Beaucoup de voix s’élèvent périodiquement pour déplorer la perte des Lumières, et le recul des simples exigences de l’établissement de la preuve : la montée en puissance des réseaux sociaux court-circuite les tortueux chemins de l’enquête et de la vérification des faits par les facilités immédiates du conformisme, ou d’un narcissisme qui ne s’embarrasse pas de donner ses raisons, remplacées par des affirmations aussi farfelues que tranchées, inexpugnables dès lors que quelques-uns les partagent.
Le récent débat Trump-Biden ne peut sur ce point qu’inquiéter, quel mépris pour les fondements de la démocratie (le pluralisme des opinions), et d’une façon générale pour la raison ! Qui osera encore présenter celle-ci comme « la chose du monde la mieux partagée » (selon l’illustre fondateur de notre âge des Lumières) ?
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Donald Trump, fort de ses intimes convictions et du haut de ses intérêts bien compris, n’est pas le seul à mépriser la parole des experts, ou de ceux qui cherchent. S’il était par malheur réélu, l’éclatant triomphe de ses défauts (tout ce que nous haïssons) donnerait des ailes à mille despotes qui, de par le monde, attendent leur tour et piaffent d’impatience ; à quoi bon s’informer, éduquer, respecter l’autre, quand le mépris des simples faits, la grossièreté, l’affirmation brutale du moi d’abord emportent mieux les suffrages que les détours de la culture et les patiences du raisonnement ?
Toute notre époque bascule, dit-on, dans celle de la post-vérité, où il suffit pour croire avoir le dernier mot d’asséner haut et fort n’importe quoi, d’exprimer bruyamment sa peur, ses folles croyances ou ses états d’âme en guise d’arguments. Comme si cela avait jamais suffi ! Ce mélange de narcissisme et de conformisme met en avant le moi-je, et se conforte ou se vérifie dès qu’il est relayé par d’autres, qui partagent les mêmes lubies (créationnisme, « platisme » ou climato-scepticisme…). Ces faciles, et pas si éphémère que cela, communautés réduites aux affects, prennent le contre-pied de la philosophie des Lumières, qui mettaient à plus haut prix l’argumentation, et le tressage du lien social. Avec cette régression massive, hautement contagieuse, c’est toute notre tradition rationaliste, mais aussi républicaine et fondée sur la connaissance et l’école, qui se trouve littéralement décapitée : privée de tête, de chef (éducatif, politique, spirituel) et de points fixes, qui sont des points de ralliement ou des socles invariants tels que la science, mais aussi la morale, l’art, la religion ou le bon gouvernement des hommes persistent à en construire.
Et certes le succès des fake news ne date pas d’hier, tout homme politique, sans se réclamer de Machiavel, connaît les avantages du mensonge, ou l’art des bonnes paroles qui aveuglent et endorment. Les sociétés, les civilisations ne reposent-elles pas sur des mythes fondateurs qiui sont autant de fausses nouvelles, comme la virginité de Marie pour le christianisme, ou plus près de nous l’abolition de l’exploitation et le paradis des travailleurs pour l’URSS ? Toute révolution ne s’accroche-t-elle pas à l’énoncé d’une promesse ou d’un idéal qui mobilisent d’autant mieux les masses qu’ils ne peuvent pas être tenus ?
Les études d’information-communication, auxquelles j’aurai consacré une bonne part de mes recherches, le montrent de plus en plus clairement, il faut concevoir ces deux termes comme antagonistes, et les placer sous tension. La raison, la science ne sont pas le ciment du lien social, ni l’information qui passe par le travail d’établissement des faits. S’informer fatigue ; argumenter rebute, et la vérité n’a pas bon visage. Nous préférerons toujours aux contraintes de l’enquête et de la recherche, soumises à l’ennuyeux trébuchet du vrai/faux, les douceurs de la communication, qui forge du commun et obtient l’accord ou la synchronisation entre les esprits par de plus court chemins, le rêve, le rire, la musique ou la chansonnette, l’affirmation des sentiments, les impressions d’un « vécu » peu soucieux d’analyses… Ouvrez la radio et promenez-vous sur la bande FM, qu’entendez-vous ? Qui l’emporte à l’audimat ? Avec quoi occupe-t-on de préférence les pensées de nos concitoyens ?
Nous sommes des êtres évangéliques, nous carburons à la croyance, et aux bonnes nouvelles. Or le propre des Lumières n’était pas de nier en homo sapiens les articles de croyance, de fidélité ou de foi qui l’émeuvent et le meuvent mieux que la raison ; mais plutôt d’équilibrer en chacun les appels de cette croyance (combien tyranniques parfois !) avec ceux de la raison. Le legs de Kant fut par excellence de tracer les domaines légitimes d’application de chacune, pour aboutir ainsi, entre foi et raison qui ne cessent d’empiéter l’une sur l’autre (comme on le voit par les guerres mutuelles des sciences et des religions), à un concordat ou un traité de paix.
Nous sommes bien loin de cette hauteur de vue. Et la (tant célébrée) critique kantienne ne ferait guère recette aujourd’hui sur nos réseaux, où domine la cacophonie stérile des croyances et des préférences clamées par les petits moi-je. Dans l’espoir d’endiguer ce flot, beaucoup de voix s’élèvent pour dire l’effroi devant l’essor des fake news, des « faits alternatifs » et, d’une façon générale, devant l’effondrement ou du moins l’érosion d’augustes transcendances, au premier rang desquelles les sciences, qui avaient pris le relais de la religion comme modèle de surplomb symbolique, et de méthode pour conduire un débat. Myriam Revault d’Allones dans La Faiblesse du vrai (Le Seuil 2018), ou tout récemment Etienne Klein dans un tract Gallimard, Le Goût du vrai (septembre 2020), s’inquiètent de notre frivolité collective dans le traitement d’un réel soumis aux caprices et aux interprétations de chacun, selon qu’il se réclame d’une identité ou d’une culture « différentes ». Comment prendre la mesure de ces dérives, de quelles profondeurs surgit ce fléau, et quoi lui opposer ?
Etienne Klein s’appuie sur la crise sanitaire pour relever à quel point « la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, semble gagner en puissance ». La science, surtout lorsqu’elle dérange, ne relèverait-elle que d’une « croyance parmi d’autres » (page 10) ? Car nous avons vu, de fait, des virologues amateurs ou autoproclamés fleurir sur nos écrans d’ordinateurs, ou de télévision, la formule « je ne suis pas médecin mais… » autorisant toutes les prises de position. Klein nous rappelle en passant la définition par Karl Popper du débat scientifique, cette « coopération amicalement hostile » qui pourrait concerner aussi les débats des jugements de goût, ou les joutes électorales si gravement polluées aujourd’hui… Mais comment prendre la méthode scientifique pour remèdes à nos maux si, comme notre auteur le remarque aussi, « la science se partage mal », et s’éloigne par son formalisme des énoncés de l’homme de la rue ?
Etienne Klein égratigne au passage les sociologues des sciences (sans nommer Michel Callon ni Bruno Latour), ont-ils contribué à la perte du crédit des scientifiques auprès de l’opinion ? Ont-ils soutenus eux aussi que « tout est relatif » (slogan dont Klein relève avec malice qu’il est auto-contradictoire) ? Les thèses avancées par les théoriciens de l’acteur en réseau, notamment dans La Science en action de Latour, ne vont pas du côté du relativisme, mais du relationnisme : un savant seul est une fiction, il doit pour agir et persuader ses pairs recourir à toutes sortes d’alliés, à commencer par les citations au bas de page des thèses, mais aussi à tout un contexte social et politique qui constitue l’éco-système et la caisse de résonance (ou d’éclosion) des énoncés gagnants. Ces sociologues nous donnent donc une mesure élargie de la recherche, en y incluant quantité de facteurs impurs, non pas déterminants mais conditionnants. Le tract d’Etienne Klein gagnerait sur ce point à examiner ces coopérations.
Car, comme il le reconnaît aussi, il y a des zones grises, où le rôle de l’opinion (cette maudite doxa opposée depuis Socrate à la connaissance droite) reprend tous ses droits. L’opinion demeure par excellence le matériau, ou l’ingrédient, de l’art (on n’ose dire de la science) politique ; à la façon dont Descartes, pourtant rationaliste, remettait à plus tard la constitution d’une morale qu’il rabat, faute de mieux ou provisoirement, sur les mœurs de son pays. La science et ses jugements tranchés (vrai/faux) ne sauraient pénétrer partout, et c’est même un défaut (politique) de nous opposer d’en haut un one best way, là où la décision à prendre demeure intrinsèquement confuse, et ne peut procéder que par essais et erreurs, ou consultation du public.
Emmanuel Macron a commis cette faute en déclarant, à propos de l’adoption de la 5G, que c’était une option scientifique donc indiscutable par le vulgaire, son refus nous ramenant aux mœurs des Amish, ou à l’âge de la bougie ! Trop d’exemples passés témoignent que sur une technologie aussi sensible, et qui concerne autant de comportements individuels et collectifs, un peu de recul s’impose, et une consultation des futurs usagers. La prudence écologique est à ce prix, car qu’est-ce que l’écologie, sinon le souci et la mise en pratique du commun ? Or il y a une intelligence collective, née par exemple d’une convention de citoyens ou d’un débat un peu élargi, et ce débat semble une meilleure garantie, dans le doute, qu’une décision tranchée et précipitée au nom d’une science brandie comme un fétiche.
On voit la difficulté de ces questions : Klein a raison de nous rappeler les vertus de la coupure épistémologique (terme inventé par Bachelard et qui aura beaucoup servi aux beaux temps du structuralisme), la science n’est pas une opinion comme les autres. Contrairement à ce que prétendaient les sophistes adversaires de Socrate, on ne saurait dans ce domaine mettre la vérité aux voix. Les réseaux sociaux ne sont donc pas de taille à lutter contre les énoncés du laboratoire. Oui mais la politique n’est justement pas une science, et elle doit pour s’appliquer rallier ou susciter une majorité d’opinions favorables. Comment faire pour donner à une position raisonnable une chance de convaincre, ou d’entraîner ?
Car encore une fois le réel, la raison ne sont pas sexy, et ne portent pas à rêver. « Comment élargir la rationalité pour qu’elle devienne généreuse, poétique, excitante, contagieuse ? Comment excéder l’application du seul critère d’exactitude ? Ces défis sont justement ceux que nous, scientifiques, n’avons pas su relever : la science désormais semble triste, lointaine, complexe, étrangère. Un tel éloignement ouvre des boulevards au populisme scientifique, qui lui-même nous détourne de la science » (page 29).
Question en effet capitale. Que l’appui pris chez Nietzsche (pages 21-22) n’éclaire pas vraiment, Nietzsche ayant très largement moqué la raideur scientifique (« Il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations »), et contribué dans cette mesure à l’érosion de la transcendance vite proclamée de la raison. J’insisterais pour ma part sur deux facteurs ou dimensions à développer dans le cours de ce débat : Freud a mis au cœur de sa doctrine l’opposition du principe de plaisir et du principe de réalité, faisant du même coup de l’homme un rêveur définitif (selon le mot d’André Breton), plus sujet aux sirènes de l’imaginaire (gros de mille plaisirs) qu’aux injonctions de la réalité. La communication est justement conçue, et très généralement conduite, pour alléger en nous et entre nous les infinies complications de l’information. Une règle médiologique en découle : l’audience ne va pas aux énoncés de la raison, mais à ceux qui moquent, piétinent ou dispensent de ceux-ci – comme semble le montrer la stratégie de « débat » inaugurée par Trump.
Etienne Klein fait partie des scientifiques qui s’efforcent, avec talent et humour, de rendre la science aimable, sinon compréhensible par chacun, et qui nourrisent pour cela le débat ou, titre de l’émission qu’il produit sur France-culture, la conversation. Le modèle conversationnel, très étudié et documenté aujourd’hui par la pragmatique des énonciations, est au cœur de la civilité, donc de la démocratie. Avec les lecteurs et commentateurs de ce blog (qui ne connaîtra jamais l’audience des bateleurs d’estrade), ne le laissons pas dépérir !
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