Suzanne rediviva

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« Suzanne » est un prénom qui chante, depuis Leonard Cohen puis le film de Pialat, A nos amours (1983) où l’on vit, ainsi prénommée, débuter à l’écran Sandrine Bonnaire. Katell Quillévéré, en le choisissant pour titre de son deuxième film, mettait donc la barre assez haut. On reconnaît la qualité d’un œuvre aux devanciers qu’elle se donne, et aux soins qu’elle prend de s’en dégager : pari gagné pour cette jeune bretonne aussi vive que volontaire.

Il est réconfortant de voir dans notre pays un film de cette exigence rencontrer largement son public : les gens se montrent sensibles aux ellipses, ils n’aiment pas forcément qu’on leur raconte une histoire par le menu, mais apprécient les trous, ces plages noires dont la réalisatrice truffe son film en nous dérobant les actions proprement dites – Suzanne encore lycéenne tombe enceinte, de qui ? Elle part en cavale avec un ange noir qui l’entraîne dans un cambriolage violent, comment ? Nous ne connaîtrons cet épisode dramatique qu’à travers sa relation neutre au tribunal, et par les réactions effondrées du père (excellent François Damiens) et de la petite sœur Maria (Adèle Haenel qui, dans un second rôle, crève l’écran). De même ne verrons-nous pas davantage les péripéties du trafic de drogue entre Sète et Tanger, ni la mort accidentelle de Maria.

 

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La réalisatrice a déclaré dans une interview que le petit budget du film lui avait imposé beaucoup d’économies. Sans doute, mais une fois de plus et très heureusement, less is more ; c’est à nous spectateurs d’imaginer l’histoire des amoureux-bandits, après tout banale et secondaire, comme si le film principal, ou ce qui mérite d’être fouillé par la caméra et enregistré par nous, tenait dans les émotions et les réactions que les événements impriment, au fil de vngt-cinq années, sur les visages et sur les corps. Chercheuse d’âmes, Katell Quillévéré choisit résolument de filmer l’intérieur ou les hors champ d’une vie.

Nous sommes donc provoqués à comprendre, à relier tant bien que mal des événements épars qui, comme c’est la règle aussi dans l’actualité rapportée par les médias, ou dans l’Histoire, ne font pas par eux-mêmes sens, ne sont pas raccord. Il n’est pas clair qu’une famille « aimante », comme le remarque la critique, engendre une fugueuse et une délinquante ; pourquoi le père échoue-t-il dans son éducation ? Quels sont plus précisément les rapports des deux sœurs ? Pourquoi cet abandon du premier fils de Suzanne, Charly, auprès de cette famille d’accueil qui le détache totalement de sa mère ?

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Suzanne est un film de fille, qui s’attache à débrouiller le tendre et douloureux écheveau des liens familiaux tels qu’on les voit noués dans la cabine du routier, où les soeurs accompagnent en riant leur père, ou dans le lit qu’elles partagent jusqu’à un âge avancé, ou surtout autour de la tombe où repose la mère, dont nous ne saurons rien mais dont la caméra, en y revenant, nous suggère que ce nom et ce marbre constituent l’ombilic de tout ce que l’histoire nous concède. Le père n’a pas fait le deuil de sa femme, il repousse les avances téléphoniques d’éventuelles remplaçantes, et il reporte sur ses filles cet amour exigeant, trop enveloppant. Les sœurs de même collent au père, et entre elles, dans de tendres jeux qui frôlent l’inceste (« Tu es trop grande pour dormir ici »…) : en bref, recroquevillée sur son deuil et l’angoisse de la perte, cette petite cellule familiale n’a pas défusionné.

Ce n’est pas d’amour que les filles manquent, elles souffriraient plutôt d’en avoir trop ; la cabine du camion, ou l’épisode de la voiture décapotable qui donne son affiche au film, désignent à cet égard des lieux de fusion privilégiés : on bouge beaucoup dans ce film, sans aller nulle part ; le temps s’est arrêté, les corps s’étreignent pour mieux nier le mouvement d’une vie désespérément orientée amont, vers la boule primaire ou le sein (qu’un père rude et fragile voudrait tant leur donner).

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Suzanne-Sara Forestier, qui résume et assume avec flamme cette nostalgie fantasque, incarne l’impérieuse folie de l’amour quand elle provoque dans la rue son jeune amant à ne pas la quitter, quand elle revient vers lui, quand elle s’accroche et le retient voracement, ou quand ils s’étreignent dans l’abri circulaire d’une canalisation qui est aussi un égoût. Confondue à lui, elle acceptera la délinquance, puis les trafics de drogue, sans états d’âme apparents, choisissant pour ce beau gosse d’oublier sa sœur, son père et son fils. Etonnante scène de la (première) prison, où elle va jusqu’à repousser les photos de Charly, qu’elle portait avec tant de passion apparente quand il était plus jeune : Sara n’accepte pas de grandir, elle veut, pour elle comme pour Charly, rester le bébé de la mère, du père, ou de Julien son amant…

Or ce film est très beau parcequ’il marche, néanmoins, vers son dénouement – un dé-nouement au sens propre, le dénouage d’un nous trop fort et fatal. Fœtal. Suzanne dans sa dernière prison apparaît rayonnante, enfin née à sa propre vie, que s’est-il passé ? Sa sœur Maria est morte et a rejoint la mère dans la tombe ; cette sœur si dévouée, celle qui comprend et se sacrifie, qui « file droit », a pris sur elle la pulsion nécrophile du père et de Suzanne, elle l’a réalisée pour que les deux autres, enfin, se détachent. L’explosion de douleur de Suzanne au cimetière, qui lui révèle cette mort dont elle n’avait, au Maroc, rien su, est terrible – autant que salutaire : sur le bateau du retour, face au douanier soupçonneux, elle ne craque pas, elle avoue tranquillement qu’elle ne veut plus être cette femme (l’identité falsifiée du passeport, la femme aussi de cet homme). Julien (Paul Hamy) fait à cet instant crucial le très surprenant geste de la prendre dans ses bras et une dernère fois de l’étreindre, comme pour la remercier de rompre les charmes et de lui faire cadeau de sa condamnation. Nous ne reverrons pas Julien mais elle retournera en prison pacifiée, heureuse et comme rendue à elle-même, désenvoûtée. Suzanne rediviva, comme chante aussi Nina Simone dans une version particulièrement déjantée du tube de Cohen, sur les dernières images du film : Charly et son grand père filent sur la route entre les marais de Camargue, la caméra prend de la hauteur et la voiture comme la chanson semblent aller désormais quelque part.

(Je partage avec Françoise, psychanalyste et excellente spectatrice de films, la « lecture » ici proposée de Suzanne.)

3 réponses à “Suzanne rediviva”

  1. Avatar de BLACK
    BLACK

    Les commentaires éclairés de Daniel « assisté » de Françoise et de ses doigts de fée psychanalyste démêle à merveille l’écheveau de cette histoire. Bien que je sois allé voir ce film sur leur conseil, j’ai essayé de retrouver devant l’écran un regard de spectateur naïf. Et ce qui m’a frappé dans le déroulement de la séance, c’est que cette histoire ne semble conduire nulle part, Je n’ai à aucun moment été saisi par une évidence qui m’aurait « ravi » et qui déboucherait sur une interprétation nécessaire pour fouiller la nature de cette émotion.

    Certes, les « plaisirs » partiels abondent: les ellipses de l’écran noir, la vitalité brouillonne de Suzanne (bien de notre époque?), ses sourires ou sa moue boudeuse, sa passion exclusive et mortifère, sa rédemption sans doute quand elle décide de s’assumer en rejetant, avec son nom d’emprunt, son identité artificielle ou déviante. En écrivant, je me prends moi-même à trouver plus de sens à cette histoire que je n’en ai ressenti en la voyant.

    A une époque où le commentaire sur les oeuvres tend à justifier toutes les prétentions artistiques, dans quelle mesure « l’interprétation » de Daniel et Françoise ne sauve-t-elle pas une oeuvre sympathique, vivante, « intéressante », mais non aboutie – Certes, il y a la scène de fin, mais où est-elle préparée ?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bonsoir JM Black, votre commentaire soulève une question de fond que j’ai souvent rencontrée en critique littéraire, comment s’assurer de la validité d’une « lecture », comment ne pas franchir les troubles frontières du délire d’interprétation ?
      Il n’y a pas de règles, et je dirais : pas de « vérité » à attendre. Simplement, certains commentaires enrichissent l’oeuvre, d’autres non. Dans le cas du film « Suzanne », nous n’avons relevé nulle part dans la critique les éléments que nous pointons, pas même chez la jeune réalisatrice, qui se contente d’énoncer une morale assez plate du type « Avec l’amour on s’en sort toujours… » Sur ce point, son film me paraît plus intelligent, ou aller plus loin, car l’amour ne suffit pas, ou plutôt, il y a bien des sortes d’amour, certains captatifs, étouffants, ou qui conduisent carrément dans le mur – celui de Suzanne justement avec son beau délinquant. Je tiens pour ma part à mon (notre) interprétation, car comment expliquer autrement la délivrance finale de Suzanne, son visage à la deuxième prison (avec son deuxième bébé) ? Je crois donc que sous les allures très pulsionnelles de son errance, Suzanne ne répète pas ou ne fait pas n’importe quoi, mais qu’elle va quelque part. La scène de la douane où elle se dénonce, et dénonce du même coup son complice, constitue un point de basculement intensément dramatique mais d’une certaine manière logique , ou « moral ». Suzanne a compris quelque chose, et le film le dit avec ellipse ou pudeur, mais quand même : c’est dit. Or la critique n’en parle pas, ça n’intéresse apparemment personne, et hier soir encore les critiques du « Masque et la plume » n’ont pas fait beaucoup d’effort pour prendre au sérieux ce personnage.

  2. Avatar de BLACK
    BLACK

    Merci Daniel d’avoir répondu à ma question, qui a pu vous paraître une objection. Je suis d’accord avec votre jugement sur la superficialité des critiques « médiatiques » (C’est en partie pour cela que je lis votre Blog). Votre interprétation est éclairante, et j’admets volontiers qu’une oeuvre artistique puisse dépasser en « profondeur » la conscience qu’en a son auteur ou le projet conscient qu’il avait de ce qu’il voulait faire. C’est, me semble-t-il, la démonstration que veut effectuer Vincent Descombes dans son « Proust ».Et l’objet de la notion de « chance » empruntée à Bataille par Jean-Philippe Domecq (Une nouvelle introduction à l’art du XXeme siècle, p.39) « la chance … vient à qui sait diriger son travail et sa raison pas seulement vers ce que rapportent travail et raison, mais aussi vers ce qui les dépasse… » En cherchant la limite de validité d’une interprétation, je n’avais pour objectif que mieux définir ce qui déclenche une adhésion – ou d’une distance – à l’égard d’une oeuvre esthétique. Dont les provocations de l’art contemporain dénaturent parfois l’idée même. Encore merci pour cet échange.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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