« (…) Si je n’avais pas dirigé autant de télévisions, jamais je n’aurais dirigé le gouvernement. Mes adversaires croient qu’il suffit de tenir les médias pour accéder au pouvoir politique mais c’est une erreur grossière ; ce qui compte pour réussir avec les médias, c’est la compréhension du rêve des gens, je veux dire : d’avoir appris à programmer ce rêve. Dans les années 60-70, la télévision publique avait une vision descendante et scolaire de ce qui convenait au ‘peuple’, et elle s’organisait autour de quelques grands messages : l’information, le patrimoine culturel, une vision haute de la classe politique et de l’État. Ma néo-télévision commerciale prend le contre-pied de la RAI, et nous avons remplacé ce peuple par les gens. La gente n’est pas pour nous un élève sagement assis chez lui, mais un invité bienvenu sur nos plateaux, et nous construisons l’émission autour de sa présence : il a le sentiment d’entrer dans l’écran et d’être le héros de cette télévision où il peut parler de sa famille à sa famille, présenter son quartier, gagner une cafetière ou un voyage aux Antilles… La proximité, la convivialité et les bons sentiments sont nos mots d’ordre et croyez-moi, ça marche ! Au fond, j’ai systématiquement pratiqué la contre-programmation, un job dans lequel il ne faut pas hésiter à noircir l’adversaire : la RAI, c’était le monopole étatique, donc le communisme, et nous la liberté ! Voulez-vous des slogans de cette époque ? ‘Nous faisons vendre, la RAI fait dépenser’, ‘Nous avons le soleil en poche’ – d’accord, c’est simpliste, et nous avons barbouillé nos concurrents de couleurs criardes comme des cibles de foire… On ne gagne sur ce terrain qu’avec des idées que la casalinga, la mère de famille qui nous regarde coincée entre la casa et la chiesa, peut immédiatement saisir. Il faut, comme la publicité qui découpe clairement ce que les gens aiment, montrer aux gens ce qu’ils détestent en ciblant clairement l’adversaire.
« En 94, j’ai donc ‘contre-programmé’ ma campagne pour proposer une véritable alternative face à ces militants usés et décrédibilisés, et surtout pas un remake du vieux film : nous devions afficher du rêve, de l’utopie, et un personnel politique résolument neuf. Alors que le PCI était devenu l’ombre de lui-même, j’ai continué à agiter le spectre du communisme et de l’État-despote. C’est ainsi que, quand la RAI m’a proposé d’affronter le socialiste Francesco Rutelli dans un duel télévisé, je l’ai carrément récusé en exigeant le communiste d’Alema, comme s’il était le dirigeant principal de la coalition de l’Olivier. Cette opposition droite-gauche est devenue complètement obsolète, mais le vieil épouvantail fait toujours son effet sur les partisans de Don Camillo et les paysans du Mezzogiorno. À l’intention des autres, je préfère jouer l’entreprise contre l’État, la liberté et l’audace contre la paralysie des plans et des bureaux.
« De la contre-programmation télévisuelle à celle des élections de 94, le pas a été vite franchi ! Et là, nous avons encore innové. Créé en quatre mois, Forza Italia décalquait le profil de ses adhérents sur les critères de l’entreprise et du sport. Pour effacer de la mémoire et des cœurs l’État lourd, et nous démarquer de la grisaille politicienne, mon agence Publitalia a sélectionné les 267 candidats de F.I. en alignant la représentation parlementaire sur le ‘représentant’ au sens de nos voyageurs de commerce : cool, propre et bronzé. Avanti ! Il nous fallait des postulants jeunes, moralement insoupçonnables, aux idées bien sûr libérales et qui ne regardent jamais en arrière ; surtout pas d’anciens militants – nous avons systématiquement écarté ceux qui avaient déjà une expérience des partis. Pas de mains moites ni de visages en sueur, pas de chaussettes courtes, ni barbes ni moustaches, jamais de cigarette, portez de préférence des couleurs sombres, ne serrez pas trop fort les mains, blaguez, restez décontractés et surtout : souriez ! Quand je pense à ce pauvre Bérégovoy, pourtant Premier ministre, avec ses socquettes de métallo… Le débat politique se joue à la hauteur des mi-bas, et les miens sont toujours impeccablement remontés. Je me suis forgé ce corps commercial, packagé TV, et j’exige le même de ceux qui me représentent. Mes adversaires peuvent bien se moquer de mes ‘berlusclones’, ils ne comprennent rien au nouveau modèle de la représentation et au design de la marque : ce qui est bon pour le marketing est excellent à la télévision, et meilleur encore pour notre politique. Acheter, zapper d’une chaîne à l’autre, voter pour un parti – il est évident que ces trois comportements n’en font qu’un ; le citoyen qui hésite devant l’isoloir n’est jamais qu’un consommateur poussant son caddie entre les marques.
« Le plus drôle, c’est le slogan avec lequel mes adversaires du vieux PCI ont cru alors me barrer la route : ‘Ragiona Italia, raisonne Italie !’ Il y a vraiment de quoi rire. Les mêmes demandaient où était mon ‘programme’, comme s’ils n’avaient jamais regardé Canale cinque ! Mon programme est écrit pour tous et tous les jours, 24/24 et 7/7 dans les grilles de mes chaînes. Ce que je propose correspond point pour point à la demande des téléspectateurs ou des consommateurs, j’ai même confié la tâche à l’une de mes sociétés, l’institut Diakron, d’étalonner chaque semaine cette demande pour nous ajuster à elle. Bottom/up, c’est le mouvement ascendant de la démocratie, et la définition du buongoverno. Entre nous, savoir ce que les gens aiment n’est vraiment pas sorcier, il suffit d’être sensible aux tendances de la pub et de feuilleter les magazines. Quelle est la meilleure image ? C’est la plus réclamée au facteur quand il vend ses calendriers ; le meilleur film, celui qui cartonne au box-office, point barre. Et ne venez pas m’embêter avec la ‘démocratie des sondages’ ou le reproche du ‘mercantilisme’, reconnaissez, si vous êtes démocrate, que le marché représente le vote au quotidien de millions de gens, et qu’il a donc toujours raison. Prenez l’exemple de la Bourse – et je vous rappelle que Milan est chez nous la capitale de la Bourse : quelle est la vraie, la seule valeur d’une action, sinon le prix qu’elle reçoit aujourd’hui ? C’est comme la raison du vote, avec une voix de plus, la majorité est la majorité et il n’y a plus à récriminer.
« On me dira qu’avec le développement de la TV commerciale, qui diffuse sur le réseau jusqu’à cent films par jour, notre cinéma a perdu les deux tiers de ses recettes et la moitié de ses salles ? Un Français, Jack Lang je crois, m’a même expliqué comment eux avaient sauvé leur cinéma par je ne sais quel système de quotas, d’avances sur recette et de reversements du prix des places. Arrogance transalpine ! Il faut pour ça un État fort, et le nôtre est creux. Je veux bien passer pour le fossoyeur du cinéma italien si l’on m’accorde le formidable essor de notre télévision commerciale, qui nous recentre sur les valeurs qui comptent aujourd’hui, le sport, l’entreprise, les variétés, la famille. Ce n’est pas rien de les faire entrer tous les jours dans chaque foyer comme l’eau et le gaz. Non, le chiffre qui chiffonne, c’est le classement de l’Italie dans le monde pour la liberté de la presse : 78ème, quelque part entre les Somaliens et les Bulgares… Je me demande quelle bureaucratie fabrique ces statistiques et qui s’y intéresse, à part la petite Guzzanti pour gonfler son mauvais film ? Un pareil chiffre ne concerne pas nos téléspectateurs, d’ailleurs la Commission de contrôle et mes présidents de chaînes s’en occupent : si l’information n’apparaît nulle part – Pfuitt ! »
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