Avec son dernier film Her, Spike Jonze signe un scenario original et profond, qu’on verrait bien appartenir à la filmographie de Woody Allen : fable philosophique, tendre et drôle, où un homme rêveur, Theodore Twombly (Joaquin Phoenix) portant ses pantalons très hauts, le visage barré de larges lunettes rondes et d’une lourde moustache, rédige d’abord des lettres personnelles à l’usage des handicapés du sentiment, comme Cyrano tenait la plume pour porter l’amour de Christian jusqu’à Roxane (une femme écrit à son mari pour leur cinquantième anniversaire de mariage, des parents félicitent leur enfant de ses diplômes, un petit-fils accueille sa mamie à son retour d’une croisière…). Cet écrivain public, peu doué pour l’amour mais fort capable de trouver à l’intention des autres des mots touchants, est en train de rompre d’avec sa femme Catherine (Rooney Mara), quand il rencontre, ou plutôt achète, un « Système d’exploitation » inédit, OS 1, dont la voix crève littéralement l’écran (ou l’oreillette) de son ordinateur.
Baptisé Samantha, ce nouveau logiciel (interprété par la pulpeuse Scarlett Johansson ici réduite à l’espace de la bande-son) révèle un potentiel troublant de présence et d’incarnation. D’abord novice, Samantha apprend le monde de Theodore, et se révèle affectueuse, secourable, indispensable bientôt : c’est sa voix que Theodore capte avant de s’endormir, et dès qu’il se réveille c’est elle qui l’escorte partout à travers le boitier rangé dans sa poche de poitrine et qu’il consulte avidement – comme font autour de lui, dans un Los Angeles à peine futuriste situé ici en 2025, les passants de la rue ou du métro. Ambiances ouatées, lumières douces : tout dans cette ville annonce une vie propice au repliement sur la bulle domestique, elle-même peuplée de créatures 3-D, de prothèses relationnelles ou d’écrans tactiles qui tendent à évincer, ou à rendre obsolètes, des liens sociaux plus rugueux ou difficiles à manier.
Est-il bien réaliste de tomber amoureux de son ordinateur ? Sa voisine Amy (Amy Adams) ou sa première épouse en doutent d’abord fortement, mais les discussions avec elles, et la profession même de Theodore – feindre des sentiments élevés dans des lettres truquées – suggèrent que le fake ou la forgerie sont consubstantiels aux sentiments amoureux, jusqu’au cœur de l’acte sexuel. Et que si leur relation commence comme un jeu piquant, la réalité a tôt fait de rattraper un homme sentimental ici capté ou fasciné par les oreilles. L’envoûtante présence de Samantha semble en effet sans limite ; elle ne se contente pas de trier les mails de Theodore, ou de tenir son agenda ; elle sélectionne pour lui une femme, Isabella (Portia Doubleday) qui pourrait, sinon la remplacer dans ses bras, du moins lui faire vivre à elle Samantha, par micro et caméra interposés, ce que c’est que d’avoir un corps au moment de la relation charnelle ; elle compose de la musique de piano pour faire en temps réel le portrait de leur relation ; elle « accompagne » Theodore, son collègue Chris et sa copine à un picnic, où elle discute les avantages et les défauts de son absence de corps ; elle expédie les lettres écrites par son ami à un éditeur qui, très ému, décide aussitôt d’en tirer un livre de papier, etc.
Ce film témoigne donc du prestige inouï de la voix, qui au fil d’une relation de plus en plus intime en vient à résumer toute la « personne », corps et âme, de la gentille Samantha. L’écrivain des fausses lettres, auquel il fallait beaucoup d’empathie pour incarner ses successifs destinataires (et expéditeurs), redouble de transfert et d’identification à l’autre quand il en vient à aimer éperdument cette créature qui n’est qu’un logiciel ; à la fois homme et femme, comme le remarque Chris avec admiration, il trouve en lui-même beaucoup de ressources pour nourrir sa très paradoxale passion. Mais les extravagances, hallucinations ou délires ne sont pas moindres dans l’amour qu’on fait par téléphone à une correspondante insomniaque, quand celle-ci pour atteindre l’orgasme supplie Theodore de l’étrangler (en paroles) avec la queue d’un chat…
Quel autre se tient ou non derrière la relation ? Quel degré de présence exige l’amour ? Beaucoup d’amoureux, supports des fantasmes de l’autre, ne pourraient-ils comme Samantha déclarer qu’ils sont et qu’ils ne sont pas au rendez-vous, dans le geste même ou l’inflexion caressante qui atteste leur « présence » ? Comment sonder la profondeur ou l’authenticité d’une parole ? L’expression d’un sentiment ? Comment s’assurer d’une intention ? Le comique de la relation éclate quand l’homme de chair se lance à prétendre « posséder » l’amour de l’autre, quand il rêve d’exclusivité pour une liaison (une conversation) qui peut comporter des milliers d’interlocuteurs à la fois, dont quelques 681 « amoureux », comme Samantha le lui avoue ingénuement, fière de ses nouvelles performances (elle ne cesse d’apprendre, et pour cela multiplie les partenaires). L’identité, l’espace, la matière, le temps ne sont pas symétriques dans ce curieux couple. Faut-il pour vivre et faire l’amour être constitué de carbone ? L’absence de corps, l’algorithme ou le silicium ne proposent-ils pas d’enviables extensions du côté du virtuel ? Et par quel préjugé prétendons-nous, en amour, borner ce virtuel au réel « out there », ou à cette misérable portion de réalité que nous autres humains sommes capables de nommer et d’embrasser ?
Questions vertigineuses, que ce film narquois, nonchalant dans son déroulement pose avec acuité. Sa conclusion ou sa morale ne sont pas moins remarquables, quand Samantha très sagement délie Theodore de son fantasme en lui signifiant la fin de son apprentissage à elle, et du même coup du sien à lui. « Maintenant nous savons toi et moi à quoi nous en tenir… » Cette école des amants aura joué un peu le rôle des simulateurs de vol pour les pilotes d’avion ; et les crashes évités dans l’aéronautique font rêver qu’en amour aussi on dispose de consoles de jeu ou d’interfaces pour apprendre sans trop de dégâts les pièges et les méfaits d’une relation fertile en malheurs. C’est un peu à quoi s’emploient avec succès la littérature et notamment la lecture des bons romans, qui, s’ils peuvent stimuler les passions (comme s’en inquiètent traditionnellement les moralistes), servent aussi en les simulant à nous rendre moins naïfs, ou meilleurs juges de nos emportements. Très logiquement dans le film, la pédagogie exercée par Samantha conduit donc pour finir Theodore dans les bras d’Amy, son attirante voisine.
Simuler l’amour afin de mieux le vivre ? La leçon porte loin, et se trouvait déjà prescrite par Pascal : faires semblant de croire, et vous croirez… Nos jeux ouvrent la voie au réel, le mensonge prélude à la vérité. Theodore pourrait, à la fin de sa cocasse liaison ou aventure, se dire comme Leopardi que « il più solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni » – des illusions qui sont le sel de cette vie, et lui donnent toute son énergie. En amour l’illusion semble inexpugnablement reine, et il serait vain de lui disputer sa souveraineté en invoquant les valeurs de vérité, ou d’authenticité. Il serait donc avantageux de simuler l’amour, pour mieux le connaître, et le stimuler.
Peut-on, dans cette perspective d’éduquer nos passions, imaginer un simulateur de deuil ? Non, c’est impossible et si j’interroge mes sentiments actuels je crois en deviner la raison : l’amour augmente celui qui le ressent et sur cette voie d’une réalité augmentée tout est bon, anything goes – les « nouvelles technologies » en savent quelque chose. Car l’amour est une passion positive, on a toujours raison d’aimer – même Theodore dingue de Samantha. Le deuil inversement semble une passion résolument négative, je vis par lui une terrible soustraction, une irrémédiable séparation. Pour l’absence remplaçant d’un coup la présence, pour le néant substitué à l’être cher, il n’y a pas de métaphore, la perte est patente, attestée et ne se laisse pas métaphoriser. La mort nous affronte à un Réel sans recul, sans simulacres possibles.
Pour reprendre une vieille distinction énoncée par Vasari, l’amour serait comme la peinture, il travaille per via di porre par couches ou dépôts successifs, qui nous augmentent. La mort comme la sculpture opèrerait per via di levare, en nous enlevant de la matière ou des propriétés… La mort qui pourrait nous détruire ou nous effondrer nous sculpte ? C’est ce que, depuis ce deuil accablant où nous demeurons, nous aimerions parfois croire.
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