Je dois avouer, en cette période d’échange de vœux, avoir du mal à formuler les miens. D’où vient le malaise ?
Toute parole, en règle générale, présuppose la sincérité de celui qui la prononce. Si j’émets le constat, très factuel, que « le chat repose sur le paillasson », je prends deux fois positions : j’affirme qu’il en est bien ainsi (je l’ai vu), et deuxièmement que ce constat est en accord avec ma conscience de sujet parlant et percevant, autrement dit qu’aucune intention maligne ne grève une telle parole. Il serait en effet absurde d’ajouter (exemple classique donné par les pragmaticiens du langage, soit ceux qui étudient les conditions de nos énonciations) que « le chat est sur le paillasson mais je n’en crois rien ».
Toute assertion de cet ordre, autrement dit, prend deux fois position, d’abord sur un état du monde (je donne une information) mais aussi sur l’état du sujet parlant, qu’on présuppose véridique (ou éclairé, compétent, bénévolent, etc), conditions élémentaires de tout échange verbal. Ce que Lacan, lapidairement, résumait par le moto : « Moi la vérité je parle ».
Ce cadre très général de la véridicité ne concerne, cependant, que nos énoncés qu’on appelle constatifs, ou référentiels, soit l’immense catégorie des paroles qui prennent position sur un état du monde, en anglais qui procèdent « world to word » – qui tirent leurs mots d’une observation objective.
C’est John L. Austin, aux alentours de 1960 et dans une série de retentissantes conférences (recueillies dans l’ouvrage classique How to Do Things with Words, traduit sous le titre Quand dire c’est faire), qui dégagea symétriquement la catégorie des énonciations performatives, soit le non moins immense domaine des phrases par lesquelles nous nous efforçons de tirer (ou de faire advenir) un état du monde à partir de quelques petits mouvements des lèvres, word to world. Exemple canonique, la phrase « Oui je prends pour femme… » prononcée devant le maire ou la personnalité compétente : cette énonciation nous engage, ou transforme un état du monde en faisant passer son auteur du statut de célibataire à celui d’homme marié. Une telle parole ne se contente pas de décrire, elle « fait » (moyennant certaines conditions extérieures). Cette catégorie, fort large et aux bords assez flous, des énoncés performarifs se divise elle-même en deux, selon qu’un contexte est requis pour la dire valide (ici l’officier d’état-civil et le cadre de la cérémonie du mariage) ou que, de façon autovalidante, la simple profération de la parole a engagé de ma part un acte : par exemple « oui je promets » (de venir demain à tel rendez-vous), ou bien « je vous félicite », ou encore « bonjour, « je m’excuse », « je vous remercie », etc.
Quel est le contenu de vérité de ces derniers exemples ? Dans le cas de la promesse, c’est une vérité à crédit qui se vérifiera plus tard ; dans celui de la simple politesse, il suffit de prononcer les mots requis pour que ceux-ci tombent juste, sans même que le locuteur ait à penser ou à endosser le contenu de sa parole (« je te félicite » prononcé à haute voix mais in petto « pauvre con »), « je m’excuse » (in petto « va te faire foutre »), etc.
Je rappelle à grands traits ce cadre (devenu classique) de la pragmatique pour tenter de définir le statut de nos vœux, entre énoncés constatifs et performatifs : où placer précisément le curseur ?
À l’instant de prononcer mes vœux et pour que ceux-ci soient valides, suis-je tenu d’y ajouter foi ? Evidemment non : le contenu même de mes paroles, « bonne santé » ou « réussite dans vos projets » se heurte assez régulièrement au démenti flagrant d’une réalité extérieure que ces mots ne dissiperont pas, adressés à un aïeul grabataire, ou à un couple en faillite… La présomption de véridicité, mentionnée supra à propos des énoncés constatifs, n’est pas ici réalisée, et n’est d’ailleurs pas requise : la validité de mes vœux n’en est pas affectée. Mais alors, pourquoi me plier à prononcer de telles paroles ?
Elles constituent ces jours-ci, et pour quelque temps encore auprès de ma boulangère ou de mon voisin de palier, comme une extension de « bonjour » : je vous salue, et en plus je vous souhaite le meilleur pour l’année qui s’ouvre – et vous me souhaitez quelque chose de semblable et très vague en retour. Simple formalité ? Oui et non. J’avoue ma gêne persistante, d’où vient-elle ? De la présomption de véridicité, qui n’a pas besoin d’accompagner mes mots pour que ceux-ci fonctionnent – simple flatus vocis. Au fond je mets, avec ma résistance aux voeux, mes paroles à plus haut prix ; si je suis gêné, ou secrètement retenu de les prononcer de façon aussi expéditive (aussi peu concernée, ou solennelle), c’est que des vœux, ça ne devrait pas se brader à tout va !
Il y a autre chose : les vœux retiennent une obscure part de magie, l’idée, archaïque ou puérile autant qu’on voudra, qu’ils s’apparentent à quelque chose comme abracadabra. S’il suffisait de les prononcer pour faire arriver ce qu’ils disent, ces mots feraient de nous de furtifs sorciers. Or cette magie n’est jamais tout-à-fait « context free », pour reprendre un terme de pragmatique, son énonciation quelque peu solennelle dépend du lieu et du moment, et surtout de la qualité du locuteur, ou de la relation qu’une telle parole entretient avec son destinataire. La formule magique ne se galvaude pas, elle se mérite, et obéit à ue économie secrète, assez stricte.
Ce que montre le conte des trois vœux ridicules : un bon génie a acccordé à un modeste couple de paysans de faire, à partir d’aujourd’hui, trois vœux ; qu’ils’expriment trois désirs de leur choix mais pas plus, et ceux-ci seront aussitôt réalisés. Au cours de la dispute animée qui s’ensuit entre le mari et la femme, celle-ci étourdiment se met à rêver d’un plat de saucisses, lequel aussitôt apparaît sur la table ; courroucé, son mari lui reproche d’avoir gâché un vœu, malheureuse, je voudrais que ces saucisses te sautent au nez – souhait aussitôt acompli. Hélas, que souhaiter à présent ? D’être tous deux roi et reine, avec ce fâcheux appendice ? Il ne leur reste plus qu’à demander le détachement de la saucisse, qu’au bilan ils pourront manger – faible compensation des grandeurs perdues…
Nous formons tous, pour nous et pour nos êtres chers, des vœux que nous serions en peine, peut-être, de trop préciser. Dans le doute, ou le flou, nous nous rabattons ces jours-ci sur ces formes un peu vides, qui passent aussi par l’envoi de cartes de vœux déjà imprimées, ou aux décors stéréotypés. Avons-nous plaisir à en recevoir, sans autres marques plus personnelles ? Oui, c’est comme un bonjour ou un sourire parmi la foule, l’expéditeur a pensé à moi, il m’a distingué dans le lot virtuellement infini de ses correspondants. Venant de l’autre, une parole qui me distingue n’est jamais sans aucun effet. À défaut d’agir sur les choses, bien-être matériel, richesse, santé, elle entretient entre nous une relation de connivence, d’attention mutuelle. Un souvenir, ou une promesse de se revoir…
En bref, les vœux sont un bon facteur ou vecteur du confort de la relation : quelle tristesse ce serait de n’en recevoir aucun, de passer totalement à travers, je n’aurais donc pas d’existence, aucune trace dans les carnets d’adresses de mes contemporains ? Mais au-delà de cette marque (minime) de reconnaissance, peut-on attendre des vœux un peu plus ?
Je me posais cette question en recevant hier d’un ami le montage, assez drôle, des vœux rituellement enchaînés par nos présidents depuis Nicolas Sarkosy. « 2012 qui s’achève a été dure, pénible et j’en mesure pour chacun les difficultés ; mais l’année qui s’ouvre sera celle de notre revanche et de l’élan retrouvé » / « 2013 ne nous a pas ménagé les épreuves, mais 2014 verra, j’en suis sûr, notre pays en meilleurs posture » / « 2014 ne nous a pas épargnés, mais 2015 sera, si nous le voulons, l’année de tous les possibles »… Et ainsi de suite par les voix successives, graves et pénétrées, de Sarkosy, Hollande, Macron. Faut-il en rire ? Avaient-ils le choix ?
L’exercice obligé des vœux présidentiels constitue autant de tentatives dans le domaine risqué de la prophétie auto-réalisatrice, en anglais la self-fulfilling prophecy, la mystérieuse SFP ! Et certes il y a de la sorcellerie dans l’art de gouverner, puisque du bon choix des mots dépendent certaines orientations nécessaires d’une opinion par définition influençable et changeante. Le capitaine d’un bateau qui coule n’a pas intérêt à noircir la situation, mais à rassurer chaque passager, agissant ainsi non sur la voie d’eau mais sur les comportements, une panique générale étant dans cette situation ce qui peut arriver de pire ! Dans le cas de nos chefs d’Etat, le rappel des prophéties successives fait, après coup, piteuse mine, gouverner c’est prévoir, quelle avalanche de mensonges ! Sans doute mais, encore une fois, pouvaient-ils formuler autrement les choses ?
Les vœux présidentiels, pas plus que l’antique posture des rois thaumaturges, n’ont aucune valeur prédictive, ou « constative », ni plus ni moins que la carte glissée à ma concierge, ou expédiée à l’oncle Blaise. Comment dissiper l’opacité absolue de ce que nous réserve demain ? Comment s’orienter dans le futur ? Dans l’ignorance où nous sommes des états à venir du monde, face à l’absence de boussoles ou de représentations, il nous reste à agir sur la volonté générale, ou les volontés (les intentions) particulières, à les faire converger, ou point trop errer ni s’opposer.
Un événement par définition dépend rarement de moi ; ses diverses réceptions en revanche sont affaire de conscience, elle-même ductile ou sensible aux tournures de langage. Former des vœux pour mon voisin comme à l’échelle de la nation, c’est poser ou rappeler le principe du primat entre nous, quoi qu’il puisse arriver, d’une bonne relation.
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