Sous hypnose avec Leonard Cohen

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Charcot à la Salpêtrière (tableau d’André Brouillet)

J’ai déjà consacré trois billets de ce blog à Leonard Cohen, notamment à l’occasion de sa mort (survenue en novembre 2016). Et ses chansons continuent de me poursuivre, d’où leur vient cette force d’attraction, pour ne pas dire de hantise ? De quoi est fait ce lien mystérieux, mais assez répandu si j’en crois des témoignages venus d’ici et là qui esquissent les contours d’une sorte de confrérie secrète, qui témoignent que le virus Leonard Cohen continue de se répandre, en touchant des hommes et des femmes très au-delà de ma génération ?

Mon audition de son premier disque, Songs of Leonard Cohen, remonte il me semble à la fin des années soixante. Je n’ai pas cessé de l’écouter depuis, de m’efforcer de le comprendre, car la difficulté de ses paroles redouble mes raisons de les reprendre encore et encore, de les scruter. J’aime Cohen à proportion que je ne saisis pas tout de ses mots (loin de là), qu’il laisse flotter en moi des visions disparates, peut-être éloignées du sens originel – mais cette étrangeté persistante fait aussi leur charme. Un insistant secret, un intraduisible phrasé, une infracassable part de mystère entretiennent l’envoûtement.

Que nous veulent de pareilles chansons ? Cohen me parle par énigmes, je trébuche à suivre une voix qui me fait errer.

Cette voix singulière a accompagné quelques temps forts de ma vie. Avez-vous fait l’expérience de mettre du Cohen, en boucle, pendant l’amour ? Et senti le grain de sa voix, si grave, épouser la profondeur des caresses, des baisers ? Mais j’ai demandé aussi à ce chant, qui côtoie la prière, d’accompagner la douleur du deuil : Cohen a résonné à la cérémonie funéraire de notre fils Brieuc, pour lequel j’avais choisi « Lullaby », la merveilleuse berceuse insérée dans l’album Old Ideas (2012), puis deux ans plus tard aux funérailles de Françoise, où nous avons pareillement écouté « Alexandra leaving » (de l’album Ten New Songs 2001), car dans cette chanson c’est une reine qui s’en va… Grands écarts d’un chant ainsi magnifiquement tendu entre éros et thanatos !

Je rêverais d’écrire ici sur Leonard Cohen comme je l’ai fait avec dix-huit films de Woody Allen, d’analyser l’une après l’autre une vingtaine de ses chansons, par laquelle commencer ? Par la plus connue peut-être, celle dont les premiers accords, en concert, font courir sur la foule un frisson de reconnaissance, comme une risée caressant la mer, « Suzanne » bien sûr, premier et increvable tube qui fit d’emblée sa réputation – pourquoi ?

Il est difficile de comprendre comment une œuvre s’impose. En jouant sur quels ressorts, par quel chemin… Sur le cas de « Suzanne », succès mondial, j’avancerai l’hypothèse suivante : tous les biographes de Cohen racontent comment, adolescent, il se lança dans l’expérience d’hypnotiser quelques personnes, dont la bonne de la maison qui enleva sur son injonction quelques vêtements jusqu’à ce que l’hypnotiseur, épouvanté par son succès, mette fin à l’expérience ! Mais pas pour toujours, on ne renonce pas à un pareil talent, de tels pouvoirs ne s’oublient pas. Je ferai l’hypothèse que les chansons ont pris le relais de l’hypnose d’abord pratiquée sur la bonne, et que « Suzanne » en particulier peut s’analyser comme le résumé clinique d’une petite séance. Mot à mot sur le ton du murmure :

Suzanne takes you down / to her place near the river / Suzanne te fait descendre / chez elle près de la rivière – la première injonction d’une cure tire le sujet vers le bas, il s’agit de laisser un corps s’alourdir ou d’éprouver sa propre gravité, sa propension à se relâcher (suggestion à laquelle il est assez facile d’acquiescer, un moment de détente ne se refuse pas)

you can hear the boats go by / you can spend the night beside her / tu peux entendre le passage des bateaux / tu peux passer la nuit près d’elle – tu peux, vous pouvez, l’accent mis sur telle capacité, tel pouvoir est essentiel lors de la séance, le sujet est invité à investir une vision, une audition qui prend la forme d’un flux, ici le passage des bateaux comme on compte les moutons pour s’endormir (mais il ne faut pas confondre malgré l’étymologie une séance d’hypnose avec le sommeil, celle-ci nous demande de  concentrer notre vigilance sur une perception sensorielle, et de partager cette expérience suggérée par la voix de l’autre, comme ici l’invitation à connotation sexuelle de partager la nuit de Suzanne, ce que la suite corrige)

And you know that she’s half crazy  / but that’s why you want to be there / and she feeds you tea and oranges / that come all the way from China / Et tu sais qu’elle est à demi folle / Mais c’est pourquoi tu veux te tenir là / et elle t’offre du thé et des oranges / qui ont fait toute la route depuis la Chine – dans cet état de confusion (la confusion mentale de Suzanne), la voix invite à focaliser l’attention sur une sensation précise, à savourer ce thé et ces oranges venues du plus loin de la Chine

And just when you mean to tell her / That you have no love to give her / she gets you on her wavelength / and she lets the river answer / that you have always been her lover / Et à l’instant où tu voudrais lui dire / que tu n’as pas d’amour à lui donner / elle te met sur sa longueur d’onde / et elle laisse la rivière répondre / Que tu as toujours été son amant – la confusion propre à l’esprit de Suzanne s’étend ici aux voix, ce que notre écoute flottante tolère très bien, mêlant la longueur d’onde et le fleuve Saint-Laurent pour imposer ce rêve d’une improbable liaison, puis vient le refrain d’un voyage à l’aveugle

And you want to travel with her / you want to travel blind / And you know that she can trust you / for you’ve touched her perfect body / with your mind / Et tu veux voyager avec elle / tu veux voyager à l’aveugle / et tu sais qu’elle peut se fier à toi / car tu as touché son corps parfait / de ton esprit – l’induction en hypnose retarde le moment du toucher, d’abord réservé à la (ou aux) voix, qui martèle sa volonté pour mieux s’identifie à la mienne, tu veux voyager, vous voulez voyager, avec elle, à tâtons, une confiance s’étend et se répand, le corps et l’esprit ne sont plus séparés, la voix fait ce qu’elle dit, l’un touche l’autre. « Ton esprit » pilote le corps de Suzanne, ou c’est elle qui s’est emparée du tien en te mettant « sur sa longueur d’onde »,  surprenante image qui donne une fois pour toutes au corps-esprit de Suzanne sa fonction de médium. À partir de quoi il sera difficile de préciser qui parle dans cette chanson, qui y touche qui ?

Il serait fastidieux d’analyser ligne à ligne les deux couplets suivants, où l’élargissement religieux, intemporel, sacré, peut surprendre : la figure de Jésus d’abord en pêcheur d’âmes, un Jésus lui-même brisé, sacrifié, noyé sous notre « sagesse » ; après quoi la vision portée par le chant, et par la réunion des mains, s’éclaire ou s’étoile comme un vitrail ; la parure de Suzanne composée de haillons et de plumes s’y détache fermement tandis que le soleil ruisselle en rayons de miel sur Notre-Dame du port (un lieu familier aux habitants de Montréal). Suzanne te montre « où regarder (…) Suzanne tient le miroir ».

Et occupe tous les postes de la scène, à la fois inspiratrice un peu sorcière sous ses haillons hippies, voix murmurante, gardienne des regards, des voyages et des attouchements, elle-même « notre-dame du port ».

Figure tutélaire, Suzanne essaimera ses semblables ou ses filles dans beaucoup des chansons à venir, où se combineront l’érotique et la mystique, la dépendance et la souveraineté, la folie et la clairvoyance, la brisure et une certaine image du bon secours – autant de pôles entre lesquels Suzanne, intercesseur et médium, tient la balance.

11 réponses à “Sous hypnose avec Leonard Cohen”

  1. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire
    Magnifique! Suzanne ou L’invitation au voyage.  » Mon enfant, ma soeur/ Songe à la douceur/ D’aller là-bas vivre ensemble/… Au pays qui te ressemble ! « Quelle belle analyse de Suzanne ! Pour l’avoir mille fois chanté, jadis, sur les bords de la Charles River, à Cambridge (Massachusetts) et à Cape Cod, avec nos amis chevelus, fous de Léonard, de Jimmy Hendricks et de Janis Joplin, me voilà séduit, hypnotisé à mon tour par ton texte.
    Je retiens ce thème de l’hypnose, lié à la puissance de la voix, du texte et du son, du son perçu comme un écho du sens (Roman Jakobson) et qui aussi provoque les sens. Ce voyage nous met en apesanteur, le corps se confondant avec l’esprit, l’esprit avec le corps, trip illuminé vers les frontières nouvelles. Le chant nous berce vers une paix retrouvée, les rimes nous transportent vers des échos nouveaux qui mêlent les sensations à la pensée.
    Hypnose, dis-tu, de la parole, du rythme et du son. But my words like silent raindrop fell/ And echoed in the wells of silence/ Mais mes mots sont tombés comme des gouttes de pluie silencieuses/ Et fait écho dans les puits du silence », chantent Paul Simon et Garfunkel. Toujours sur les bords de la Charles river…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui cher JF, sur la Charles river aussi on peut entendre the boats and the songs go by… Ce que tu dis de l’apesanteur est décisif, car toute l’esthétique et la morale de Cohen sont orientées par la gravité. Christophe Lebold a écrit un livre magnifique là-dessus, « LC l’home qui regardait les anges tomber ». Affaire à suivre, nous n’avons pas fini d’en parler !..

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour!

    Le virus de la chanson…Les deux premières questions du présent billet me font penser incontinent à « L’espérance folle  » de Guy Béart où il écrit au chapitre « Comment naît une chanson? », ces mots qui vont plaire au randonneur :

    « Enfin, au plus haut degré, créer des liens secrets par ce qui n’est pas dit directement par les mots et la musique, par ce qui est dit entre les lignes entre ceux qui savent déjà, qui sont réunis dans une sorte de complot pour que le bien arrive. »
    Et dans son bel ouvrage, le chanteur parle d’une expérience personnelle qui confine au para-normal, un sujet sur lequel chacun se doit de faire preuve de beaucoup de vigilance et, bien sûr, d’esprit critique. Il se peut aussi qu’en tel domaine, à la limite de la psychologie des écoles, les non-dupes errent…Mais bon, je ne vois pas comment Monsieur Béart pouvait prendre l’apéritif, à Verrières, avec André Malraux, en décembre mil neuf cent soixante-dix-neuf!
    Mais sait-on jamais, au bal de l’intemporel… (?)
    Dans ces moments chargés d’intense émotion, décrits avec pudeur par Daniel, les mots d’une chanson peuvent-ils apporter, ce baume au cœur, cette douce lumière qui dit « la présence » dans « l’espérance » au delà de la belle anagramme?
    Seule la raison thaumaturge, chère à Michel Serres qui sert aux tables sans les faire tourner peut, ici même, nous instruire et sans doute nous réjouir.
    Mais de quelle logique parle-t-on, mon bon maître?
    Faut-il aller de ce pas chez Suzanne, l’universitaire, fille du penseur baralbin, pour nous aider de celle de l’auteur dont vous connaissez les « Méditations cartésiennes »?
    Celui qui fut votre directeur dans le monde de l’édition médiologique, me parlait de lui, un jour d’été, à ma table de petite maison dans la prairie. Lui aussi veut toucher l’au-delà, en restant près de sa cheminée.
    Pour savoir ce qui peut en descendre, faudrait-il encore apprendre à faire la courte échelle pour sortir du trou, en considérant la fin en toute chose. Autrement dit, se méfier de ceux qui s’en sortent et laissent tomber les autres.
    Il a tellement raison notre bon Monsieur de La Fontaine.
    Pour l’heure où celles à venir, le sacré ballon qui est sur le terrain des fonctions du religieux va procurer, paraît-il, la joie sur la terre entière. Au coup de sifflet final et la troisième mi-temps terminée, ils seront des millions en France et en Argentine à se demander, encore et encore, comment ils vont s’y prendre pour sortir de la misère, cette misère indicible qui gangrène nos villes et nos villages.
    Puisse-il exister au fin fond de l’univers, une « noire énergie » qui habille en ses douze lettres étoilées une « reine ignorée » à la main invisible secourable!

    Et puisque au pays de la dolce France, tout finit par une chanson, autant entonner celle de Guy, bien sûr, que je dédie à Mabel, une amie argentine, qui maîtrise impeccablement notre langue :

    « Mais si, mais si… »

    Kalmia

    P-S : A cet instant m’arrive un message inattendu de celui, en filigrane mentionné en ce commentaire, qui figure dans « Le livre de savoirs – Conversations avec les grands esprits de notre temps -« 

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Très heureux chère Kalmia de vous voir citer ici le grand nom de Guy Béart et ses chansons, Messie, Bal chez Temporel…, quand je songe qu’on ne trouve plus ses disques dans les bacs, qu’on le traite en chien crevé, quelle honte, que d’injustice ! Car lui savait en effet ce que c’est que l’entre-deux des paroles et du chant, et comment cela se noue, s’imprime en nous… Magnifique chanteur que j’écoute souvent, avec Odile qui l’aime aussi beaucoup (et c’est un des critères de la bonne chanson, être écoutée en couple). Je suis surpris par vos associations d’idées : la Suzanne de votre grand Gaston, sévère logicienne, est bien éloignée de celle de Leonard, « half crasy ». Et je ne vois pas comment mettre Husserl en musique ! Mais je comprends que la chanson invite à folâtrer, ce que vous faites si bien avec vos amis Jacques, et M… Passez de belles fêtes chère Kalmia, avec ou sans victoire dimanche prochain : j’ai prié dans ma vie quelques dieux, mais jamais ceux du stade…

  3. Avatar de M
    M

    Bonjour!

    Aux aurores, quel bon heur en deux mots de participer à cette très belle discussion!

    « Être Casanova et être un moine. Être un plaisantin et un mélancolique. Être un poète, une star, un troubadour et un ange : être Leonard Cohen. » Oui, tout est dit ou presque…Où est le paysan, l’ouvrier, l’artisan, en un mot l’homme du peuple, chez cet archange infiltré dans les modes du temps?

    Vous, mes bons seigneurs, qui avez glissé en canoë sur la Charles River, avez-vous pensé à « la poésie » des gens d’en bas aux antipodes de vos brillantes humanités?

    Ils n’ont pas étudié les anagrammes de Saussure mais peut-être ont-ils compris quelque part au tréfonds de leur être « une langue comme système où tout se tient » sans avoir le moins du monde, cher J-F R, assisté aux cours du savant linguiste que vous mentionnez judicieusement.

    Quid de la voluptueuse gravité de l’artiste?

    Souffrez, amis lointains, qu’encore une fois, votre serviteur vous cite Gaston Bachelard dans « L’air et les songes », page 69 : »

    « La gravité est une loi psychique directement humaine. Elle est en nous, elle est un destin à vaincre, et le tempérament aérien a, dans sa rêverie, la prescience de sa victoire. »

    L’espace et le temps existent-ils ? Le mystère de la gravité quantique. « La vitesse de la lumière » par ses lettres permutées « limite les rêves au delà », nous dit le physicien qui en connaît un rayon en la matière.

    Guy de Maupassant, au temps du célèbre médecin mis en exergue en ce billet, parlait dans « Magnétisme » de cet éleveur d’hystériques en chambre…Léon Daudet n’en pensait pas moins, n’est-ce pas?

    Dans un avant-propos à « La logique de Husserl », la sévère et non moins rigoureuse Suzanne Bachelard, écrit :

    « En effet la description psychologique est une description empirique des faits psychiques. Au surplus, tout en voulant maintenir le positivisme du fait, la psychologie reste inféodée à de nombreux « préjugés » spéculatifs dont elle n’a pas conscience. »

    Ah, chers amis, quand vous suspendiez vos lyres aux saules de la vallée de Cambridge, pensiez-vous aux logiciens de « L’armée des ombres » et à la possibilité d’une vraie vie, ailleurs?

    La rivière suit sa vallée…

    Autant dire, en finale, qu’il est des confluences d’une rare beauté.

    Bonne journée.

    M

  4. Avatar de Pépins&pépites
    Pépins&pépites

    Mon Cher Randonneur,
    Ta proposition de regarder de près la relation entre Léonard Cohen et l’hypnose, à propos de Suzanne, a déclenché des cascades de questions, d’objections, de relectures, …
    Avant toute chose, quelques mots sur les pratiques de cette question dans ma « confrérie » des hypnopraticiens.
    Dans nos pratiques de l’hypnose, nous utilisons très souvent, voire systématiquement (c’est mon cas) la musique. Le temps d’induction hypnotique, préalable à l’intervention proprement dite, est considérablement réduit et optimisé grâce à la musique. La personne, après le temps d’anamnèse et d’alliance thérapeutique, est invitée à s’équiper d’un casque audio par lequel elle entend la voix du praticien et la musique qui va constituer le rideau de fond de scène de la relation hypnotique. Comme pour un « opéra », qui convoquerait des personnages, des scènes, et les « états du moi » de la personne consultante, selon les besoins d’un scénario co-écrit dans l’instant.
    Quelle musique demandera-t-on ? Il convient de rapidement s’affranchir des musiques dites hypnotiques ou relaxantes dont le web et autres « petit bambou » sont remplis. On pourra y trouver des musiques spécifiques composées selon des caractéristiques sonores particulières (fréquences dites « hypnotiques » à 432 Hz par exemple). Certaines sont intéressantes, il peut arriver que nous en utilisions, mais la pratique nous enseigne très vite que l’alliance thérapeutique gagne considérablement à créer un espace affectif et sonore propre à chaque personne. Du moins est-il essentiel que la personne le pense. Créer avec elle ce que tu appelles une « confrérie secrète » le temps d’une consultation. Enclore un espace virtuel pour favoriser la « boucle du retour à soi ».
    Donc nous bricolons nos accompagnements sonores. Nous pouvons y ajouter des ambiances sonores (mer, montagne, etc…). Nous pouvons travailler la « matière » du son (compression, effet de réverbération notamment). Nombreux sont ceux qui réservent une place particulière à leurs affiliations musicales, comment pourrait-il en être autrement ? Certains se constituent une petite musico-pharmacopée à l’usage de leurs clients ou patients.
    La relation que tu décris entre L Cohen, ses chansons et toi, semble bien, en effet, être de l’ordre de la transe : « étrangeté », « charme », « je ne saisis pas tout », « flotter », « visions disparates », etc…
    « Etrangeté », certes mais aussi « reconnaissance », que tu évoques à travers le murmure de la foule qui reconnaît les premières mesures d’un tube attendu ou espéré. Paradoxe ! Comme celui du conte bien connu dont on redoute la fin tragique sans pouvoir s’empêcher de l’attendre et de l’espérer. C’est ce que Milton Erickson appelait « la confusion ». Phrases inachevées, comparatifs, paradoxes, questions assertives, prétéritions, doute, etc…Le praticien va guetter les réactions de son client à ces stratagèmes communicationnels, parce qu’il a besoin d’indices de validation, de ratification de l’état de transe. Mais attention, à trop guetter ces signes, on risque de briser le charme. Car oui, il y a « ravissement », mais qui a ravi qui ?
    Ce ravissement suppose donc une bonne part de confusion, d’à peu près, de bricolage, parfois même de «gloubi-boulga hypno ». D’improvisation et d’associations libres, alimentées par l’anamnèse initiale.
    Je ne fais pas partie de ta confrérie secrète cohénienne, mon Cher Daniel, même si ses œuvres figurent quelque part dans ma discothèque. Personnellement je peux me laisser aller à une transe auto-hypnotique à l’écoute du disco, et tout particulièrement de certaines chansons du groupe suédois Abba. Mais tout autant à l’écoute en boucle de l’aria (deuxième mouvement) de la troisième suite en ré de JS Bach, BWV 1068, dite « sur la corde de sol ».
    Il me semble que tout est hypnotique « par destination » comme on le dit dans la police d’une arme qui n’est pas conçue par nature pour blesser ou tuer. La musique bien sûr, mais aussi des mots, et tout ce qui passe par les sens est susceptible de devenir support de transe.
    Comme tu l’évoquais lors d’un colloque (Cerisy 1991) sur l’hypnose en citant Lacan, « à chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine, il y a au sens propre transfert symbolique, il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres ». Léonard te parle…
    Bien sûr il m’est arrivé de me trouver devant un client bon élève qui avait simulé la transe comme pour me faire plaisir ! Et je repense soudain à cette scène magnifique du film Quand Henry rencontre Sally, de Rob Reiner, scène dans un restaurant où Meg Ryan simule un orgasme devant son ami médusé…
    Bien à toi.
    Pépins et Pépites

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher Pépin-pépites, merci de ce commentaire personnel, professionnel, argumenté… Je ne doute pas pour ma part des liens très forts entre musique et transe, et nous avons eu là-dessus, au colloque que je dirigeais à Cerisy sur l’hypnose (en 1990 ?) plusieurs interventions fortes, notamment celle, très belle, de Mikkel Borch-Jacobsen. Mais, soit dit au passage, malgré ce colloque d’une semaine et quelques bonnes lectures (notamment celle de François Roustang, maître ericksonien), je ne comprends toujours pas bien ce qui se passe avec l’hypnose, ce « comble de la communication » comme je l’ai écrit, et répété à mes étudiants… Comment procède l’induction ? Quelle est cette « alliance thérapeutique » (belle expression dont tu te sers et qui qualifierait pleinement celle de Cohen à son public) ? Je voudrais savoir en particulier si les mots disposés par lui dans « Suzanne » n’épouseraient pas le protocole même d’une séance d’hypnose, avec ses injonctions ou suggestions à entendre, à regarder, à discerner ceci ou cela, et surtout ce terme de « wavelength », longueur d’onde, qui me semble si heureusement approprié dans son étrangeté ? Je me tourne donc vers ton expérience de praticien, ré-écoute « Suzanne », et dis-nous… Mais peut-être d’autres hypno-praticiens voudront-ils ici intervenir ?

  5. Avatar de pepinspepites
    pepinspepites

    Quand on invite une personne à se rendre dans (induction) un monde d’images, de sons, de sensations, c’est la plupart du temps le praticien qui suit la personne dans ce monde dont il ne sait pas grand-chose. Ce sont ses images, représentations, et c’est bien ainsi que cela doit se passer. Cela signifie que l’induction n’a rien à voir avec une formule magique abracadabrantesque qui déclencherait cet état. J’ai coutume de dire que l’induction commence lors de la prise de rendez-vous par téléphone ou internet.
    Les mots de Suzanne peuvent parfaitement être lus comme le plan d’une induction ; j’analyserais ainsi le début de cette chanson
    Suzanne vous emmène chez elle près de la rivière
    Suzanne takes you down to her place near the river

    Invitation au voyage. Impressions visuelles

    Tu entends passer les bateaux, tu peux passer la nuit à côté d’elle
    You can hear the boats go by, you can spend the night beside her

    Convocation des sensations auditives et du temps qui passe. Permission donnée.

    Et tu sais qu’elle est à moitié folle mais c’est pour ça que tu veux être là
    And you know that she’s half-crazy but that’s why you want to be there

    Appel à l’étonnement, et rappel de la volonté du client/patient

    Et elle te donne du thé et des oranges qui viennent de Chine
    And she feeds you tea and oranges that come all the way from China

    Autres sensations, gustatives et exotiques celles-là (il ne manquerait plus que l’olfaction)

    Et juste quand tu veux lui dire que tu n’as pas d’amour à lui donner
    And just when you mean to tell her that you have no love to give her

    Paradoxe : je t’aime, moi non plus.

    Puis elle te met sur sa longueur d’onde
    Then she gets you on her wavelength

    Le lien est constitué
    Le plateau thérapeutique peut désormais trouver sa place et ouvrir sur une dissociation, l’exploration des limites d’un monde, la convocation de ressources susceptibles d’aider le client à faire face à ce qui l’amène, etc…….
    Que L. Cohen ait pensé cette démarche dans une intention hypnotique serait étonnant mais non surprenant si j’ose dire.

    Quant à l’alliance thérapeutique, elle n’est rien d’autre que cette longueur d’onde ponctuellement partagée : elle est faite de l’accord global du client sur ce qui va se passer :
    Vous êtes bien installé(e) ? Réponse : oui
    Vous êtes prêt(e) à entamer ce voyage ? Réponse : oui
    On y va, d’accord ? Réponse : oui

    Ces trois « oui » concrétisent l’effectivité de l’alliance thérapeutique. Mais l’élément le plus puissant de tout cela, cela reste que le client/patient a pris RV et est venu dans votre cabinet.

    En résumé, je pourrais parfaitement demain matin utiliser ce plan, ces suggestions, ces mots de Léonard Cohen pour obtenir une induction réussie.
    On raconte souvent à propos de Milton Erickson que le simple fait de serrer la main de son client suffisait à déclencher une transe hypnotique. Mais que n’a-t-on pas raconté sur Milton !
    Il existe en effet une induction par simple serrage de main, sans un mot. Juste en provoquant ce que l’on appelle une rupture de pattern : une fois la main saisie par le praticien, il lève rapidement la main au niveau des yeux du consultant. Cet effet de surprise vécu par le client provoque (peut provoquer) une entrée rapide en transe hypnotique.
    Je ne pratique pas cela, mais on me l’a enseigné. Je préfère largement les mots et les sons.

    Voilà mon cher Randonneur, mais est-ce bien raisonnable de chercher la rationalité dans une démarche dont le but assumé est précisément de s’en affranchir ?
    Réveillez-vous ! Je le veux !
    Pépins et Pépites

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci cher docteur Pépin (ou pépites) pour ces éclaircissements… en clair-obscur, comme doit le rester tout ce qui se trame dans le cabinet du praticien. Je ne cherche ps la rationalité, j’essaye de toucher ou faire toucher les ingrédients d’un charme bien réel : comment s’y prend Cohen pour nous subjuguer si manifestement ? Car son impact est immense, il faut bien que ses textes et ses mélodies aient quelque chose de spécifique. On m’encourage de plusieurs côtés à continuer cette présentation de quelques chansons ou thèmes, ce blog va donc pour quelques temps tourner autour de Leonard Cohen…

  6. Avatar de Assé
    Assé

    Bref, peut-on envisager un Nobel de littérature à titre posthume ? Léonard le mérite bien… autant que d’autres, en tout cas!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui, je n’étais pas le seul à me demander, quand Dylan l’a reçu, pourquoi les jurés du Nobel n’avaient pas préféré Cohen, chanteur et poète à mes yeux (à mes oreilles) très supérieur ??

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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