Je rends compte ici avec un peu de retard d’un livre paru en septembre dernier, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch (Actes-sud, Prix Médicis étranger), l’un des plus formidables témoignages qu’on puisse lire, à ma connaissance, sur le monde désormais écroulé de l’Homo sovieticus.
Ecrivain résolument public, Svetlana Alexievitch n’a pas tenu personnellement la plume, sauf pour de brefs raccords ; elle s’est employée à tendre inlasssablement son micro à des dizaines (en 530 pages, plus d’une centaine) d’acteurs et de témoins qui lui racontent leurs souvenirs, leurs vies. L’auteur eut le talent de susciter ces témoignages en sachant vaincre la méfiance, la honte ou le refoulement de ces hommes et de ces femmes tantôt écrasés de misère, de chagrin, et tantôt paradoxalement fiers, voire joyeux… Aux monologues très vifs se mêle parfois une polyphonie de paroles (échangées dans la cuisine ou au café entre voisins) qui fusent et se croisent dans un effet de chœur à l’antique, tant la tragédie demeure en effet palpable, dominante à chaque page.
Au fil de ces histoires, dont certaines assez longues constituent autant d’épopées ou de petits romans, nous abordons des territoires qu’un lecteur occidental peine à imaginer. Je ne crois pas qu’Alexievitch ait brodé, ou arrangé ici et là ces récits, je ressens bien plutôt toute son entreprise, combien nécessaire ! placée sous l’exigence d’une impitoyable véracité, dût cet éclairage aveuglant des cercles de l’enfer nous terrasser d’horreur, nous faire frissonner jusqu’au fond du lit où nous ne pouvons nous empêcher, scotchés, de dévorer ce livre.
La traversée du siècle court nettement sur deux versants, l’avant-Gorbatchev (héros d’abord béni puis invariablement maudit) suivi de l’écroulement de l’URSS et de son ouverture au capitalisme, avec ses conséquences imprévues et rapidement désastreuses pour les malheureux qui appelaient un changement de régime. A quoi tient notre fascination ? Nous croyions connaître « du dehors » beaucoup de cette histoire – le stalinisme, la terreur d’Etat, les procès et les camps, la ou plutôt les guerres, la condition des déportés, des relégués, des zeks…, et plus près de nous le soudain passage à un capitalisme sauvage, qui balaie tout de l’ancien monde, ne sont pas des informations proprement dites. Tout cela fait partie de l’Histoire, on « sait ».
Ce livre nous fait toucher du doigt autre chose en forçant notre regard, si facilement enclin à survoler ces immenses étendues d’espaces et de temps, à descendre au contact des corps, des objets quotidiens, et à nous faire vivre des expériences ; en juxtaposant ces existences qui sont autant de romans, en s’enfonçant jusqu’au grain intime des individus et de vies minuscules, le témoignage fait mieux et autre chose que le récit historique ou la statistique : il laisse la parole aux gens simples, qui débordent de mots irrécusables (et de larmes) pour raconter au plus près leurs épreuves, leurs expériences de l’humiliation, de la misère et de la mort. Mais aussi de l’amour, de la foi et des liens familiaux, ou de voisinage, et du formidable rêve en un idéal ou en une société meilleure, qui fait aujourd’hui encore la fierté de tant de communistes sincères, et leur désespoir de voir le monde qu’ils ont construit balayé sans retour en quelques années, saisi par les démons de la consommation, « du saucisson et de la banane ».
On ne sait ce qui blesse le plus dans ce livre, le récit des souffrances, des tortures et de la terreur qui broyèrent tant d’innocents, ou l’évidence d’un rêve lui aussi broyé, cet idéal qui fut la passion partagée des hommes et des femmes communistes, et soviétiques : « on pensait d’abord aux autres » , « on donnait notre vie pour Staline, pour la Patrie », « à la maison il y avait des livres », « contre le monde entier nous construisions un monde meilleur », « la plus juste de toutes les sociétés »… Le militant, cet être pétri d’idéal, de chants et de générosité revit ici au fil de souvenirs qui disent à la fois l’horreur et la sainteté, l’extrême des sacrifices et de la cruauté. Ces gens n’avaient rien à eux, et d’une certaine manière avaient tout : l’orgueil chevillé au corps des komsomols, des pionniers dont les membres gelaient à poser les rails du chemin de fer sibérien, ou à creuser le canal de la Néva à la Baltique, l’héroïsme surhumain des combattants de l’Armée rouge, décapitée par Staline de ses chefs, qui virent déferler sur eux les tanks et les avions de l’opération Barbarossa, mais qui clouèrent la Wehrmacht devant Stalingrad, ineffaçable motif de fierté nationale.
« Tu ne comprendras jamais les Mayas », écrit quelque part Guillaume Apollinaire. Jamais nous ne comprendrons l’homme soviétique, dont ce livre minutieux constitue l’exploration rétrospective, et le tombeau. Et les enfants ne comprendront pas davantage la vie de leurs parents : l’histoire de l’URSS est fendue par un coup de hache, une terrible fracture générationnelle traverse les familles, où les enfants se détournent avc horreur des raisons de vivre de leurs parents ; où l’on voit des pères médaillés, aux vies sacrifiées, tonner contre leurs fils amnésiques qu’ils voudraient expédier au plus vite au front, Afghanistan ou Tchétchénie, pour leur apprendre à vivre, c’est-à-dire à obéir et à souffrir. Il est terrible de vérifier ici à quel point la vie de l’homme et de la femme soviétiques se sera résumée à ça : gémir, être tenaillé par la peur, mourir… Ou encore : la guerre, la prison, les camps. Peu de familles échappèrent à ce triangle fatal, comment s’y maintenir en vie ?
Or les récits recueillis regorgent aussi de moments d’illumination, voire d’extase : le ciel de la femme russe semble de tomber amoureuse, d’en rêver longuement d’abord puis, quand le sentiment décline ou que le mari bourré de vodka la tabasse, de raconter son rêve (soutenu par la littérature et les chansons) pour le transmettre à ses enfants. Et « là où il y a de l’amour, Dieu est présent ». La vodka ou ses effroyables succédanés, alcools de désinfection, liquide de freins…, n’arrêtent pas de couler dans ces vies où la tragédie serpente et suit son cours. Composé par une femme rassemblant d’abord des témoignages de femmes, le livre montre des hommes qui vivent pour se saoûler, leurs médailles et leurs faits d’armes semblant inséparables de la boisson pour laquelle beaucoup abandonnent rapidement le foyer, leur métier, leurs enfants. L’amour des jeunes filles et des mères oppose un fragile rempart à cette boue et à la chiennerie quotidienne ; et c’est d’ailleurs en les interrogeant sur leur vie sentimentale, et sur leurs foyers, que Svetlana amorce quelques dialogues pour mettre en confiance ses interlocutrices. Mais certains hommes ne sont pas moins lyriques, sur leurs liaisons féminines comme sur leur idéal de communiste, qui résiste jusque sous les tortures qu’eux-mêmes ont subies venant du régime, et qui perdure toujours sous les décombres. Et l’étoile du chef génial n’est pas morte, pour tous ceux qui supportèrent en son nom l’inertie de la bureaucratie, l’idiotie de la justice et les tortures de la Loubianka : ah si Staline savait !…
Comment comprendre ces nœuds déconcertants entre les extrêmes de l’idéal et de la terreur, là où la foi amoureuse et les pires cruautés se touchent ? Comment la passion de vivre, ou la confiance dans l’avenir des hommes, ont-ils pour certains résisté aux plus atroces démentis ? Les voix qui résonnent dans ce livre résolument pluriel, aux inflexions si différentes et souvent déroutantes, racontent une ou des histoires qui ne sont pas à notre échelle, qui nous emmènent décidément ailleurs.
J’ai plusieurs fois pensé à Aragon en lisant ce gros livre. « J’ai connu les entassements entre les murs jamais repeints / J’ai connu les appartements qu’on partage comme une faim / (…) Et tous les soirs dans les tramways les noires grappes de fatigue / Aux marchepieds où les fureurs et la brutalité se liguent / (…) Pourtant… » écrit l’auteur du Roman inachevé en évoquant les épreuves endurées avec Elsa à Moscou autour de 1932-1933, dans « le manque de tout qui dure depuis des années ». Mais en dépit duquel il a, pour la première fois, senti sur lui des yeux humains, éprouvé une fraternité paradoxalement surgie du comble de la misère. Les témoignages rassemblés par Svetlana vérifient cette expérience du poète, et de tous ceux qui crurent possible, qui eurent passion de vaincre en eux et autour d’eux « le monstre ébouriffé de l’individualisme (…) cette sorte d’analphabétisme social », comme écrit aussi Aragon. L’argent peut-il être l’alpha et l’oméga des relations humaines ? Et homo oeconomicus le terminus de notre évolution ? Beaucoup de ceux qui se confient ici avaient rêvé d’autre chose : ils n’avaient pas d’argent mais ils lisaient des livres – et ils communiaient dans un idéal. Leurs histoires m’ont fait aussi penser à Cuba, un des derniers conservatoires où survit le projet ou un échantillon de « l’homme rouge » – les rigueurs du climat, la terreur stalinienne et les duretés de la guerre en moins.
Faut-il regretter l’URSS ? On ne peut que répondre négativement, confronté à la description des horreurs qui fourmillent ici ; mais les conflits de races et de religions qui ont explosé dans le Caucase dès 1991, ou la ruine des honnêtes professeurs, ingénieurs ou employés communistes qui n’avaient à la même date que leurs salaires, ou des économies soudain réduites à zéro, et qui se retrouvèrent à fouiller les poubelles…, forcent à nuancer notre condamnation : quel modèle l’Occident avait-il à proposer aux victimes de l’ancien régime ? Pourquoi notre « démocratie de marché » a-t-elle là-bas si caricaturalement dégénéré ? Fatalité de l’âme russe ? Eternelle servitude des slaves ? Ce livre d’une terrible noirceur mêlée de tant d’espérances, ou de cette foi qui soulève les montagnes, révise tous nos clichés, et force à repenser une Histoire (qu’on croyait connue) en termes moins triviaux.
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