Les grands moments de théâtre sont trop rares pour qu’on les passe sous silence : hier jeudi, j’étais donc à la MC2 de Grenoble pour l’avant-dernière de Ça ira (1) Fin de Louis, une création de Joël Pommerat. Grande salle comble (alors que la représentation s’y donne une semaine), public scotché et enthousiaste malgré la durée du spectacle (quatre heures cinquante en comptant les deux petits entractes).
L’ambition est de nous montrer les débuts de la Révolution française, mais pas du tout sur le mode de la reconstitution historique sollicitant les costumes, les répliques bien connues, un encombrant décor… Le premier mérite de cette pièce est de délocaliser ou d’élargir son sujet, en le décadrant de ses références attendues. Nous assistons bien à la convocation des Etats généraux, aux difficiles négociations de leur réunion en Assemblée nationale, puis aux émeutes du 14 juillet, aux enthousiasmes de la nuit du 4 août, mais le spectacle blanchit tous nos repères : la Bastille n’est pas nommée, sinon comme « Prison centrale », le 14 juillet devient « le 14 », les noms des députés et ministres sont tous modifiés ou banalisés, les costumes n’affichent pas de date particulière et l’on fait un grand usage des micros, voire du téléphone. Plusieurs femmes enfin, anachronisme notoire, accèdent ici au rang de députées et participent activement aux joutes verbales.
Notre Révolution, si elle perd ainsi en définition, y gagne en revanche une valeur d’archétype : ce qui est arrivé en 1789 concerne tous les hommes, et différentes générations, les débats si laborieux, les affrontements parfois tragiques entre modérés et radicaux, aux si inégaux « niveaux de conscience » comme disaient nos maos en 68…, sont ici rejoués avec fougue et nous touchent au vif car ils sont inhérents à toute insurrection. Avec beaucoup de tact, et d’efficacité, cette mise en scène effaçant les frontières temporelles actualise formidablement ce qui n’aurait pu être qu’une belle reconstitution. Nous sommes replongés « in medias res » et dans une énonciation chaude ; le lecteur de Rousseau qui formule à tâtons devant nous ce qui va devenir la Déclaration universelle des Droits de l’homme n’est pas au même niveau de réflexion et d’action que la ménagère qui s’inquiète, devant son comité de quartier, de faire dégager les dépôts de pain séquestrés par la troupe ; et souvent, la véhémence des échanges verbaux frôle le pugilat. Nous nous sentons nous-mêmes tiraillés, nous partageons la conscience des protagonistes en mouvement, qui luttent pour infléchir un cours historique toujours ouvert et incertain…
L’autre frontière levée par Pommerat concerne celle entre la scène et la salle. On a vu mille fois au théâtre les acteurs entrer par le fond, ou se dresser depuis un siège de spectateur pour apostropher le plateau, mais l’invention cette fois-ci me semble plus radicale, et très juste : Pommerat est parti de l’évidence que contrairement à une audience (notion passive), un public est par lui-même une assemblée, celle par exemple de ces Etats généraux qui peinent à se muer en Assemblée nationale. C’est donc de nos rangs à nous, public devenu embedded et malgré lui acteur ou du moins figurant, que fusent les applaudissements, les répliques, les interpellations de comédiens qui nous utilisent comme le fond même ou le décor de l’intrigue. L’action (révolutionnaire) suppose notre présence, elle s’adresse à nos propres attentes et, quand bien même nous connaissons le dénouement de tout ce qu’on nous montre, le suspense n’en est pas moins fort, que vont-ils choisir de montrer, comment s’y prendre pour rejouer les scènes capitales de notre histoire ?
Ce que nous apprend ce théâtre, très pédagogique sur le plan à la fois de la mise en scène et de l’enseignement de l’histoire, est d’ordre essentiellement oratoire : si la politique, comme le monde du théâtre, se fabrique avec des mots, les deux scènes ici se rejoignent quand, avec beaucoup d’énergie, les voix s’affrontent et nous prennent à témoin. Je ne sais combien de transcriptions de débats, de discours historiques les acteurs durent compulser pour aboutir à cette création collective, les sources révolutionnaires sans doute ici se mêlent, et bien des échos surgissent, au fil de nos quatre heures, entre les révolutions ainsi croisées et rebrassées – sans parler de la toute proche « Nuit debout » qui, à Grenoble, se joue depuis le début aux portes de la MC2.
Ce spectacle réussit particulièrement à nous montrer le travail de l’Assemblée sous l’angle du théâtre (comment un orateur s’empare du micro, captive ou fâche aussitôt son public…) ; il nous redit combien le pouvoir est une affaire de mots, mais dans l’esprit de chacun cette esthétisation de la politique ne peut que se retourner, se symétriser : si les luttes de pouvoir, la constitution de l’espace public et la laborieuse recherche du bien commun relèvent de l’art (oratoire), celui du théâtre inversement touchera toujours, tangentiellement, à une possible insurrection en nous rassemblant, en nous convoquant par des paroles galvanisantes qui disent l’urgence du soulèvement. Nous venons généralement au théâtre (reprenons une distinction de François Jullien) pour y adopter une posture de l’étale, assis, en demande de repos ou du moins de divertissement, et voici que ce théâtre-ci nous redonne de l’essor, nous projette en pleine ouverture.
Fin de partie pour Marie-Antoinette et Louis
De façon très habile, et symptômatique, la pièce demeure ouverte : Pommerat suspend (arbitrairement) l’action aux semaines qui suivent la fuite de Varennes, le Roi déconsidéré est désormais en résidence surveillée, mais ses derniers mots disent (autour de la géniale invention scénique du billard) son aveuglement, la confiance qu’il met toujours dans son personnage, devenu spectre crépusculaire et qui ne sait que répéter, mécaniquement ou par inversion bouffone, « Ça ira ! ». Cette Révolution qu’on nous montre autrement dit n’est pas finie, elle se prolonge ici et maintenant, les braises sont rougeoyantes et tous hier soir soufflaient dessus avec une belle émulation.
Magnifique spectacle civique, bien digne des trois « Molière » que, paraît-il, on vient de lui décerner : dans la nuit chaude de Grenoble à minuit dépassé, les gens par petits groupes s’attardaient, discutaient comme aux grandes heures de Mnouchkine, de Chéreau, émerveillés d’avoir quatre heures durant touché, vérifié l’intime connivence du théâtre et de la scène révolutionnaire.
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