Londonderry 1969, photo de Gilles Caron
L’exposition « Soulèvements », actuellement proposée au Musée du Jeu de paume par Georges Didi-Huberman, fait paraît-il grand bruit. Je m’y suis donc rendu, et ne peux taire ici ma déception. Elle tient à des raisons de fond, qui intéressent peut-être la médiologie ou un problème que je dirai « de représentation ».
Le titre invite ouvertement au fourre-tout : entre le ballon qui s’envole, le vent qui gonfle des voiles, jusqu’aux tracts de la révolte, aux manifs ou aux barricades, quoi de commun sinon l’expérience vivifiante de l’essor, ou d’une exaltante rupture d’équilibre ? Mais à ce compte, j’aurais fait figurer aux premières cimaises de l’exposition les performances de l’haltérophile qui soulève victorieusement sa masse de fonte, ou la jupe malmenée de Marilyn sur la bouche du métro… Car tout est soulèvement, à commencer par la respiration de la poitrine, ou le mouvement en chacun des idées. Et dès lors, quoi montrer ? Les lanceurs de pavés de mai 68, ou ceux de Londonderry qui illustrent l’affiche de l’exposition, sont-ils à ce point emblématiques ? Les grandes manifestations bruyantes ou proches de nous n’occultent-elles pas des mouvements moins visibles, moins faciles à exposer mais parfois plus décisifs ? « Les grands événements arrivent sur des pattes de colombes », rappelait Nietzsche pour nous mettre en garde contre le tapage médiatique et les miroirs aux alouettes de l’actualité.
Un défi se proposait donc au commissaire d’une telle exposition, par où commencer, ou selon quel classement ordonner une masse foisonnante et virtuellement infinie de documents ? Ne prenons que la Résistance (française), pourquoi choisir René Char plutôt qu’Aragon ? (Je note l’exclusion, au fil de cette exposition, des mouvements venus du PCF ou de la CGT.) Pourquoi deux encres de Michaux, d’ailleurs stimulantes mais sans évident rapport car à ce compte quantité d’autres esquisses graphiques se proposaient, et la pratique même de l’esquisse, de l’élan au détriment de l’œuvre achevée (donc toujours quelque peu « retombée ») méritait qu’on lui consacre une section.
Autre difficulté majeure, comment montrer ou mieux, communiquer l’élan ? Car on ne sort pas de cette expo scolaire, et un peu terne, particulièrement vivifié ; on regarde, on avance de cartel en cartel docilement, on éprouve envers les documents retenus du studium, jamais du punctum (pour citer Roland Barthes), cette émotion poignante que pourrait, que devrait susciter le spectacle de la libération et du déchaînement des autres sur nos propres corps inertes, sur nos regards blasés. Car le sacrifice du bonze par le feu, ou l’assaut donné par les castristes à la caserne de la Moncada ont fait l’objet de reportages, de photos mille fois vues, so what ? Comment exposer ce qui à satiété se médiatise, ou ponctue d’images désormais d’archives nos manuels scolaires ?
Léon Cognet, « Les drapeaux », 1830
Ou plus précisément : quelles images montrer qui nous désenlisent, qui nous insufflent l’élan de ces matins-qui-chantent ? La forme même de l’exposition n’est-elle pas contradictoire avec le soulèvement ? N’impose-t-elle pas le classement, la retombée dans l’archive et les fiches alors qu’il s’agit d’essor et d’un appel d’air vivifiant ? En un mot, comment fixer le vent ?
Les commentaires redondants et bruyants d’une accompagnatrice impossible à fuir de salle en salle m’ont sans doute gâché la visite : quand de braves pédagogues se croient ainsi tenus, face aux cimaises, d’interposer le filtre de leurs propres leçons, l’accablement redouble. Et le public ne m’a pas semblé particulièrement convaincu ni séduit ; peut-être parce que je quittais l’expo Chtchoukine à la fondation Vuitton, et les purs chefs d’œuvre qu’on y trouve rassemblés. Les voiles (récemment colorisées par Buren) du monument en plein essor de ce musée disent, en effet, le vent : une inspiration, une vie de l’esprit ne cesse d’y souffler, c’est là qu’il faut chercher le soulèvement, ou l’élévation du regard qui décolle de terre et donne fugitivement l’impression de planer.
« Le vent se lève il faut tenter de vivre / L’air immense ouvre et referme mon livre / (…) Envolez-vous, pages tout éblouies… » Ou encore, figuration du vent : « Non dit l’arbre il dit non dans l’étincellement / De sa tête superbe / Que la tempête traite universellement / Comme elle fait un herbe »… Je me récitais Valéry, dont la présence ne m’aurait pas gêné parmi les figures retenues par Didi-Huberman, mais on ne demande pas à ce prince en secousses intellectuelles des brevets de révolte ou de révolution, mots que sans doute lui-même abhorrait… dommage ! Ces cimaises décidément manquaient de poésie, ou plus précisément de chant, la musique d’ailleurs y est absente. Or sans musique comment vraiment désirer, comment se mettre en marche vers ce qui nous abolit et nous dépasse ?
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