Soutenir les Gilets jaunes ?

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Je tombe, en lisant le William Shakespeare de Victor Hugo, sur cette page (non isolée dans son oeuvre) où il revient sur ce qui le poussa à écrire, treize ans durant, Les Misérables, livre-phare et véritablement éclatant, mais plus qu’aucun  autre peut-être insulté et moqué. Tout grand livre recrée son contexte ; comment ne pas penser, reprenant celui-ci, à notre actualité des Gilets jaunes ?

Eux non plus n’ont pas de phrases pour dire leur misère, ils s’organisent mal, se méfient des mots d’ordre, des débats, et peinent à accéder à la représentation (médiatique, symbolique, artistique, politique…) à tous les sens du terme. Est-ce d’avoir écrit moi-même La Crise de la représentation (La Découverte 2006) ? Je comprends ce que Hugo voulut dire en lançant sous les huées à la Chambre, en 1849, ce mot perspicace et terrible : « La misère, cette chose sans nom ». Une aphasie est en effet la signature de cet innommable ; une invisibilité de principe s’attache à la misère  et la constitue ; honteuse, elle se cache, fuit les représentants ou les témoignages ; chétive, elle rampe et se fond dans la nuit. Toutes les métaphores de l’ombre, si chères à l’auteur des Misérables, entourent et refoulent cet état qui ne se dit pas, et que le poète par conséquent se donne pour mission de tirer au jour, d’articuler en mots. Et avec quels mots ! que les lecteurs délicats, aujourd’hui encore, lui pardonnent mal : « Victor Hugo hélas ! », comme on soupire après Gide…

Voici ce texte, qui résonne si fort ces jours-ci :

« Elle est tout au fond de l’ombre, presque invisible à force de submersion dans la nuit, cette foule fatale, cette vaste et lugubre souffrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants. Chaos d’âmes. Cette multitude de têtes ondule obscurément comme les vagues d’une mer nocturne. De temps en temps passent sur cette surface, comme des rafales sur l’eau, des catastrophes, une guerre, une peste, une favorite, une famine. Cela fait un frémissement qui dure peu, le fond de la douleur étant immobile comme le fond de l’océan. Le désespoir dépose on ne sait quel plomb horrible. Le dernier mot de l’abîme est stupeur. C’est donc la nuit. C’est, sous de funèbres épaisseurs derrière lesquelles tout est indistinct, la sombre mer des pauvres. (…)

Tout cela expire et rampe, n’ayant pas même la force d’aimer ; et, à leur insu peut-être, tandis qu’ils se courbent et se résignent, de toutes ces inconsciences  où le droit réside, du sourd murmure de toutes ces malheureuses haleines mêlées, sort on ne sait quelle voix confuse, mystérieux brouillard du verbe, arrivant syllabe à syllabe dans l’obscurité à des prononciations de mots extraordinaires : Avenir, Humanité, Liberté, Egalité, Progrès. Et le poète écoute, et il entend : et il regarde, et il voit ; et il se penche de plus en plus, et il pleure ; et tout à coup, grandissant d’un grandissement étrange, puisant dans les ténèbres sa propre transfiguration, il se redresse, terrible et tendre au-dessus de tous les misérables, de ceux d’en haut comme de ceux d’en bas, avec des yeux éclatants. »

Et c’est pourquoi lisant ce texte, le recopiant ici, je me persuade que quelles que soient les maladresses, les erreurs, la confusion tant décriées de ce mouvement, je me tiendrai (avec certains convivialistes) du côté de ces modernes « misérables ».

5 réponses à “Soutenir les Gilets jaunes ?”

  1. Avatar de Fabrice Collot
    Fabrice Collot

    Mon commentaire

    Bravo pour ce billet et ce rapprochement si juste!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Je suis plongé dans la relecture des « Misérables », j’y reviendrai bientôt sur ce blog.

  2. Avatar de Philippe
    Philippe

    Mon cher Daniel,
    cette évocation d’une belle page de Hugo, de celles pour lesquelles l’humanité entière vénère notre patriarche national, est assurément belle et explique mieux, à mes yeux, ton incompréhensible indulgence pour ce mouvement à tant de titres indécent et inexcusable qui continue de porter à la France un préjudice durable. Mais la beauté des mots et des tournures nous masque ici une différence fondamentale : les gilets jaunes ne sont absolument pas comparables à ces misérables dont Cosette ou Gavroche restent les icônes. Nous ne sommes plus au XIXè siècle de Hugo ou Dickens, mais au XXIè de Murray ou Houellebecq ! Ces agités sont pour beaucoup des retraités repus, et pour tous les bénéficiaires depuis des décennies d’un système de transfert, ce fameux modèle français, que leur génération finance aux dépens des suivante. Outre que nommer pauvreté leur soi disant misère est une insulte à l’authentique parcimonie dans laquelle vivaient nos parents et grand parents. Il suffit pour s’en persuader d’observer leurs voitures, les assortiments plantureux des supermarchés où ils s’approvisionnent comme tout le monde, sans parler des biens collectifs dont ils disposent (éducation, santé au premier chef, sécurité, etc.) et du loisir qui leur est consenti pour vérifier qu’ils ne sont pas du tout pauvres, sinon relativement à des plus riches. User à leur propos du mot misère est à mes yeux une indécence. Sauf à parler de misère culturelle, qui est en effet abyssale chez pratiquement tous, mais n’est qu’une raison de plus de se dissocier de leur tourbe , consternante de médiocrité vindicative et écervelée. Rien ne justifie enfin qu’ils s’arrogent le droit de filtrer la circulation, couvrir les exactions des casseurs ni encombrer l’actualité de leur vindicte houleuse tourbillonnant au gré des slogans successifs. Je sais que tout ce que je viens d’écrire est politiquement peu correct, et soulèvera des hourvaris de tes autres lecteurs, et c’est peut être ça le pire : nous vivons en un temps où, si on ne se sent pas gilet jaune, du moins faut il au moins rire jaune et faire bon visage . On avait connu cela sous le nom de totailitarisme, quand il ne fallait pas manquer de saluer un cortège de SA sous peine de brutalités. Est-ce plus honorable d’être mis en demeure d’étaler un gilet jaune sous le pare brise si on souhaite franchir sans encombres un barrage de ces braillards ? Or nous en sommes là, chacun a eu l’occasion de le vivre sur l’un de ces grotesques ronds-points occupés. Et c’est la gauche qui cautionne cela ? Ne mêlons pas Victor Hugo à cette pantalonnade de sans culottes de carnaval !
    En tout amitié

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui cher Philippe, Je reconnais bien dans ton commentaire le ton de « philippique » que tu as déjà exprimé concernant cette jaunisse nationale. Je plaide fautif sur un point, central en effet : nous ne sommes plus chez Hugo, et les Gilets jaunes ne relèvent en aucun cas du sous-prolétariat ni des bas-fonds. Chez Finkielkraut samedi dernier, Denis Olivennes a très bien ouvert le débat en les définissant sur l’échelle des salaires, des situations géographiques, des catégories SP : rien de « misérable » en effet, il se trouve simplement que je suis plongé dans Hugo, pour l’animation d’un cercle de lecture, et cette page m’a paru bonne à recycler pour raviver nos facultés d’empathie (dont le roman de Hugo déborde).
      Je comprends leur révolte, elle était prévisible si une série de facteurs n’avaient poussé ces hommes et ces femmes dans une invisibilité relative : peu syndiqués ni affiliés à un parti politique, ils ne sont pas « représentés », peu férus de culture ils sont en effet méprisés et traités de ploucs par l’intelligentsia, les médias (où ils n’ont guère de relais ni d’image positive) ne les considèrent pas, etc. Nous assistons avec leur insurrection au soulèvement d’un angle mort de la représentation nationale (politique, médiatique, culturelle), toute une fraction, moyenne, très moyenne de nos concitoyens se dresse subitement, proteste de son existence et clame ses fins de mois difficiles (je suis surpris que tu leur contestes cela). En gros, ces gens chassés des villes par les loyers dépendent de leur voiture, leurs maisonnettes achetées à crédit leur coûtent cher en ajoutant les frais de déplacement, et l’absence de services publics de proximité (santé, école, administrations, grands commerces) là où ils se sont eux-mêmes relégués.
      Je ne vois pas, dans ce tableau, de quoi les stigmatiser, ils expriment une souffrance réelle, qui sera peut-être entendue au cours du « grand débat » (?) qui commence demain, et dont l’efficacité ne sera peut-être pas à la hauteur des urgences. Macron lui-même semble dépassé, il paye pour les autres et quelque dizaines d’années d’incurie ou d’étourderie : commet rendre la représentation nationale plus équitable ?

  3. Avatar de Philippe
    Philippe

    Cher Daniel,
    je me sens déjà beaucoup plus proche de cette réponse et je t’en remercie. Cette insurrection des oubliés soudain avides de se faire voir et entendre, de rappeler qu’ils existent, était déjà prophétisée par Philippe Murray dans Festivus Festivus, où il montre comment depuis des décennies une engeance dirigeante ayant la prétention d’être l’amalgame d’une intelligentsia, d’une autorité médiatique et d’une suprématie gestionnaire déclasse et déchoit le gros du peuple, fait de ce qu’il appelle les  » hyliques », autrement dit les braves gens qui ne pensent pas comme les gourous de la mairie de Paris, de la bien pensance médiatique ou du politiquement obligatoire de la classe politique — les gens ordinaires. Voyons positivement, avec toi et grâce à toi, leur mouvement de révolte, sans pour autant adhérer à ce qu’il a comporté d’insupportable chouannerie, d’exactions et, tout de même, de médiocrité prétentieuse. Tu as raison de remarquer que tout cela vient de loin, et que le premier phénomène de type GJ fut l’élection de Macron, premier rejet massif de la classe politique en place. En fait, pas le premier, le deuxième, car l’élection de 20012 avait exactement le même caractère. Les GJ sont un symptôme éruptif d’une maladie invétérée, et peut être génétique de la France. Ce n’est certainement pas le prétendu grand débat(llage) qui va nous en guérir. NB qu’entends tu par  » plus équitable » s’agissant de la représentation nationale ? Les scrutins sont là pur ça, serais-je enclin à dire…
    Merci pour l’amicale bienveillance de ta réponse.
    Amitiés

    PhR

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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