« Au secours Papoun, mon oral de Sciences-Po Grenoble me demande de préparer six textes, et je ne comprends pas bien celui de Bruno Latour, où veut-il en venir ?… (N.B. « Êtes-vous prêts à vous déséconomiser ? », article de BL paru dans AOC, le 1er juin 2020.)
« OK Iris, regardons ça ensemble. Bruno est un sociologue des sciences que j’ai bien connu il y a trente ans, je l’ai même quelques fois invité pour des débats à la Maison de la Culture de Grenoble, ou à la Villa Gillet ; il travaillait à l’époque sur l’énonciation scientifique, en se demandant ce qui permet à une proposition issue du laboratoire de s’imposer, avec l’aide de quels acteurs cachés (qui peuvent être des outils, des personnes-relais, des médias ou une institution)… Quel réseau (fait à la fois de gens et d’objets) soutient le raisonnement, qui suffit rarement par lui-même ; comment le scientifique trouve-t-il des alliés pour gagner la bataille de la vérité dans le tournoi permanent des thèses et des propositions ? Pour comprendre cela, il analysait par exemple le rôle des bibliographies, essentielles aux publications savantes, ou le contenu des notes placées en bas de page et en petits caractères… Aujourd’hui, Latour est devenu l’un des champions intellectuels de la cause écologique, pour laquelle il conseille je crois Yannick Jadot, mais il inspire surtout de jeunes chercheurs ou philosophes comme Baptiste Morizot (l’auteur de Manières d’être vivants). Et il est co-signataire du Deuxième manifeste convivialiste, auquel j’ai moi-même souscrit. De quoi s’agit-il ?
« De ne pas tomber dans le panneau de l’homo oeconomicus, cette fable qui veut nous faire croire que l’homme est un calculateur rationnel de ses profits et pertes, toujours mû par la recherche de son intérêt individuel… Faire de l’économie le pilote ou la visée première de nos activités semble une représentation particulièrement rabougrie de l’humanité. Une réduction qui a surgi tardivement, et localement, dans quelques pays occidentaux avec la victoire du capitalisme, et la définition des individus comme producteurs et consommateurs de biens et de services dotés d’une valeur marchande, tarifée. En fait et c’est heureux, nous ne sommes pas toujours animés par la recherche du profit maximal, et ces activités elles-mêmes qu’on isole comme économiques ne fonctionneraient pas aussi bien si elles n’étaient soutenues par tout un pan d’initiatives ou de compétences non-marchandes, et que le marché ne contribue pas à créer, telles que l’honnêteté, une bonne culture générale, un sens du devoir ou de l’altruisme, ou l’éducation donnée par les parents, en bref toute une formation morale et intellectuelle qui ne vise pas proprement le secteur dit « économique », ni n’en provient, mais qui contribue indéniablement à ses succès.
« Réduire, formater, simplifier nos relations au monde et les relations des hommes entre eux par une raison ou un cadre strictement économique revient à entériner une forme de barbarie. Et à ignorer le très riche tissu relationnel du monde social, ou au-delà (et comme dit Morizot) de nos manières d’être vivants, qui n’ont pas attendu le capitalisme pour se développer et gagner en richesse, alors que celui-ci serait plutôt pour elles un redoutable facteur d’appauvrissement.
« Notre productivité, dont nous nous montrons parfois si fiers, consiste aussi à extraire de notre vie sur Terre des composants non renouvelables, et à briser quantité de maillons essentiels à la biodiversité ; et c’est pourquoi, face au terme de production, Latour oppose et valorise celui de subsistance. D’où provient la « valeur », concept essentiel à toute économie, sinon d’une capacité que nous avons en commun de subsister en nous soutenant, vivants et non-vivants, les uns par les autres ? En entretenant un riche maillage de boucles vertueuses et de co-dépendances entre lesquelles la vie s’entretient et renaît ? Une vie qui échappe largement a u fragile petit moi individuel et à nos existences étriquées, pour s’étendre par boucles de plus en plus larges entre les races, les espèces, les genres et les continents…
« La raison économique nous enferme, nous mutile. Il est essentiel de sortir de ce cadre ou de ce carré, en direction par exemple de l’écologie, qui prend en considération nos contextes vitaux, et les conditions de notre survie sur cette Terre. Rappelons-nous toujours que l’écologie c’est l’économie au sens large, replongée, réinsérée dans nos formes de vie.
« Or l’expérience ou l’épreuve récente de l’épidémie de Covid a peut-être contribué à cette prise de conscience, écrit Latour, en nous montrant en pleine lumière que « quelque chose cloche dans notre définition du monde par l’économie ». Non seulement celle-ci ne constitue pas l’alpha et l’oméga des activités humaines, mais par exemple les actions qui relèvent du soin méritent une meilleure considération (et salaire) que celles de la production proprement dite, qui les refoulent traditionnellement dans l’ombre. Que seraient les « premiers de cordée » sans le secours discret des « premiers de corvée » ? Que feraient, dans le domaine de la santé, les spécialistes de la guérison (de la cure) sans les auxiliaires de tous ces soins qu’on appelle aussi le care ? Comment le chirurgien se passerait-il de l’infirmière ? Ou les réseaux de la grande distribution et nos hyper-marchés des caissières et des éboueurs, professions obscures et mal payées ? La pandémie a révélé l’importance nouvelle, ou sous-jacente, de tous ces métiers du soin, enfin sortis de l’ombre. Mais cette prise de conscience contribuera-t-elle à changer nos hiérarchies sociales, mentales, relationnelles ? À comprendre un peu mieux où sont et d’où viennent nos vraies valeurs, les ressources par lesquelles ensemble nous existons ? Ou, dit Latour, subsistons ?
« La substance de la vie nous déborde infiniment ; or elle nous est donnée, comme notre naissance, et non produite techniquement ; et toutes les blessures que nous lui infligeons en croyant nous enrichir ne se répareront pas. Comme le disait si bien Camus dans son discours de réception du prix Nobel à Stockholm, anticipant sur cette prééminence ou noblesse des arts du soin, il ne s’agit plus tellement de changer notre monde que d’empêcher que celui-ci ne se défasse. Plus que jamais aujourd’hui, soixante-cinq ans après cette parole, nous en sommes là.
« Nos formes de vie déborderont toujours de tous côtés l’économie, décidément bien mesquine et rabougrie si elle consiste à traiter les vivants, et leurs niches écologiques, comme autant de ressources à extraire, à exploiter ou à transformer. Et ces formes de vie ne se réduiront jamais aux petits jeux de la production, de la consommation et de l’appât du gain, nos vraies richesses (titre d’un ouvrage de Jean Giono) sont ailleurs.
« Mais pour conclure, éclairons le titre de ce billet, tiré d’un problème classique : comment relier en quatre coups d’une ligne brisée, sans lever la plume ou le crayon, les neuf points du carré ci-dessus ? C’est impossible tant qu’on s’enferme, mentalement, dans la forme donnée (mais qui n’est pas imposée) du carré ; c’est très facile en prenant du recul, et en imaginant d’en sortir ! Et cette solution est une conversion, nous ne risquons plus de jamais l’oublier.
De même, écrit Latour en citant le si beau film (commenté voici longtemps ici même) The Truman Show, jamais on ne fera rentrer son gentil héros joué par Jim Carrey sur le plateau de tournage, une fois qu’il a pris conscience de l’énorme supercherie qui a remplacé sa vie par une série de trucages ! Dès lors que Carrey est sorti du carré…
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