Le 30 avril, j’essayais par mail d’attirer l’attention de mon ami Jacques Darras, poète et traducteur des Sonnets de Shakespeare aux éditions Grasset, sur l’affaire Tassinari-Florio, en l’envoyant sur ce blog. D’où, le lendemain, cette réponse courroucée :
(…) Écoute Daniel. J’aime bien Borgès mais lorsqu’il dit que l’anglais est la langue de l’understatement, il dit une connerie manifeste. L’anglais élisabéthain est la langue la plus fleurie, la plus BAROQUE qui soit. C’est cela que vous ne comprenez pas vous les Français classiques, bon dieu, c’est LE BAROQUE. Les dilatations et contractions du BAROQUE. Il faut tous retourner à l’école, mes chers petits copains, moi la mienne est à Bruxelles, c’est là que j’ai fait respirer le BAROQUE à ma langue classique. Comprends-tu ? Cela dit, tu ne dis pas grand chose sur la thèse de l’italien en question, et n’imagines pas une seconde que pour un Italien Shakespeare ne puisse être qu’Italien. À quand un Shakespeare indien, pakistanais, helvète etc… Par pitié par pitié ! Tu devrais écrire (c’est déjà fait) un roman policier, un thriller sur la question. Allez, mon amitié quand-même cher Sherlock, j’ai dit Sherlock pas Shylock (autrement dit « serrure timide »)
Jacobus
D’où ma répose, le mardi 13 mai :
Jacques, J’ai mis du temps à répondre à ton mail, tellement il m’a paru indigne de toi, ou de l’idée que j’ai de toi ! Le livre de Tassinari (édité en anglais à Montréal et à compte d’auteur, quel scandale !) est extrêmement sérieux, érudit et argumenté, et je crois que mon blog donne une idée suffisante de sa qualité. Je suis frappé par les réactions comme la tienne (= refus d’examiner) qui me persuadent qu’il y a décidément du boulot à faire – colloque, numéro de revue ou émissions de radio…, je comptais te proposer de rejoindre un numéro de Médium (la revue trimestrielle de Debray à laquelle je participe régulièrement) où nous ferons là-dessus un petit dossier, pour que tu y figures au moins à titre de contradicteur, mais tu n’y sembles guère disposé.
Shylock ne veut pas dire serrure, mais « boucle timide » – allusion directe au fait que l’usurier a honte de son judaïsme dans le contexte de l’intrigue, intéressant non ?
(…)
Petit PS, je te donne raison sur un point, le « baroque », j’avais un peu tiqué en recopiant la citation de Borgès (trouvée en exergue du livre de Tassinari), je ne dirais pas avec lui (JLB) que le style général du théâtre élizabéthain (pour en avoir un peu vu) soit l’understatement !…
Réponse de Jacques, le 18/05 :
Daniel, c’est déjà beaucoup que tu reconnaisses quelques vérités sur le baroque élisabéthain. Quant au reste, ton coup de foudre pour l’Italien me décontenance. Une fréquentation de trente ans de toutes les pièces, certaines vues au Royal Shakespeare jusqu’à six sept fois, m’assure par évidence littéraire interne de la « patte » irréfutable d’un même auteur génial et génialement idiomatique, un maître de l’anglais vécu et su de l’intérieur, sans rien à voir avec l’Université (Marlow par exemple), une langue de la rue, des écuries, du port etc…, maîtrisée par la saisie poétique, bref la grâce quoi ! (on y croit ou pas bien sûr), contre quoi le rationnel biographique n’a aucune prise, tu le sais bien toi-même pour Aragon dont quelques poèmes sont tellement mieux réussis que d’autres. C’est d’ailleurs pourquoi je m’en vais revoir Lear à Londres dans quelques jours. Pour me replonger dans cette langue cursive jusqu’à la sténographie. Le poème quoi. Ah! ces brusques changements de vitesse ! Ces virages-dérapages contrôlés, au millimètre près ! Tiens, pour te faire plaisir, une vraie Maserati Shakespeare, made in Britain bien sûr !
Allez ciao !
Le 13 juin, en réponse à ma demande de publier notre échange, je reçois ceci :
Cher Daniel, Oui bien sûr (…). Le Lear que nous avons vu au National Theatre (Simon Beales) était infect, indigent quant à la mise en scène et quant à l’anglais, pâteusement mâchouillé + désaccentué, qui est un tic actuel. Espérons que Henry IV I et II où nous allons, à Stratford le 4/5 juillet sera meilleur.
Florio, traducteur de Montaigne entre autres, est assurément un humaniste de première volée. Il semble, selon les bons critiques, avoir eu quelque rôle dans l’édition du Folio Shakespeare. Mais ce qui manque vitalement à la piste Florio c’est, élémentaire mon cher Watson, le théâtre, le sens du théâtre, la présence du théâtre, les indications scéniques, didascalies etc…, nous faisant sentir la sueur de la sciure – le cheval de cirque quoi !
À un de ces jours!
(…)
A quoi je répondais à mon tour :
Cher Jacques, Tes arguments dérapent : pourquoi créditer William Shakespeare (auquel Ben Jonson ne reconnaît pas un grand savoir linguistique) d’avoir manié une langue charnue, polyglotte, en bref « génialement idiomatique », et refuser cette maestria (cette Maserati !) à John Florio, auteur de dictionnaires assez géniaux, qui pratiquait cinq ou six langues de la manière la plus « fleurie », et qui a traduit en anglais Montaigne puis Boccace ? Pourquoi admirer l’un, et méconnaître à ce point l’autre ? Pourquoi Florio n’aurait-il pas eu un sens aigu du dialogue théâtral, des didascalies, du jeu, etc. ? Je te rappelle qu’il n’est pas italien de naissance mais né à Londres en 1553, et native speaker. Sa candidature au trône du grand Will me paraît, pour avoir lu Tassinari, autrement probable que celle du « swan upon Avon » au si faible bagage. Quand tu clames, à juste titre, ton admiration de cette œuvre insurpassable, il te faut raisonner plus froidement (ou équitablement) : étant donné ces pièces extraordinaires (plus pas mal de poèmes), quelle est leur plus forte probabilité d’apparition ou de rattachement, auprès du lourdaud de Stratford ou du voyageur-polyglotte-homme de cour John Florio ?
(…)
Jacques Darras m’a enfin envoyé ceci :
Mais mon vieux Daniel la froideur du raisonnement s’impose d’abord à toi et tes sbires! Ben Jonson atteste l’existence dudit Shakespeare, justement, parce qu’il le fait exister dans son mépris même, lui l’universitaire : le pauvre Shakespeare n’est-ce pas ne savait pas de grec, tout juste un peu de latin. La belle affaire!
Rebotier non plus ne connaît pas le grec figure-toi, quant à Novarina le sait-il seulement ? Vous êtes vraiment impayables, vous de la Haute Normalité ! Je viens de citer deux auteurs contemporains doués pour le théâtre et pas véritablement issus de l’Université. Ton ami Régis chaque fois qu’il vient avec sa sapience à France-Culture parle naturellement le grec mais toute sa « jourdainerie » ne nous avance pas d’un iota sur la scène du monde. Et Molière, cher Daniel, Molière qui n’avait ni grec ni latin, lui, exista-t-il ? En quoi cela l’entrava-t-il ? Pourquoi n’as-tu pas encore rejoint la croisade Corneille ? C’est pour ensuite? Vois-tu, tu crois bien faire en défendant les humanités dans l’enseignement français contemporain (ma fille est Doyenne à Rouen, grec et latin sa spécialité) mais tu confonds les bienfaits d’un tel enseignement pour la langue française, en bon conservateur que tu es, dans la droite ligne de Péguy (tiens, lis « L’Argent » à ce propos) avec l’écriture en acte et en action.Pour revenir in fine à Jonson, il dit que notre ami William s’était « paré des plumes du geai » ou je cite de tête quelque chose comme ça. Jalousie d’un esprit supérieur, assurément, donc mépris pour ce grossier farceur/farcisseur « novarinesque » du Globe.
Mais le disant il le fait exister, le connaît, l’a croisé, lui reconnaît même une pointe de talent. Bref il enlève toute crédibilité aux incrédules pour qui le savoir livresque est l’oméga de l’existence. Shakespeare prend tout le monde à contre-pied et but! Gooooooooaaaal! Car Shakespeare, je te l’apprends, était un footballeur Brésilien, qui jouait avec la Terre, le Globe pour sphère et les cuirs de la langue pour dribbling.
Santiago
A cette dernière diatribe, je n’ai pas encore trouvé le désir de répondre.
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