Je viens donc de passer au château de Cerisy-la-Salle une semaine, à l’invitation de Françoise Py et Henri Béhar directeurs de cette manifestation ; session entièrement consacrée à débattre de l’art d’André Breton et de son éventuelle actualité, cinquante ans après sa mort, et le colloque qu’en 1966 lui consacrait au même endroit Ferdinand Alquié entouré de quelques poètes et philosophes. Que retenir de nos échanges ?
Je ne propose pas ici un compte-rendu en bonne et due forme, mais plutôt quelques impressions au retour de rencontres qui furent cordiales, et stimulantes, le cadre (et le temps) également magnifiques aidant, en ce cœur de l’été.
N’étant nullement spécialiste de Breton, je venais participer du point de vue d’Aragon, qui fut son plus proche compagnon et son inséparable ami dans l’élaboration et l’aventure du surréalisme, en ces tumultueuses années 20. Car ma question était au fond de savoir où passe la frontière entre le réel et le surréel : si le réalisme choisi par Aragon est comme je le crois plus intéressant (plus difficile, plus valeureux) que le surréalisme, que veut dire, qu’apporte le préfixe sur- ? L’affrontement du (ou au) réel, entendu avec Lacan comme l’impossible à symboliser, l’exorbitant eu égard à nos capacités sémiotiques, narratives, perceptives…, n’entraîne-t-il pas un défi (terme aragonien) dont témoignent les gros volumes de La Semaine sainte (1958), du Fou d’Elsa (1963) ou des romans en général du Monde réel ? On y mesure ce qu’il fallut à leur auteur de documentation, de patience et au fond de génie pour nous rendre inoubliables la chute de Grenade, la boueuse chevauchée de Géricault, la défaite de l’armée française en juin 40 ou les figures d’hommes à la dérive dont il peuple ses romans « réalistes » (Pierre Mercadier, Aurélien Leurtillois)…
Mais ce choix réaliste souffre du double opprobre venu du naturalisme, puis du « réalisme socialiste » en leurs versions standard, honnies des échotiers qui ne regardent que ces étiquettes de bouteille (Valéry) qui « n’enivrent ni ne désaltèrent ». Ecartons donc ces –ismes encombrants, pour aller à l’homme ou au style : qu’est-ce que Breton nous propose, qu’a-t-il encore aujourd’hui d’unique et d’entraînant ?
L’ouvrage (de loin) le plus cité au cours de nos échanges fut Nadja ; on y découvre une écriture de soi qui ne tombe pas dans le racolage auto-fictionnel, Breton y invente un sujet clivé, complexe, altéré, une forme déniaisée de dire et de se dire – une certaine forme de niaiserie qui n’accède pas à la littérature consistant tout de go à se raconter, ou à prétendre s’exposer (Jean-Michel Devéza). Mais ce récit, traversé de reproductions photographiques qui sont autant de collages (bien mis en question par la conférence de Sophie Bastien, et surtout celle d’Elsa Adamowicz), veut être un procès-verbal, la fixation aussi exacte que possible d’une rencontre qui dura neuf petits jours, mais d’une intensité telle qu’elle s’imprime encore dans la sensibilité de chaque lecteur de Breton. Deux conférences s’attachèrent à préciser ce qu’accomplissait ou répétait Nadja : la rencontre de Breton avec la jeune nantaise Annie, devenue Angèle, en 1916 (Patrice Allain) ; les relations bien dignes d’examen entre Théodore Flournoy et « sa » médium Hélène Smith (Masao Suzuki)… Autour d’Annie-Angèle qui circule brièvement entre trois amis (Breton, Fraenkel et Aragon), le pouvoir d’attraction féminin, son hystérie latente, sa transformation en mythe, puis rapidement la chute d’une rencontre d’abord pétrifiante préfigurent une façon d’aimer, ou une érotique, bien attestée par la suite. Mais la rivalité épistolaire entre Breton et Nadja mérite l’attention, les deux amants se séparent en effet sur l’écriture de leur histoire, et la promesse fatale arrachée par Nadja à André de faire de leur rencontre « quelque chose » précipite leur divorce par l’évidence que leurs deux récits ne s’emboîtent pas, voire se trahissent ; pourquoi, très vite, Breton renonça-t-il à ses moments avec elle pour transformer ceux-ci en monument ? Comment dialoguer avec l’hytérique ou la demi-folle, comment l’accompagner sans arrogant surplomb, ni dangereux suivisme ? Sur quel obstacle échoua le transfert ?
La question de l’hypnose, à laquelle j’avais consacré à Cerisy un colloque en 1989 (L’Hypnose, Influence, suggestion, transe aux éditions Synthélabo « Les Empêcheurs de penser en rond »), revient sur ce point me hanter, et la citation de l’anthropologue Paul Stoller qui relate sa demande auprès d’un sorcier d’Afrique de l’ouest de le conduire auprès des esprits, à quoi l’autre répond : « One doesn’t study the spirits, one follows them !… », on n’étudie pas les esprits, on les suit. Mais comment, en pareilles matières, conserver sa conscience critique ou son billet de retour ? Comment régler sa distance pour être à la fois devant et dedans ? La relation de Breton à Nadja, objet de tant de polémiques (morales et notamment féministes), pose à notre colloque un défi central : tout n’est pas un objet d’étude, jusqu’à quel point le merveilleux, l’amour, la poésie se prêtent-ils à la confortable (et refroidie) posture universitaire ?
Ce qui soulève la question du transfert, à la fois « obstacle et levier de la cure » comme le précise Freud sans tout-à-fait s’aviser que ce maudit transfert, si nécessaire à son art, est un rejeton de l’hypnose qu’il croyait avoir chassée par la porte, et qui rentre par la fenêtre… Breton rejeta les « sommeils » de 1922 comme Freud crut condamner l’hypnose : ce parallèle souligné par Masao Suzuki ouvre sur la très suggestive problématique de savoir qui conduit qui dans une relation de transfert, ou de désir partagé (Breton-Soupault écrivant en commun Les champs magnétiques, Breton et Nadja errant dans Paris, Breton et le groupe dont il avait un vital besoin, et où il pratiqua l’immersion de son moi poreux et magnétique). Les notions de médium, de milieu, d’environnement, de communication demandent à cet égard à être reliées, et questionnées en vue d’un nouveau paradigme moins individualiste, moins logocentré, pratiqué de mille façon dans l’aventure surréaliste mais qui reste à « analyser » – si l’on ose opposer ce mot à Breton après sa rencontre manquée de 1921 avec Freud, où deux vases (majeurs) refusèrent de communiquer !
La psychanalyse (notamment représentée parmi nous par Jean-François Rabain) promet donc avec le surréalisme une confrontation cruciale. Or, au plus bref : Breton crut, avec l’écriture automatique, mettre la main sur une « dictée de la pensée », sur la source en direct de la bouche d’ombre, ou de l’inconscient. Immédiatement, c’est-à-dire sans le détour du travail (du rêve, du désir) toujours souligné par Freud, et sans doute « interminable ». Je cherche l’or du temps, cette formule qui servit de leitmotiv à nos rencontres dit sans ambages ce désir, peut-être naïf car substantialiste, le contraire d’une pensée scientifique, matérialiste, sémiotique, médiologique, bref sensible aux mille détours et travestissements du désir, de la pulsion et des mots qui croient ou voudraient les dire. Un roman comme Blanche ou l’oubli d’Aragon (1967), qui rumine sur la part de manque au cœur des mots, de la relation d’amour ou en général de nos représentations me semble tout à la fois englober Breton, et se porter aux antipodes. Breton, toujours en quête d’une révélation qui saute par-dessus le travail, me semble relever d’une illusion, ou d’un paradigme dépassé ; je soupçonne son fameux « point sublime de résolution des contraires » de camper aux antipodes d’une attitude critique (celle de Freud ou des linguistes affinant, multipliant les binarismes), trop proche des états crépusculaires ou du processus primaire en effet tolérants aux contradictions, mais peut-être émoussés et légèrement hagards.
Sur ce dernier point, psychanalyse et surréalisme partageraient en revanche la promotion d’une attention (Freud) et d’une attente (Breton) pareillement flottantes. C’est Hans T. Siepe qui souligna ce point, en introduisant dans nos débats la notion (anticipée dans le surréalisme) de sérendipité, soit l’art de transformer les détails en indices, de trouver ce qu’on ne cherchait pas ou, par suspension méthodique de toute méthodologie (« Perdre mais perdre vraiment… »), d’aller suffisamment au hasard « …pour laisser place à la trouvaille « (Apollinaire). « Beau comme la rencontre… », les vraies rencontres ne sont pas programmables, elles nous saisissent, nous ravissent ! Une excellente et très commune illustration de ce phénomène serait notre rapport au sommeil : l’insomniaque qui s’acharne à l’atteindre ne le trouve pas, il ne vient à nous qu’à condition de ne pas le chercher. Le modèle du flâneur, si merveilleusement illustré par Aragon dans son « Passage de l’Opéra » (et repris par Benjamin, mais aussi, à propos de l’heuristique journalistique, par Géraldine Muhlmann, ou encore dans le cas de la photographie et des hasards de l’objectif) mériterait qu’on le reprenne, et qu’on l’étende à quelques heuristiques contemporaines.
Une dernière ( ?) problématique tourna enfin autour des affinités entre surréalisme et pensée primitive, telle notamment que celle-ci s’exhibe dans le mur d’objets mêlés de fétiches qui ornait l’atelier de la rue Fontaine, et qu’on peut voir reconstitué (dans l’un de ses états) à Beaubourg. Stéphane Massonet puis Constance Krebs nous détaillèrent un peu de cet art premier si cher à Breton posant devant son mur plein de murmures, de frottages d’objets choisis pour leur valeur (« émotionnelle ») d’écarts, et de frôlements. Elsa Adamowicz déjà avait souligné, dans le collage, de « singuliers pouvoirs de frôlements » ; et c’est Julien Gracq qui caractérisait ce manteau de nécromant comme un « refuge contre le machinal du monde ». Pratiquer, célébrer l’automatisme pour mieux retarder sur nous divers pouvoirs de la machine ? Ce paradoxe, parmi quelques autres, mérite aussi d’être ruminé.
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