Une innovation dont on ne mesure peut-être pas l’importance a surgi dans les prévisions météo ; on vous donne maintenant, à côté des chiffres de demain pour la hausse ou la baisse du thermomètre, ou la force du vent, une colonne « température ressentie » qui renforce généralement la tendance annoncée : il fera froid, le mercure descendra à moins 2, mais fiez-vous plutôt à la peau de votre visage ou de vos mains, qui encaissera un bon – 10. C’est ainsi que lors de la vague polaire qui a frappé l’est des Etats-Unis aux dernières fêtes de Noël, les prévisions affichaient – 40 (ressentis).
Cette trouvaille fait rêver à de curieuses extensions, dont quelques-unes déjà bien attestées. C’est ainsi que certains parents progressistes, ou postmodernes, ne se hâtent pas d’attribuer un sexe à la naissance de leur enfant, préférant au nom du « genre » laisser celui-ci le choisir lui-même au cours de sa maturation. Baptisé(e) d’un prénom neutre, Camille ou Dominique se voit ainsi offrir de ressentir son genre selon son intime conviction ; l’attribution du sexe n’est plus imposée par la nature, mais se trouvera formulée par l’intéressé(e) le moment venu, au plus près de son désir ou de son sentiment. On ne naît plus homme ou femme, on a le choix. (Rappelons que le genre, et les nombreuses études qui lui sont aujourd’hui consacrées, désigne non le sexe tel que nous le recevons de la nature en partage, mais l’interprétation et les rôles que la culture en général superpose à cette donnée initiale, que les individus peuvent jusqu’à un certain point contester voire dénier.)
Cette même maxime « C’est mon choix » (et je le partage), qui semble en passe de remplacer dans l’air du temps quantité de contraintes venues de la nature, des règles sociales ou de la loi, me rappelle un étudiant (américain) auquel je faisais remarquer, en lui rendant sa copie, son piètre niveau d’orthographe et d’argumentation dans notre langue. « Vos phrases sont inintelligibles ! – Pas pour moi, Professeur, je vous assure que je me comprends !… ». Et je comprenais à mon tour, devant cette candide déclaration d’autonomie, que notre système éducatif n’avait plus qu’à tirer l’échelle.
Ces deux exemples semblent révélateurs d’un déni de notre commune finitude. L’homme qui entre en communication (et pour cela se plie aux attentes sociales et aux contraintes des codes en vigueur) se connaît intimement imparfait, ou frappé d’un manque, et c’est pour y remédier qu’il se tourne vers un interlocuteur, en acceptant que ses représentations, ainsi soumises aux autres, soient par eux ratifiées ou invalidées ; l’élaboration d’un espace public ou d’une communauté un peu large passe par cette épreuve de l’échange, qui blesse nécessairement le narcissisme de chacun, « castration » néanmoins nécessaire pour accéder à un monde par définition plus ouverts que le petit cercle originel.
La construction de ce monde ne part donc pas de la table rase mais s’insère dans des contraintes venues de la nature, d’un environnement ou de données initiales que nous ne sommes jamais tout-à-fait libres ni capables à nous seuls d’instituer. Non seulement le monde de chacun se construit à plusieurs, et résulte d’une grande diversité de sujets en interactions, mais cette co-construction exige une composante « symbolique », venue d’un amont ou d’une transcendance non-négociables (dont le modèle est notamment la langue, qui impose à chacun d’en passer par des lois arbitraires s’il veut communiquer, c’est-à-dire instaurer un monde un tant soit peu commun).
Sous la double contrainte d’une nature ou d’un donné biologique d’une part, et d’autre part d’un ordre symbolique, chacun fait avec plutôt qu’il ne pilote à son gré ce corps et ce tissu de relations qui le façonnent. Notre constructivisme trouve ainsi dans l’environnement, et dans la réception d’un capital symbolique, sa double limite. Ce sont ces limites qu’un narcissisme béat, ou un prométhéisme aventuré, voudraient franchir en effaçant par exemple les partages de la sexuation par le choix du genre, ou les contraintes de la communication par les impatiences de l’expression de soi. Mais que vaut l’exigence brute de se voir aimé ou reconnu par les autres, sans en passer par leurs attentes ni par les codes en usage ? Comment étendre ses relations sans en acquitter le prix ?
Notre post-modernité tend à déconstruire le monde commun, ou un certain réel, au nom de l’idiosyncrasie et des paramètres de chaque individu. Ce ménagement des sentiments est certes nécessaire quand on se propose d’étendre le domaine du monde acceptable ou commun. La communication consiste à séduire et à convaincre plutôt que vaincre, elle cherche l’adhésion et l’assentiment. L’impératif de ménager les autres surplombe donc toute communication, dont la conversation fournit un bon modèle. Et notre idéal démocratique de même ne peut se permettre de heurter trop ouvertement les sentiments intimes d’une minorité : nos grands médias comme le jeu démocratique sont nécessairement voués à prendre en compte la sensibilité des individus.
Mais jamais on ne fondera le lien social sur les caprices du sentiment, ni les préférences de chaque petit égo ; de même, on peut bien s’efforcer de calculer la température ressentie, et de transcrire en marge de l’échelle commune sa traduction sensible, cela n’invalide pas l’existence du thermomètre, de poids et mesures objectifs pour régler nos transactions ni d’un mètre-étalon qui s’impose à tous (en iridium ou en platine et déposé, nous apprenait l’école, au pavillon de Breteuil à Sèvres).
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