusqu’à cent films par jour, notre cinéma a perdu les deux tiers de ses recettes et la moitié de ses salles ? Un Français, Jack Lang je crois, m’a même expliqué comment eux avaient sauvé leur cinéma par je ne sais quel système de quotas, d’avances sur recette et de reversements du prix des places. Arrogance transalpine ! Il faut pour ça un État fort,  et le nôtre est creux. Je veux bien passer pour le fossoyeur du cinéma italien si l’on m’accorde le formidable essor de notre télévision commerciale, qui nous recentre sur les valeurs qui comptent aujourd’hui, le sport, l’entreprise, les variétés, la famille. Ce n’est pas rien de les faire entrer tous les jours dans chaque foyer comme l’eau et le gaz. Non, le chiffre qui chiffonne, c’est le classement de l’Italie dans le monde pour la liberté de la presse : 78ème, quelque part entre les Somaliens et les Bulgares… Je me demande quelle bureaucratie fabrique ces statistiques et qui s’y intéresse, à part la petite Guzzanti pour gonfler son mauvais film ? Un pareil chiffre ne concerne pas nos téléspectateurs, d’ailleurs la Commission de contrôle et mes présidents de chaînes s’en occupent : si l’information n’apparaît nulle part – Pfuitt ! »

5 réponses à “Silvio Berlusconi, requiem pour un Condottiere (2)”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour, cher improbable lecteur!

    En relisant la fin de la prosopopée du Cavalier et les trois exigences formulées par l’auteur à la fin de son chapitre sur le « On » s’emparant de la scène, dans son livre mentionné « La crise de la représentation », je ne puis m’empêcher de me référer tout de suite à la fable de notre bon Jean de La Fontaine « Les grenouilles qui demandent un roi »

    La gente (sic) du Condottiere, invité bienvenu sur les plateaux de télévision est-elle comparable à la gent marécageuse fort sotte et fort peureuse de la fable? Même gent coassante sans doute…Rien de nouveau sous le soleil de nos démocraties. A part la française, peut-être, quand le prince prend la plume pour en appeler au peuple, comme par exemple, à la fin des années septante avec « Démocratie française ». Mais le peuple de Paris et de la France des clochers, lit-il vraiment? Il y a ceux « dans le coup » qui mettent le livre dans le salon, bien visible, et d’autres qui le jugent sans l’avoir lu et s’en vont le critiquant à tout bout de champ. Peut-être plus grave, il y a les élites, ceux qui écrivent, publient et qui considèrent comme quantité négligeable ce qui fait l’âme d’un pays et la vision qui l’auréole.

    Alors que faire en France quand un concert de voix, en quête de célébrité, s’empare de la scène télévisuelle?

    Que peuvent les « nouvelles technologies » face à la dé-civilisation, à la perte de repères dans ce monde devenu stone? Ne sont-elles pas aussi, souventes fois, complices de cette propagande sans foi ni loi?

    Monsieur Berlusconi se prend pour un tisserand : « Voilà ce qui s’appelle tisser », page 45 de « La crise de la représentation ». Et le berger, le pasteur où est-il, mon bon Seigneur? En fait, qu’est-ce qu’un chef, les amis?

    Vous connaissez, nous connaissons la réponse judicieuse « en toute Majesté » du rédacteur en chef avec celles particulièrement pertinentes que nous pouvons relire dans le n° 12 de la revue « Médium », où l’on se plaît à citer sur le sujet « Le Politique » de Platon. En ce temps-là, je recevais, à la maison, un très médiatique auteur qui donna dans la foulée, conférence au village. Ce même jour – est-ce par hasard? – le facteur m’apportait non point un courriel mais une lettre de Toulon, envoyé par un Aramis d’Annecy, professeur aux champs, qui m’invitait à la distance, à la réserve.

    La revue s’en est allée et mon visiteur, conférencier habile, auteur d’un livre préfacé par Jacques Attali, fait peau neuve, aujourd’hui, dans une université marocaine.

    Créer du lien et pour le faire, ce lien, il faut un lieu. Un colloque à la fondation des Treilles ou à Cerisy-la-Salle entre ceux qui savent, c’est bien sans doute pour les gens qui sont du voyage mais pour ceux d’en-bas, macache!

    A peine, peut-être, ont-ils le temps de laisser sur les bancs de la Sorbonne ou d’ailleurs, une bouteille de pinard pour leur professeur préféré, vu à la télé, et de s’en retourner bien vite auprès de leur arbre, sans la moindre explication.

    Très cher nautonier de ce blogue, ne vous défilez pas, répondez à la question des gens du peuple :

    Qui nous fera oublier le triste « Monsieur Tout-le-Monde » dénoncé par notre non moins cher Umberto Eco?

    Un lointain écho lui répond par ses lettres permutées : « Tu es le mouton endormi ».

    Puisse Silvio dans ses limbes nous entendre et nous donner la main… sur d’autres plateaux!

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Riche commentaire chère Kalmia, toujours à votre manière légèrement crypté… Il me faudra donc ruminer un peu avant de vous répondre.

  2. Avatar de Roxane
    Roxane

    Ruminations matutinales.

    Eh bien oui, que serait-on sans la chansonnette?

    Et ceux qui en goûtent la substantifique moelle sont-ils des fans qui achètent des disques ou des entrées de scène?

    Sur l’étagère, « Le pouvoir intellectuel en France » et « Il est libre Max » !…

    Et d’écouter-voir régulièrement la chaîne TV privée d’une famille de la résistance où l’on ne peut accepter la déliquescence de notre langue malmenée par des gens confortablement payés qui font leur « politique »?

    A des parsecs de la télévision du chef italien qui a lu N.Machiavel et trouverait normal que la jeunesse française, au nom de la soi-disant évolution de la langue, parle et écrive n’importe comment, guidée par ses délires, que dire, que faire, qu’imaginer à l’intérieur des terres, professeur honoraire, menuisier ou simple paysan?

    Les « Nouvelles technologies » avec maintenant le « Chat GPT » caressé sur les plateaux de TV par Laurent Alexandre, font rêver les gens, désormais scotchés sur cette idée de progrès qui va les libérer du boulot et leur permettre de s’allonger sur le sable à longueur d’année…Elle n’est pas belle la vie!

    Quant aux odeurs du Chat artificiellement intelligent, mêlées à celles des vaches qui polluent l’atmosphère d’après les sages d’une certaine Cour qui n’est pas celle d’une ferme, qui peut ne pas ressentir un sentiment de révolte en tel magma de culs de basse-fosse?

    L’IA ou intelligence artificielle qui ne veut pas dire « Intuitions atomistiques » si chères à Gaston Bachelard, est-elle en mesure de nous apporter la délivrance entrevue par l’esprit français, au delà des considérations machinales?

    A la ville ou à la campagne, essayez de répondre, cher lecteur!

    Roxane

  3. Avatar de M
    M

    Bonjour!

    Vraiment, pas de chance!

    Je viens d’interroger l’ordinateur le plus intelligent qui soit, mais il n’a pas trouvé, le bougre!

    Quel est l’antonyme de « Requiem »? Il n’en sait rien.

    Dieux, quel grand dam! C’était pour le titre d’un propos en rapport avec un sujet d’actualité, à savoir la visite, à cette heure, de Mme Giorgia Meloni, en France.

    Mais notre maître, sans canette à la main et la loi morale gardée en son for intérieur, tel un Emmanuel philosophe, saura, peut-être, nous offrir par ces temps de tristesse et de désespérance, un titre formidable :

    « La ballade des gens heureux »

    Au delà des paroles de l’exorciste de « La bière » :

    « C’est plein d’horizons à vous rendre fous
    Mais l’alcool est blond et le diable est à nous
    Les gens sans Espagne ont besoin des deux
    On fait des montagnes avec ce qu’on peut
    Ça sent la bière de Londres à Berlin
    Ça sent la bière, donne-moi la main » (Jacques Brel)

    De Rome à Paris, une belle histoire d’eau et de rêves n’est peut-être pas impossible…
    A votre plume chantante, cher professeur!

    M

  4. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonjour !

    Ce billet en deux parties « Silvio Berlusconi, requiem pour un condottiere » est inspiré, selon l’auteur, par la lecture de Pierre Musso, Berlusconi, le nouveau prince (éditions de l’Aube, 2003) et par le film de Sabina Guzzanti, Viva Zapatero ! (2005). (Médium n° 7, second trimestre 2006, page 184)
    Il a, dans cette revue, pour titre initial « Berlusconi, la marche du « cavaliere ». Cette précision peut intéresser les personnes qui s’en donnent à cœur joie dans les symptômes éditoriaux sur tel ou tel sémaphore de l’esprit du temps, si tant est qu’il y ait encore sur les rivages de la médiologie, des navires en vue…
    Bon second semestre deux mille vingt-trois, à tous.

    Gérard

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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