Devant un spectacle de danse, je perds la tête.
Je veux dire que la représentation, privée de mots, désoriente notre logocentrisme coutumier, le sens ne passe plus par la voix et les oreilles, il déborde ce canal trop simple et ruisselle de mille façons, par les gestes des mains, des pieds et de tout le corps, mille postures parfois horrifiques, parfois attendrissantes et délicieuses… Un mouvement tourbillonnant ne nous laisse pas le temps d’analyser cette nouvelle grammaire ou ce sauvage solfège, nous regardons et écoutons de tous nos sens analphabètes, rendus à l’enfance du signe, aux balbutiements d’un tout autre langage.
La chorégraphie décapite la pensée ordinaire pour mieux l’élargir, la brancher sur d’autres sources signifiantes.
J’y songeais hier particulièrement face au spectacle Until the Lions (titre totalement énigmatique) d’Akram Khan à la MC2 de Grenoble : une tête justement s’y trouve placée au début de l’action sur la pique d’un bambou redressé au bord du petit podium qui sert de scène dans la scène ; autour de cette estrade ronde (qui imite, je le découvre par les photos, la coupe d’un arbre), quatre musiciens entretiendront par la guitare, les percussions, la voix et les mains un rythme pressant. Est-ce nous que ce bizarre totem ou témoin d’outre-tombe représente, spectateur d’avant-poste pour les ébats (parfois effrénés) qui vont suivre ? Ou quelque figure tutélaire, esprit des morts ou génie propice à déchaîner la vie ?
Cela commence très lentement, liturgiquement : un corps féminin dans la pénombre s’échauffe et s’étire méthodiquement, comme un bel animal circulant entre les bambous de quelque forêt du Bengale (le pays des ancêtres d’Akram). Je découvre après-coup l’argument du ballet dans le programme de la MC2 : tiré du Mahabharata, celui-ci raconterait l’histoire d’Amba, « enlevée le jour de ses noces, privée de son honneur, cette princesse mythique réclame vengeance… » Il semble aussi difficile d’accorder ces mots au récit bondissant des trois danseurs que de poser une intrigue racontable sur une musique. Akram et ses deux partenaires féminines (Ching-Ying Chien et Christine Joy-Ritter aussi sauvages qu’éblouissantes) répètent tantôt sensuellement et tantôt tragiquement l’affrontement de l’homme à la femme ou des femmes entre elles ; au plus loin de la tête, six pieds martèlent l’action et lui donnent son rythme trépidant, enthousiasmant.
A plusieurs reprises, les danseuses pivotantes tournent sur une jambe comme des derviches, le talon fermement tenu dans la main comme pour donner à l’expression prendre son pied un sens fort. Les caresses, l’exploration câline de la peau de l’autre font alterner les deux sens du mot ravissement : une main détoure la silhouette de l’autre sans la toucher, ou bien deux corps s’accouplent pleinement, s’emboîtent sensuellement pour dévorer cette présence dont la distance fascine ; mais l’homme ravit aussi sa partenaire en la chargeant sur ses épaules comme un sac pour la consommer à l’écart de la scène, accompagné des you-you et des tambourins survoltés du chœur des musiciens.
Cette chorégraphie s’inspire paraît-il de la danse kathak, qui cherche la lumière au sein du plus grand chaos, qui crée l’ordre en piétinant et réduisant le monde au plus total désordre, qui reconstitue l’immobilité à force de mouvements tourbillonnants… Et en effet : le martèlement sauvage des pieds, des mains aussi au bord de la scène font l’essentiel ici de la bande-son, ou d’une musique primaire, d’une folle énergie ; c’est son rythme, endiablé, qui coordonne les évolutions parfaitement synchronisées qui nous subjuguent, quand trois corps affrontés n’en font qu’un, ou quand le double surgit derrière le danseur et le supplante, le guide comme son ombre. Ces moments d’attraction et de parfaite, de surnaturelle harmonisation arrachées au chaos miment, exécutent sous nos yeux et nos oreilles la création même.
Mais le plus beau de cette mémorable soirée tient pour moi aux affrontements de l’homme et de la femme par bambous interposés : tantôt celui-ci comme la perche d’un bonimenteur ou le scalpel d’une autopsie stimule à distance, réveille et semble conduire la marionnette de chair ; tantôt tenu à pleines mains ou entre les dents le bambou rapproche dans un bouillonnement de fureur deux têtes aux crânes affrontés, aux visage grimaçants. Danser c’est alors pleinement faire face, ou plutôt tenir tête.
Et que dire du final quand ces bambous qui servaient à se battre, autant qu’à battre le plancher comme un gong éclatant se trouvent jetés soudain à profusion sur la petite scène, où gît le corps de l’homme apparemment transpercé ? Des rais de lumière sourdent peu à peu du plancher, de la fumée s’élève et par une allusion très ressemblante à un bûcher nous assistons à une cérémonielle, à une ultime crémation dont les éclats brasillent dans un savant, un silencieux et très lent fondu au noir.
La grande salle bondée alors se soulève pour clamer, pour tambouriner à son tour son admiration, merci Akram !
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