Tourner en rond

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Les Presses universitaires de Grenoble (PUG) lancent une collecte de textes auprès des chercheurs de diverses disciplines pour leur demander (en dix-mille signes) comment, dans leurs domaines respectifs, le confinement et ces mois de crise affectent leurs travaux. Voici ma contribution. Je remercie Ségolène Marbach, directrice éditoriale des PUG, et Alain Faure d’autoriser cette double publication.

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Le chercheur a-t-il quelque chose d’original à dire sur notre réclusion ? La première évidence est que, enfermés, nous avons tous tendance à tourner en rond.

Mais à peine cette phrase posée, un rappel étymologique me saute au visage : le mot même de recherche dérive de l’italien ricercare, qui veut précisément dire « tourner en rond ». Le langage de la composition musicale s’en souvient, où le ricercare, ou ricercar, désigne une pièce du genre fugue, fondée sur le retour du thème, ou du refrain. Par exemple L’Offrande musicale de Jean-Sébastien Bach, qui fit même de ce mot un acrostiche en rédigeant sa dédicace.

Puissante analogie, et qui ne diminue en rien nos travaux, bien au contraire ! Tentons, dans l’espace imparti à cette réflexion, de déplier ce nœud étymologique ou critique.

Il se renforce pour moi du sujet même de ma ou de mes recherches. Si la thèse constitue au fond, dans la carrière d’un chercheur, le point d’ancrage autour duquel ses publications ultérieures tourneront, ou qu’elles moduleront par mille tours spirales sans jamais tout-à-fait l’oublier, ma propre thèse soutenue en 1988 à l’Université de Grenoble-3, en Sciences de l’information et de la communication, s’intitulait « La Communication circulaire ; le paradigme de l’autoréférence en poétique, pragmatique et psychanalyse ».

Cet énoncé ne vous dit rien, et n’incite guère à plonger dans les 880 pages bien tassées de l’exercice ? J’en ai tiré successivement deux volumes pour les éditeurs, en reformulant un peu les choses en direction d’un public élargi : Vices et vertus des cercles (La Découverte 1989), où je reprenais l’essentiel ou le vif, pour moi, des questions de poétique et de pragmatique ; Le Fantôme de la psychanalyse, Critique de l’archéologie freudienne aux Presses universitaires du Mirail, ensuite (1991). Aucun de ces deux livres, avouons-le, ne fut un succès de librairie. Pourtant, l’essentiel de ce qui m’a occupé par la suite, et continue de m’intéresser, tourne autour de ça. J’y reviens obstinément aujourd’hui encore, comme l’âne à son piquet, pourquoi ? Développons un peu.

J’avais coutume de résumer mon affaire, du temps de sa rédaction, en répondant sobrement aux curieux : j’écris une thèse sur la réflexivité. Ce grand mot vague fermait en général l’exposé des motifs, et pourtant… Cette réflexivité, aux formes indénombrables, me frappait en poésie : écrire poétiquement, c’est écrire selon le retour des sons (la rime et les allitérations), des rythmes (le choix d’une forme fixe), des thèmes… Pour quel bénéfice, avec quel plaisir, et quels effets sur le lecteur ? Pourquoi, contrairement à la prose (prorsus) qui va de l’avant, la forme imposée du retour au fil des vers (versus) est-il si puissant ?

Dans le même volume, je m’intéressais (je m’intéresse encore) à la présence de l’auteur dans les écrits en prose : quels sont les degrés et les voies de l’autobiographie, comment une œuvre épouse-t-elle assez généralement une forme circulaire, celle de Proust au premier chef, mais aussi tant d’autres ? S’il est une œuvre qui revientà son créateur, et sur elle-même, c’est bien et par excellence cette circulaire Recherche, dont son auteur se retira pour l’écrire dans une chambre aux murs tapissés de liège… Mais que dire par ailleurs du mécanisme (baroque ?) de la mise en abyme, qui du théâtre à la peinture déborde la littérature, et provoque toujours notre vertige ? Si la forme ferme, disais-je alors, l’œuvre ouvre– et ce double mouvement vaut pour notre confinement qui, en nous enfermant, nous ouvre paradoxalement à d’autres domaines d’expériences.

Je passais de là à la pragmatique, pour relever les marqueurs de l’énonciation au cœur des énoncés, et ici encore les mille façons que trouvent les sujets parlants pour faufiler dans leurs phrases le métalangage ou le point de capiton de leur signature. Parler (écrire) c’est le plus souvent traiter d’un état du monde extérieur, mais en modalisant ce traitement par la mention (autoréférentielle) du point de vue du locuteur : tout énoncé objectif contient donc une part de subjectivité, selon des échelles à débrouiller et à identifier (l’ironie, l’humour constituant des marqueurs particulièrement subtils, et éclairants, pour la conversation ordinaire).

La plupart de nos énoncés manifestent ainsi une double tension, centripète-centrifuge : ils nous renseignent en apportant une information sur le monde, tout en nous informant des états de conscience ou d’intention de leurs émetteurs. Sur le plan plus général de l’information médiatique, il est clair que les nouvelles qui nous intéressent demeurent centrées sur notre mode propre (qui s’étend globalement du département, avec la presse quotidienne régionale, jusqu’à la nation) ; on peut donc déplorer un tenace chauvinisme de ces informations, qui servent aussi à cimenter le nousd’un groupe ou d’une nation. Notre attention, denrée rare et précieuse, ne se gaspille pas au-delà d’un certain cercle, ici encore.

Le troisième volet, psychanalytique, de cette enquête tentait d’évaluer les chances et les pièges d’une parole enfin pleinement réflexive, dans les récits de rêves, de traumas, ou en général de retour à soi : cela en effet ne se représente pas. Comment dans l’imaginaire de l’amour ou de la rêverie désintriquer le sujet de l’objet ? Comment garantir les mots de notre (supposée) cure contre les dangers de la reconstruction (infidèle à la chose à dire), du transfert ou de la séduction (le patient caresse son analyste dans le sens du poil, il veut se faire aimer de lui en adaptant ses propos à sa supposée attente), ou encore d’une répétition émotionnelle qui redouble l’affect au lieu de le « liquider » ? Etc. Comment, plus largement, faire émerger comme « science » cette pratique au-delà des jeux de la mimésis, du transfert et de toutes les formes d’hypnose (que la séduisante rhétorique d’un Lacan, bien loin d’évacuer, insidieusement redouble) ?

Je n’ai pas cessé de ruminer ces questions, dont on devine qu’elles ne me font guère sortir de mon « cercle » : mes objets de recherche (la parole, le rêve, l’émotion, la mise en forme esthétique d’un message, les aventures de la représentation ou le couple information-communication…), demeurent tout intérieurs ou confinés en moi ; j’essaie au fond de comprendre, comme le formule Aragon dans Blanche ou l’oubli, « comment cela marche une tête ». Je n’ai donc pas de « terrain » véritable, à la différence d’un géologue, d’un anthropologue ou d’un clinicien qui, à la différence du philosophe ou du mathématicien, doivent prendre des mesures, comparer, palper ou, d’une façon ou d’une autre, sortir.

Philosophe de formation, je prends avec plaisir ce parti de l’intériorité ou d’un certain chez soi. Est-ce un hasard si les icônes de cette vocation montrent l’individu en proie à ses pensées reclus dans son cabinet ou sa chambre (comme fait un célèbre tableau de Rembrandt) ? Même si le grand air et la conversation de ses contemporains pourraient lui faire du bien, l’animal casanier voire cavernicole baptisé philosophe fait rimer la réflexion ou la réflexivité avec le repli sur soi, et sur quelques usages tarabiscotés de sa langue.

Le danger, bien souligné par François Jullien, demeure que cette réflexion tourne en rond (au sens négatif du terme) tant qu’elle ne se heurte ou ne se mesure pas à un exigeant dehors, qui fut pour Jullien celui de la culture chinoise : on ne rentre jamais mieux en soi qu’à partir d’un point d’extériorité radicale, ou d’un écart. On ne savoure et n’exerce jamais autant les richesses de sa propre langue qu’en pratiquant le plurilinguisme. C’est ainsi que je crois en la vertu des colloques où ma parole en croise d’autres, où la pensée est stimulée par les objections du dialogue ; ou encore de la randonnée où le hasard (random) des rencontres vivifie et stimule un esprit qui, laissé à lui-même, s’étiolerait. L’altérité, le dehors, l’exotisme (loué par Victor Segalen) sont d’indispensables leviers pour notre santé ou notre équilibre mental. Mais, précise Segalen qui chercha l’autre jusqu’aux confins du monde alors connu (la Chine intérieure), cet exotisme commence avec le couple.

Le mystère ou les aventures de l’altérité peuvent se replier dans la chambre, inépuisablement ! À quoi aussi réfléchit fortement Jullien dans Près d’elle (2016), dans Si près, tout autre : de l’écart et de la rencontre (2018), puis L’Inouï (2019).À bien considérer nos rapports qu’on dit familiers, l’autre est une Chine ou un continent tout aussi exotique ; Lévi-Strauss concluait ses Tristes tropiques (« Je hais les voyages et les voyageurs ») par l’énigmatique rencontre avec les yeux d’un chat ; il y a de même dans mes rêves (qui occupent un tiers de ma vie) une Egypte de gisements archéologiques ou hiéroglyphiques que je ne saurai jamais démêler. L’étrangeté qui m’attend au-dehors n’est pas moins vive dedans, au plus intime de moi-même, qui échappera toujours. Et l’articulation du dehors et du dedans, de ce que je projette de moi dans le monde pour seulement qu’il  m’apparaisse, et fasse sens, est source d’infinies ruminations.

Si je songe aux grands aventuriers du confinement, ce ne sont pas Sade ni Hölderlin qui me viennent à l’esprit mais Proust toujours, forçat de la plume dans sa chambre de liège, quelle moisson avec cette « recherche », et que de retrouvailles ! Entrer, sortir, ces deux mouvements se distinguent mal dans un monde devenu « proustien ». La Recherche et ses accomplissements philosophiques sont inséparables d’une quête et d’une mise en forme esthétique, tissées aux fibres d’une enfance singulière ; la reconnaissance désormais universelle dont cette œuvre bénéficie jaillit des formules, raffinées à l’extrême, qu’une conscience a trouvées pour fixer ses rencontres, ses émotions, son timbre.

Ricercare, vous dis-je.

3 réponses à “Tourner en rond”

  1. Avatar de Philippe Perrot
    Philippe Perrot

    D’accord, tourner en rond ( ou chercher, selon l’étymologie italienne ) peut élever ( principe de la spirale ) et, de ce point de vue, votre référence au Cantor est judicieuse. Élever vers Qui, vers quoi ? c’est là que les divergences ( dissonances ? contrapuntiques ) peuvent apparaître. Mais, attention ! , la spirale peut aussi conduire aux abîmes : la spirale infernale ou à l’image peu engageante du serpent ( encore lui ! ) qui se mord la queue. Je regrette l’absence, parmi vos références, du repos (confinement) pascalien, que personnellement je trouve…divertissant et progressiste et celle des philosophes allemands, pour lesquels la Forschung fut systématiquement une notion centrale ( certes, vous évoquez rapidement Hölderlin, mais c’est avant tout un poète et vous faites méchamment une mauvaise part à la Poésie et Freud, dont la philosophie n’est pas la vocation première ).
    Contrairement à vous, m’a-t’il semblé, je crains qu’un confinement non voulu ne privilégie la face conservatrice, voire rétrograde, de la recherche ; recherche sans communication n’est que ruine de l’âme ! Je suis probablement inconséquent de vous faire, à vous, ce procès d’intention.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      En quoi ai-je parlé « méchamment » de la poésie et de Freud ? J’y ai consacré deux ouvrages…Ces questions du retirement nécessaire, et de la communication qui cherche le dialogue et l’écart d’avec soi, ont compliquées, je renonce à les argumenter ici.

  2. Avatar de Philippe Perrot
    Philippe Perrot

    Concernant la Poésie, le « méchamment  » tenait à la compréhension que j’avais en vous lisant de ce que la prose irait  » de l’avant », alors que la Poésie serait rétrograde par construction ; je pense que la Poésie conduit au sain retirement que vous appelez de vos vœux
    Plein de mérite, mais en poète
    L’homme habite sur cette terre
    Quelle illustration par Hölderlin, cité par Joyce Mansour dans « Histoires nocives » de la relation distanciation/communication !
    Ma rédaction est malencontreuse, si elle laisse à penser que votre approche de Freud a le moindre soupçon d’hostilité, car je n’en ai décelé aucun.
    J’insiste sur le fait que ce que j’ai écrit ne vaut UNIQUEMENT que dans le cas du confinement SUBI, sinon le retirement est profitable et fertilise la communication. Merci de l’avoir rappelé !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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