Dessin (d’honneur) de Jacques Duchêne (Grenoble)
Il est certain que le slogan ou le papillon « Je suis Charlie » qui a pris comme une traînée de poudre ne peut faire que superficiellement l’unanimité. La psychologie des foules est sentimentale, donc relativement indifférente aux contradictions ; et les mêmes qui n’achetaient pas Charlie, voire qui multipliaient sur lui les réserves, s’accrochent aujourd’hui cette médaille en pin. La foule a besoin de se rassembler, de dire « je » comme un seul homme, d’où la fortune de ces trois petits mots, qui répètent en écho le « Nous sommes tous des Juifs allemands » de 1968, ou la formule lancée par Kennedy devant le mur, « Ich bin ein Berliner »… Succès d’identification garanti.
Ce bizarre mécanisme d’identification semble au cœur des comportements de foule, et il y aurait là-dessus beaucoup à observer ou à dire. La mort des proches ou le deuil (aujourd’hui de Cabu, de Wolinski, d’oncle Bernard…) induit beaucoup d’identification, on se rapproche intensément des morts alors qu’il est trop tard. Et ça ne fait pas mal, au contraire : le deuil est groupal, il serre les rangs, cherche le coude-à-coude ou une étroite, une réchauffante proximité, réponse appropriée au museau froid de la terreur. Mon amie (pas seulement sur Facebook) Isabelle Veyrat-Masson a fait hier au « Secret des sources » (émission du samedi matin sur FC) une remarque très juste : alors que l’information patinait dans la journée de vendredi, où la France suspendue aux nouvelles recevait en boucle les mêmes bribes ou photocopies d’info, les gens demeuraient néanmoins scotchés au poste comme si l’important était de synchroniser une émotion trop forte, de la vivre ensemble, pris en masse, en acte par la même actualité (que nous définirons comme ce qui nous fait marcher, ou ce qui nous relance à agir).
L’émotion médiatique conduit ainsi à la manif : on ne veut plus voir de loin ou à distance, fatigué d’impossibles ou de douteuses représentations on exige la présence, on veut s’immerger, toucher et être physiquement touché, croiser de vrais regards, respirer le même air, synchroniser avec d’autres ses gestes et sa voix… La manif est émouvante (elle remet en mouvement) parce qu’elle nous immerge, nous roule et nous brasse : on ne rumine plus seul les mêmes pensées, on les actualise, on les renforce de les voir partagées. Traversé, transi par la participation au grand fleuve humain, chaque corpuscule individuel s’éprouve onde. Et cette évidence est réparatrice, ou fortement cathartique.
Pourtant je ne dirai pas que la manif pense, mais qu’elle pèse. Question de nombre, combien ? demanderont ce soir les organisateurs, les médias ou la Préfecture de police, qui donneront forcément des chiffres divergents. En ce sens (que je crois profond), la manif est primaire, elle n’articule pas (ses slogans sont simplificateurs à l’extrême), elle additionne et elle agrège.
Ne critiquez pas les médias, devenez le média ! enjoignait une chanson de Jello Biafra. C’est chose faite avec « Je suis Charlie » : j’ai dit que ce slogan me convient mal, je n’achetais pas cette publication, mais il n’en est pas moins excellent et destiné à faire l’unanimité de surface, car il affirme tout bêtement… la vie ! Etre ou ne pas être Charlie ? Il suffit d’affirmer Charlie vivant, comme moi, Charlie c’est vous Charlie c’est moi…, tous ceux qu’au-delà des arguties indignerait sa mort. On ne discute pas des contenus du journal mais d’un faisceau de principes qu’incarnait Charlie, laïcité, esprit critique voire frondeur, liberté d’expression, qui de fait ratissent large et qui déclenchent aujourd’hui l’avalanche : les manifs se multiplient, les réseaux sociaux grondent, les dessins débordent, les abonnements affluent, comme en dénégation de la terrible perte. Il est partiellement vrai qu’un journal est fait par ses lecteurs, qui passés ou potentiels se réveillent et se dressent, et qui susciteront du même coup un sursaut rédactionnel, une énergie pour rassembler de nouvelles forces et surmonter le trauma.
On a beaucoup dit qu’il s’agissait de défendre la liberté d’expression, mais manifester fait glisser le curseur vers le troisième terme (régulièrement négligé) de notre trilogie républicaine, vers cette fraternité si difficile ou étrangère à nos mœurs ; la manif sera réussie par exemple si elle accueille en grand nombre les musulmans et les immigrés, victimes collatérales de ces attentats : s’ils restent frileusement à l’écart de ce grand mouvement qui balaie la France (et au-delà le monde), c’est raté ! Car comme écrit Etienne Balilbar dans Libé d’hier, sans eux nous ne pouvons rien faire, le succès durable des réponses qui affluent demeure entre leurs mains.
Un tel trauma rassemble, et manifester constitue la réponse la plus spontanée, ou appropriée : nous ne sommes pas seuls, clamera par sa simple présence la foule, et à Paris cette affirmation prendra un sens éminent avec la présence des chefs d’Etats étrangers. Leur venue est sûrement un facteur très positif, qui révèle qu’un point symbolique fort s’est trouvé mercredi touché : aux déclinistes qui déplorent la perte de nos repères symboliques, faut-il rétorquer que les terroristes, bien malgré eux, viennent de nous en redonner ?
Ces trois journées de cauchemar peuvent produire un sursaut salutaire, une refondation citoyenne ou républicaine, un examen de conscience des plus salubres – et dans ce cas, il faudra élever une statue aux trois tristes charlots qui ont cru tuer Charlie ! Quelques ennemis ou repoussoirs bien identifiés vont-ils, paradoxalement, donner à notre peuple qui souffre d’avachie sociétale ou nationale l’occasion de se réveiller, et de renouer avec le nous ?
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