Tendance danse

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Le spectacle vivant, depuis les beaux jours du TNP de Vilar qui accomplissait chaque soir la prophétie hugolienne d’un théâtre creuset de l’âme des peuples, connaît depuis quelques décennies sur nos scènes, nationales ou autres, un glissement ou une mue que l’auteur d’Hernani n’avait pas vu venir. Les répliques bien distribuées d’un langage sonore, vociféré, la mise en scène de textes classiques –c’est-à-dire enseignés par ailleurs à l’école –connaîssent toujours les faveurs du public, mais les coups d’éclat et les propositions novatrices des dernières décennies sont venues de la danse, d’autant mieux internationale que l’intelligence du spectacle n’y passe plus par la parole. Et d’autant mieux reçue qu’elle remue à l’intime le corps du spectateur, notre émotion se trouvant directement suscitée par la vision de mouvements qui nous parlent sans emprunter les détours de la langue, par court-circuit décapitant : comme si nos propres aspirations à la mobilité, à une expression charnelle voire violente des sentiments et des passions trouvaient dans la danse moderne et contemporaine un élan, un miroir.

Nous avons coutume en médiologie d’invoquer l’effet-jogging comme un de nos axiomes : plus le quidam se trouve motorisé, bureaucratisé ou plié dans son corps à un travail sédentaire et plus, le dimanche ou à la première occasion, il s’échappe pour courir ; plus nos vallées s’équipent d’autoroutes ou de trains à grande vitesse et plus, dans la montagne, on trace des GR et des sentiers où les mêmes voyageurs savourent la lenteur de la marche et renouent avec la nature. Etc. De même, une poussée de performances symboliques et une culture livresque ou logico-langagière qui nous limitent au vis-à-vis des écrans, où l’expérience tactile se réduit à des exercices purement digitaux, n’excluent pas mais au contraire provoquent des contre-poussées indicielles, et le débordement de contacts réservés à la chair. La multiplication des salles de sport, des clubs d’entraînement ou des stades, mais aussi l’offre pornographique, si facilement étalée, témoignent de cette bascule qui est aussi une reprise d’équilibre : un rappel lancinant des corps que les nouveaux modes de travail laissent en friches. Plus d’un côté l’on code et plus, de l’autre, on somatise.

Kontakthof de Pina Bausch

Nos scènes de spectacle enregistrent clairement cette ligne de fracture entre les prestiges exigeants d’un haut langage (celui, disons, des Classiques), et les séductions plus immédiates, ou moins coûteuses en termes d’interprétation et de réception, de la danse. L’arabesque d’un corps que l’on porte,  qui retombe ou qui saute nous caresse (sans parler) plus directement que les cadences de l’alexandrin de Racine ou Hugo, et nous émeut d’autre façon ; au point que quelques poètes eurent l’intuition, ou la nostalgie, de cette écriture plus directe d’une chair s’imprimant sur celle du public sans passer par la voix, ni par aucune « histoire ». Mallarmé tenacement en rêva, jusque dans la typographie de son poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, proposé comme un exercice de chorégraphie mentale.

C’est ainsi que nous vîmes, à la tête de la Maison de la Culture de Grenoble, le danseur Gallotta succéder à l’homme de théâtre Lavaudant au cours des années quatre-vingts. Et qu’au festival d’Avignon, une chorégraphie de Carolyn Carlson, de Pina Bausch ou (hélas !) de Jan Fabre marquèrent plus fortement les esprits qu’une mise en scène de Lassalle, Mesguich ou Jean-Pierre Vincent. Ce glissement eut de quoi réjouir les programmateurs des industries culturelles, on y vit un renouvellement appréciable des arts et des stars de la scène, ouverte de plain-pied par la danse à l’international ; mais aussi à des publics plus jeunes, voire moins éduqués que ceux du théâtre traditionnel.

Jean-Claude Gallotta

Le médiologue y diagnostiquera surtout un passage du symbolique à l’indiciel, un glissement des messages prestigieux du Verbe à ceux, plus chauds et plus facilement reçus, de la Chair. Cela fait quelques années qu’avec Régis Debray nous distinguons (sans les hiérarchiser) une « ligne-verbe » d’une « ligne-chair » : toutes deux se tressent dans la moindre de nos communications. La voix par exemple articule certes des séquences de signes symboliques, conformes aux codes linguistiques, mais la même se double d’intonations, de gesticulations ou d’une cloche physique toute capitonnée d’indices. Il est certain que nos institutions favorisent la première, et qu’à l’école les performances symboliques sont préférées à l’éducation sportive, aux beaux-arts ou à la danse (inexistante). Un CV de même mettra généralement en avant des diplômes relevant de la première ligne. Et pourtant, que serait l’efficacité symbolique de la parole sans le corps de l’orateur ? En politique notamment, ne faut-il pas pour imposer son personnage un charisme, une « chair » dont les composantes se laissent malaisément analyser mais que les électeurs perçoivent 5/5, et plébiscitent ? De Gaulle, Chirac ou Le Pen (que cela plaise ou non) avaient une évidence ou une présence physique dont ils ne se privaient pas de jouer ; inversement, l’échec relatif d’Alain Juppé (mon ancien condisciple à la khâgne de Louis-le-Grand auquel j’ai consacré jadis un ouvrage sur sa difficulté à communiquer) s’explique je crois par une tenace, une irrattrapable absence de corps. Sa silhouette, sa marionnette ne danse pas. Cette tendance « danse », cette course à une immédiateté ou une évidence sensible qui ne concerne pas que nos scènes, appelle examen.

Si nous voulons réchauffer en général une communication, il faut y mettre de l’indice : intonations de la voix, gestualité et postures appropriées, nos performances communicationnelles exigent toute une chorégraphie de signes effervescents. Un homme politique aura soin de mettre en avant son corps, voire celui de son épouse (Brigitte Macron, Michèle Obama !) pour bien communiquer ; dans la lutte pour les places au prétoire, au marché comme au forum « ce fut un danseur qui l’obtint » (selon le mot de Figaro). S’exprimer, exigence capitale de chacun, peut passer par une langue châtiée, un livre ou divers supports et relais médiatiques, mais dans cette légitime course à l’expression une performance dansée brillera toujours par son évidence, son apparente immédiateté ; de même les thérapies corporelles l’emportent peut-être aujourd’hui sur les prestiges désuets d’une psychanalyse trop dépendante du livre et issue, aux débuts du siècle dernier, des bâillements d’un érudit viennois… La lecture comme le divan nous immobilisent, objection fatale aux yeux d’une génération du mouvement pour qui « faut que ça danse » ; le philosophe de même est maladroit au bal, et s’attire les railleries de Nietzsche qui lui oppose un Zarathoustra, dieu dansant

Phaéton de Karine Saporta

Pourtant, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! Nous avons aussi coutume de dire, en médiologie, que « ceci ne remplacera pas cela » ; les substitutions totales s’avèrent improbables au fil des progrès techniques, l’engendrement successif de nos outils relevant plutôt de créations de compromis, d’hybridations ou de métissages. Le théâtre tel que le connut Molière (lui-même grand amateur de ballets) n’est pas près de disparaître, mais il lui arrive d’acccueillir la danse, et de lui faire largement place avec un merveilleux succès. C’était le cas au château de Grignan, en juillet dernier, du Lorenzaccio de Musset mis en scène par Daniel Mesguich, mais surtout superbement joué et chorégraphié par Marie-Claude Pietragalla et son compagnon Julien Derouault (interprète du rôle-titre), dont j’ai commenté la performance sur ce blog l’année passée. Il est rare que la rencontre de la danse et du théâtre (le fameux T-D-M, Théâtre-Danse-Musique également promu par Jean-Claude Gallotta) opère à ce niveau.Qu’est-ce que la danse apporte à l’intelligence ou à la saisie d’un texte du répertoire, pourquoi, comment l’arabesque et le choc des corps peuvent-ils accomplir un projet d’abord théâtral ? Que fait la danse au théâtre et qu’a-t-elle à lui dire ?

En première réponse, moins de texte et plus de corps, un supplément de présence physique, sensuelle, très charnelle. Les hiérarchies du dire et du montré, du texte et des corps en mouvement, de la figure et du fond s’enchevêtrent sur cette scène – qu’on qualifiera donc de totale. Je me prenais à rêver, dans cette nuit de Grignan, à de futures noces entre le théâtre et la danse, à quand un Tartuffe, des Précieuses ridicules ainsi orchestrés ? Molière s’y prête bien sûr, auteur lui-même de comédies-ballets ; mais pourquoi pas Corneille, Shakespeare, Ubu-Roi ou Arturo Ui ? Pour peu qu’un théâtre se montre haut en couleur, en mouvements ou en vociférations, le tourbillon des corps y relancera avec profit l’énergie de la parole. On imagine plus difficilement Racine ou Tchekhov pliés à l’exercice ; là où le texte domine et tient l’action captive, les marges physiques semblent plus étroites. Tout livre pourtant est un point de départ, une amorce de pensées ouvertes au live et à une chaîne indéfinie d’interprétations – comme le texte de Lorenzaccio où, prévus par Musset, se côtoyaient par avance le hip-hop et les arts de la rue… Cela sans doute viendra avec le secours de la musique, de la vidéo en 3-D, et nous verrons quelque jour Béréniceou Les Trois sœurs ainsi accommodées. Une « tendance danse » grignote (pas seulement à Grignan !) ou plutôt irrigue notre culture, moins intellectuelle et toujours plus charnelle, présentielle, indicielle…

Le festival d’Aix-en-Provence de juillet 2017 nous a ainsi montré un Don Giovanni (mis en scène par Sivadier) où l’interprète du rôle-titre, apparemment venu de la danse, se livrait à des échappées ou des cabrioles très physiques – au détriment hélas des aspects psychologiques de l’intrigue, fortement rabotés. Le personnage et la musique de Mozart sont fort énergiques, mais ils donnent aussi à penser, ce qu’oubliait un peu trop cette interprétation juvénile. Un éclatant Cosi est venu depuis démentir ce constat, avec la mise en scène au Palais Garnier de cet opéra par Anne Teresa de Keersmaeker ; la chorégraphe y doublait chaque protagoniste par son ombre silencieuse mais dansante, et l’enrichissement de cette intrigue tragique ourdie par Da Ponte (et par la partition de Mozart !) nous sautait aux yeux : les pensées lourdes de non-dits des amants malheureux, pris à leur propre piège, affluaient, affleuraient dans ce miroir d’eux-mêmes à leur côté. Saisissante scéno-chorégraphie qui non seulement surlignait l’emboîtement machiavélique des scènes où trois couples s’échelonnent selon trois degrés de tromperie : deux femmes entièrement manipulées (Fiordiligi et Dorabella), deux hommes à la fois manipulés et manipulateurs (Ferrando et Guglielmo), et deux trompeurs (Alfonso et Despina), cette dernière peut-être elle-même victime du philosophe expérimentateur qui a présidé à toute la machine… Ce dispositif sadien, dont la cruauté semble à la scène voilée par la beauté de la musique et du chant, gagnait ici en épanchements et en rêveries infiniment déroulées par cette figuration, dansée, de l’inconscient et d’une mélancolie qui baignent tout Cosi.

Karine Saporta

Je repensais à tout ceci la semaine dernière, à l’occasion d’un forum de discussion intitulé « Je danse donc je suis » initié par Karine Saporta sur la pelouse de Reuilly, où la chorégraphe m’a demandé d’intervenir à trois reprises. Karine semble très désireuse de marier les prestiges de la danse et ceux de la philosophie, soit d’une communication toute indicielle avec une ligne de paroles qui vise parfois dangereusement le comble de l’abstraction symbolique…, un défi curieux à relever. Peu d’ouvrages sont en effet consacrés à quelque « Philosophie de la danse » ; dans sa Critique du jugement Kant ne la considère pas, et la danse de même est ignorée de la majestueuse construction du Cours d’esthétique de Hegel. Extraordinaire lacune, bien symptomatique des refoulements propres à la ligne verbe, et au persistant logocentrisme de notre culture ! Car il est certain que les mouvements du corps pensent, et que les articulations de nos danses, indicielles donc non-langagières (mais le langage n’est le tout ni de la communication ni de la pensée) méritent toute l’attention du sémiologue, ou du philosophe. Je disais ainsi à Karine, au cours de nos échanges, qu’eux les danseurs étaient au contraire les gardiens et les ouvriers de nos performances somatiques, qui n’ignorent nullement nos accomplissements symboliques mais qui les soutiennent, les nourrissent et les équilibrent : merveilleuse balance que la danse ! On aimerait suggérer aux philosophes, aux écrivains, et après Nietzsche, d’en mettre un peu plus souvent dans leurs pensées…

Friedrich Nietzsche

Les voies de l’expression des corps (ou de leurs communications) sont infinies autant qu’irrépressibles. Pour clore (provisoirement) ce billet, corrigeons donc Wittgenstein, prisonnier d’une conception étroitement logico-langagière, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » – vraiment ? Grands dieux non, il reste cher Ludwig à le montrer, à le chanter, à le danser !

Ludwig Wittgenstein

(Cet article, ici modifié, a d’abord paru sous ce titre dans la revue Médium numéro 55)

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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