Ma petite-fille Julia, absorbée dans la préparation de ses concours scientifiques, me sollicite pour l’accompagner dans la lecture de son module philosophico-littéraire : Eschyle, Les Sept contre Thèbes et Les Suppliantes, Spinoza les chapitres XVI à XX du Traité Théologico-politique, Edith Wharton Le Temps de l’innocence – fichtre, les inspecteurs d’académie n’y vont pas avec le dos de la cuiller, quel programme apparemment rébarbatif, ne pouvait-on adosser le thème proposé, « Individu et communauté », à des textes plus attrayants ?
À ma grande surprise, Julia a aimé Le Temps de l’innocence (et j’ai découvert moi aussi avec plaisir ce roman quelque peu proustien, consacré aux affres du snobisme et de l’orgueil de classe dans un New York de 1870, fort éloigné de nous). Eschyle aussi lui plaît, contre toute attente ! Le volet difficile de ce triptyque consistant donc en Spinoza, dont Julia n’a aucune notion, par quelle entrée la guider dans la pratique de cet auteur, comment le lui faire adopter ?
J’avais moi-même, lors de mes études de philo, soutenu (en 1968) un mémoire de maîtrise intitulé « Hegel lecteur de Spinoza » rédigé sous la direction (parfaitement lointaine) du professeur Ferdinand Alquié, dont je ne garde pas un grand souvenir (mais quelques épisodes plutôt ridicules). Je devrais donc, en principe, introduire facilement Julia à Spinoza. Mais non, je ne conserve aucune empreinte particulière de mon mémoire, c’est Hegel plutôt qui m’aura alors « marqué ». Et je me dis que je n’ai jamais, au fond, compris Spinoza. J’ai attendu de lire Yves Citton, L’Envers de la liberté, L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (éditions Amsterdam 2006), pour enfin entrer dans la pensée de ce philosophe, en éprouver la grandeur, l’immense puissance de pacification, voire de bonheur ou de joie que sa lecture apporte… Et qu’il me faut aujourd’hui transmettre, par où commencer ?
La première chose à dire ou que tu dois retenir, Julia, c’est sa conception totalement immanente de Dieu exposée dès le premier livre de l’Ethique, « Deus sive natura », Dieu c’est-à-dire la nature… Contrairement à la philosophie de Descartes, aux hypothèses d’un Dieu transcendant et à tous les dualismes, et au rebours des religions créationnistes, Dieu n’a pas précédé la Nature pour la créer, il ne la surplombe pas pour ici ou là la modifier (en réponse par exemple à nos demandes enfantines de miracles), Dieu n’est pas à chercher ailleurs que dans la Nature, dont nous faisons évidemment partie, Dieu est « dans » la Nature et la Nature est en Dieu, la Nature est Dieu, point barre !
Cette divinisation pourrait déjà nous mettre en garde contre l’attitude de surplomb, ou d’exploitation, ou d’extraction, explicite dans l’illustre promesse de Descartes selon laquelle les progrès scientifiques et techniques nous rendront bientôt « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Descartes sépare Dieu de la nature, comme il sépare la nature et Dieu des hommes – alors que Spinoza replie ensemble ces trois termes dans la même entité. Dieu/la Nature est en nous – qui sommes en Dieu (en la Nature). Tout mal, ou exploitation, que nous infligeons à cette Nature qui nous crée, nous dépasse, nous soutient à l’existence et nous enveloppe de toutes parts, c’est donc à nous-mêmes que nous l’infligeons. La Nature n’est pas mise à notre disposition comme un objet inerte, elle vit en nous, par nous, dans une relation d’intimité et de réciprocité qui devrait nous retenir de lancer contre elle (contre Dieu) des opérations de conquête, ou de domination. Attaquer la Nature c’est nous attaquer à nous-mêmes ; comprendre ses lois éternelles, les interactions qui nous tissent, qui nous identifient à elle, c’est mieux nous situer dans l’univers, et mieux accepter les péripéties qui rythment nos vies.
On devine, sur de telles bases, quelle alternative offre Spinoza à notre arrogance colonisatrice, ou extractiviste, laquelle peut inversement se réclamer de l’idéal de « maîtrise » prôné par Descartes. Par exemple quand il nous précise, dans l’Ethique, que « l’homme n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire » : ni maîtres ni empereurs, ni propriétaires exploitants ni dominateurs, nous sommes constitués de toutes parts par cette Nature qui nous vivifie, nous guide et nous construit ; la seule façon de la maîtriser, c’est de connaître ses lois éternelles pour mieux leur obéir.
Mais le sujet que tu dois traiter, Julia, « individu et communauté », rebondit de façon très originale dans la philosophie de Spinoza, quand celui-ci s’interroge sur ce que c’est au juste qu’être « un individu ». Où sont les limites de mon corps ? Combien mon corps contient-il de corps, ou d’individus ? Ou encore, que peut et où s’arrête un corps ? Spinoza eut la vive intuition d’un corps à la fois contenant et contenu : mon (ou un) corps contient une immense quantité d’autres corps ou d’animalcules, virus, microbes, flore intestinale etc., dont la composition et les interactions innombrables assurent ma survie : je suis le produit ou la créature émergente de ce prodigieux labeur de forces, parfois minuscules, qui se croisent et se hiérarchisent pour me porter à l’existence. Mais cet instable composant dont je maintiens pour un temps limité l’équilibre (voué tôt ou tard à se rompre) entre lui-même en composition dans des ensembles plus vastes, famille, groupe social, corporations, églises, nation…, ces diverses communautés faisant corps à leur tour, et se trouvant comme mon corps douées d’un esprit, et d’une identité. Sait-on où s’arrête un corps ? Sans ces prolongements, ces prothèses sociales, ces enveloppes ou ces couveuses, quelles seraient nos chances de survie ?
On pourrait sur ce point, avec Yves Citton, pousser le questionnement en remarquant que je suis dans et par mon corps tantôt onde et tantôt corpuscule. Que mon action est tantôt locale et tantôt à distance ; que j’aime tantôt me circonscrire dans ma chétive identité, et tantôt propager et étendre celle-ci comme une vague traversant et envahissant d’autres corps, comme on voit dans les stades la foule des supporters transis par la olla, ou dans l’amour deux individus cherchant à dépasser, par la fusion de leurs corps et de leurs esprits, cette pauvre enveloppe qui les contient. Par la transe, le mimétisme, la suggestion, l’influence, la communication de masse ou de foules, par les médias aussi, notamment audio-visuels, qui coordonnent nos émotions et nous font parfois réagir « comme un seul homme » (redoutables ententes ou passions collectives, rebelles à la raison !), nous semblons pilotés du dehors ou expropriés de nous-mêmes, comme devenus les membres d’un ensemble plus vaste.
Un modèle permet de mieux nous figurer ces actions ou cette influence à distance, celui des cordes vibrantes, chères à Diderot ou au XVIIIe siècle en général : sans contact apparent, une corde pincée ou frappée peut entraîner à distance, sur une autre corde, une résonance accordée ; le rayon d’action de nos corps n’est pas évident à circonscrire, ici et maintenant, si en marge du corpuscule, nous nous souvenons que nous sommes aussi potentiellement des ondes, ou des vibreurs.
La philosophie de Spinoza, sa bouleversante ontologie, se trouvent par ces quelques rappels en remarquable affinité avec notre société de médias, un terme où il faut entendre à la fois les outils de la communication interpersonnelle (en constant renouvellement sous l’impulsion des NTIC, des nouvelles technologies de l’information et de la communication), mais aussi entendre le medium au sens du milieu, voire de la médiumnité (spiritisme, spectres, fantômes…). Avec la téléprésence, internet, les réseaux sociaux ou déjà la photographie, le téléphone et la télévision…, les frontières de l’ici et du maintenant se brouillent, où s’arrête un corps ? Par où passe le commun, et avec quoi faisons-nous aujourd’hui communauté ?
Mais avec l’écologie aussi, nos actions se compliquent et notre solidarité augmente. Contre l’individu simpliste ou grossier qu’on voit s’affirmer sur les marchés ou dans les échanges du néolibéralisme et d’un consumérisme sans frein, l’écologie (qui est l’économie au sens large) pose certaines limites urgentes à respecter, et déplace aussi nos frontières ; la dégradation en particulier du climat, et de la biodiversité, devrait nous inciter à mieux tenir compte des autres, de tous les autres. Cette altérité sans frontière, cette solidarité au sein d’une même substance que Spinoza appelle indifféremment Dieu ou la Nature, rebat les cartes et donne à sa philosophie un écho, ou une résonance, particulièrement bienvenus pour corriger les malheurs de notre temps.
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