Comme chaque deuxième week-end d’octobre, les Rencontres philosophiques d’Uriage (cette année consacrées à la question « Prisonniers du temps ? ») s’ouvrent par un abécédaire, où quelques orateurs disposent de huit minutes pour traiter un sujet de leur choix. J’ai choisi P comme Proust.
Chacun lit La Recherche comme ça lui chante. J’ai trouvé très éclairante l’interprétation de René Girard, centrée sur les ravages du snobisme, de la jalousie, du mimétisme et du « désir triangulaire » ; formidable l’ouvrage classique ou canonique de Gilles Deleuze, Proust et les signes, même s’il est entaché peut-être de l’erreur de tirer Proust vers le platonisme et une quête des essences ; assez merveilleuses les analyses de Gérard Genette, elles aussi classiques dans leur effort d’appliquer à cette œuvre les grilles de la rhétorique (dans Figures II et III) ; stimulantes, mais vite un peu lassantes, celles de Julia Kristeva dans Le Temps sensible, évidemment inspirées par la psychanalyse et d’une impressionnante érudition concernant les avant-textes, les paperoles et les repentirs… On voit qu’une lecture critique de Proust ne part plus d’une table rase !
C’est chez François Jullien pourtant que j’ai surtout puisé ma propre inspiration, particulièrement dans son ouvrage L’Inouï (Grasset 2019), qui me semble épouser de près le thème de ces rencontres, puisqu’il y traite d’une libération. Sa conférence prévue demain à cette table est un motif supplémentaire de lui emprunter, par avance, quelques motifs de réflexion. Où l’on vérifie, en passant, à quel point une grande œuvre littéraire côtoie et rejoint l’exercice de la philosophie.
Le temps perdu on le sait n’est pas seulement le temps passé, écoulé, mais celui qu’on perd et dissipe dans les mondanités, dans « la fréquentation des pesages et des grands bars ». Mais on ne perd pas moins son temps, ou sa vie, en se contentant d’une vision prosaïque ou convenue de la réalité, dans une perception et un langage « desséchés », incapables de nous faire toucher ou de restituer la chair du monde, sa profondeur sensible. La recherche peut donc se lire, avant tout, comme l’apprentissage tourné vers l’avenir d’un narrateur qui progresse, un exercice pour décaper les apparences, et les automatismes de notre langue qui nous enferment, nous étouffent. Toute langue agissant comme une gangue, il faut la fissurer ou la développer autrement pour que, de cette glaise collante, émerge une apparition ou un événement véritables. L’expérience acquise ne débouchera pas sur un autre monde, mais nous fera voir autrement celui-ci ; Proust se meut dans l’immanence et la métaphore (même s’il lui arrive d’emprunter lui aussi au langage de Platon, et de retomber dans la métaphysique des essences et des substances). Contre cet enlisement platonicien, posons fermement avec Jullien que le passage du temps perdu au temps retrouvé ne consiste pas en une découverte, mais plutôt en un découvrement.
La recherche apparaît en effet scandée de trouvailles, qui donnent au narrateur une « joie extraordinaire », mais ce qu’il touche dans ces moments où les apparences, comme un voile, se déchirent, n’est rien d’extravagant (de prodigieux, de fabuleux), mais au contraire semble tout proche, et familier ; de l’abyssal se découvre à portée de regard ou de main moyennant un écart, un hasard, un lapsus dans le cours ordinaire. Qu’est-ce qui fait surface dans ces instants de grâce ? « Un peu de temps à l’état pur ». Le temps d’une apparition, d’un essor arraché à l’étale, à la monotonie banale des travaux et des jours. Tout Combray ressuscite dans la saveur de la petite madeleine trempée dans le thé, mais aussi bien Venise dans l’achoppement de la chaussure contre deux pavés mal joints de l’Hôtel de Guermantes, ou « les matinées de Doncières dans les hoquets de notre calorifère à eau ». Une sensation de hasard, parfaitement prosaïque, soulève comme par un point d’Archimède tout un monde passé, d’un passé tel qu’il ne pouvait être vécu et qui se donne, au présent de la réminiscence ainsi provoquée. Présent est le mot clé, avec ses connotations de la présence, et du cadeau. Toute La Recherche est ainsi ponctuée, aimantée par ces instants magiques d’une présence enfin pleine au monde.
Ordinairement en effet (prosaïquement), cette présence se dérobe dans sa présence même ; elle s’étale, elle ne fait plus essor. Nous vivons de représentations, et la re-présentation ne peut par définition saisir ou faire l’expérience de la présence, qui est d’un autre ordre ; passer de l’une à l’autre suppose un saut, un décrochement. Précisons : le réel n’arrête pas d’arriver, le monde n’arrête pas d’être là, d’affleurer, mais sur un mode furtif, nous le frôlons en permanence, nous le refoulons sous nos projections.
Ce dernier mot, important, se trouve détaillé au tout début de Combray dans les pages consacrées aux projections de la lanterne magique, dont l’image sur le mur absorbe le bouton de porte, et s’assimile les accidents du support. Face à Swann de même, la famille ne voit dans le cordial visiteur du soir qu’un voisin de campagne, et tomberait des nues d’apprendre qu’il a une vie parisienne, qu’il est reçu à l’Elysée ! Nous passons notre vie en projections et en assimilations, par une grande loi biologique qui est aussi psychologique : notre vie se nourrit en absorbant et en transformant de l’autre en nous-mêmes, nous passons à côté du réel, nous nous ouvrons difficilement à une altérité trop radicale. Mais fugitivement, furtivement, de l’inouï se faufile, et peut nous bouleverser.
À la recherche du temps perdu, film de Raul Ruiz
Il y a dans cette bifurcation un saut ou un moment éthique : sommes-nous capables de nous désengager (de nos routines), de nous désengaîner de notre gangue langagière et affective pour accueillir du nouveau ? Non une nouveauté radicale, mais une expérience radicalement neuve de Combray, de Venise ou des clochers de Martinville tels qu’ils ne furent par nous jamais perçus ? Erigés, ressuscités dans leur présence, purs de toute représentation ?
Ces moments de fascination du temps retrouvé constituent autant de sommations éthiques, de points de basculement de l’existence. Subitement « le déluge de la réalité nous submerge », accompagné d’une joie énorme – oui mais en voulons-nous vraiment, en sommes-nous durablement capables ? « J’avais un tel appétit de vivre, maintenant… » Nous frôlons dans cette expérience un au-delà (un en deçà plutôt) de l’expérience, nous entrevoyons autrement les choses, mais on ne s’installe pas dans le temps retrouvé, qui ne se donne que comme brèche (éphémère), comme événement.
Ftançois Jullien
« …de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : ‘Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose ». Cette phrase comme le corps nerveux, malléable, impressionnable du narrateur de La Recherche nous incite à chercher dans les décombres du Temps, et c’est une des raisons de lire Proust aujourd’hui : explorer un monde immensément étranger dans ses bizarreries, sa bigarrure, ne pas nous contenter de fréquenter des livres, des personnes qui parlent déjà notre langue et nous enfoncent dans nos clichés, mais aller vers des expériences, des rencontres, des métaphores qui, par leur absolue singularité prélevée au fil du quotidien le plus banal, le plus assommant, parviennent, et c’est tout le plaisir de la littérature à la philosophie mêlée, à nous ébranler, à desceller un peu notre statue de son socle.
P.S. Je redonne le lien (et le programme) de ces rencontres : http://www.rencontres-philosophiques-uriage.fr
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