Les réflexions du précédent billet, « Le débat est-il mort ? », ne sont pas tout-à-fait hors-sol, mais tirent pour moi leur urgence d’une péripétie qu’il faut raconter sur ce blog, à défaut d’un autre support qui l’accueille.
J’ai rédigé l’hiver dernier un livre de reconnaissance envers Woody Allen, intitulé Génération Woody (un titre dont je ne mesurais pas alors pleinement la pertinence) ; j’y examine dix-sept films (sur les cinquante de ce réalisateur), j’y passe en revue à travers dix-huit entrées transversales ses thèmes, ses obsessions ou ses manies, je termine enfin (ce n’est pas l’objet du livre mais il faut évidemment en parler) par « l’Affaire » qui l’oppose depuis 1992 à Mia Farrow. Et qui vient de rebondir cette année avec la sortie d’un « documentaire » de quatre heures, qui instruit de façon totalement unilatérale le procès à charge contre Woody.
L’idée m’est venue, fin juin dernier, de soutenir le placement de ce livre auprès des éditeurs (curieusement réticents) par la rédaction d’une Tribune, à l’occasion du Festival de Cannes ; j’y défends vigoureusement la cause de Woody, j’y démonte les mensonges de Mia en citant des faits, des témoignages précis, en appelant à un débat contradictoire et non grossièrement à charge comme celui du film… Quinze personnalités co-signent mon texte, dont Michel Ciment, Noëlle Chatelet ou Belinda Cannone. Je l’expédie fièrement, ainsi richement paraphé, au service des débats et forums de La Croix, qui à ma grande surprise me le retourne avec des excuses entortillées : l’affaire est compliquée, on ne peut pas juger… La platitude des raisons fournies par le journal, au regard d’un argumentaire précis et documenté, me consterne. Je l’envoie au Monde, qui se déclare « très intéressé », l’accepte pour les pages numériques du monde.fr, et me demande de patienter. Très heureux et confiant en cette parole, je patiente donc. Deux semaines s’écoulent, avec le Festival, plus de nouvelles ; je relance (prudemment pour ne froisser personne), on ne me répond pas. Et avant-hier tombe enfin ce refus : « Vous avez fait parvenir un texte au service Débats du journal il y a maintenant plusieurs jours ou plusieurs semaines. Comme vous l’avez constaté, nous n’avons pu, et nous ne pourrons pas, en assurer la publication. Nous vous présentons nos excuses pour ce manquement. En vous remerciant de votre compréhension ».
Quelle compréhension ? Qu’y a-t-il à comprendre devant cette absence flagrante de raisons ? Pourquoi ce retournement, ces tergiversations, pourquoi tant de frilosité ? Cette tribune n’est pas un brûlot ni une provocation, elle tente de rappeler calmement certains faits, et de rendre justice à l’un de nos plus grands cinéastes, victime d’un très inquiétant retour du maccarthysme, dont notre pays semble lui-même menacé. Avec cette plate prudence que m’opposent les journalistes, le capitaine Dreyfus aurait fini ses jours à l’île du Diable (s’il est permis de chercher si haut un antécédent à cette affaire) !
L’acceptation au Monde était passée, je crois, par la médiation de Jean Birnbaum, qui s’était déclaré entièrement d’accord avec nous. N’a-t-il pas placé lui-même en exergue de son excellent ouvrage, Le Courage de la nuance (2021), cette citation tirée de L’Etrange défaite de Marc Bloch : « Que chacun dise franchement ce qu’il a à dire, la vérité naîtra de ces sincérités convergentes » ? Une maxime à méditer par l’équipe du Monde des débats, qui ne semble guère lire leur collègue du Monde des livres…
J’ai, sur le conseil de quelques co-signataires inquiets comme moi de ces refus successifs, proposé notre Tribune à Marianne, dont nous attendons maintenant la réponse. Les mêmes me disent aussi leur pessimisme sur les chances du débat aujourd’hui, dans notre nouveau paysage médiatique (il faudra revenir dans ce blog sur cette affaire de génération). Un ami signataire m’écrit, plus particulièrement :
« Oui… le cas Woody est clivant et le consensus du politiquement correct actuellement en vigueur te place, nous place dans une marginalité de pestiférés à grelots. Tu n’avais pas vu venir ? Personnellement, je ne suis pas étonné du tout. C’était la sortie de la Tribune qui me paraissait plus que surprenante. La comparaison avec Dreyfus vaudrait plus explicitement pour Polanski, autre victime des mêmes délires organisés. Non, je ne vois pas vraiment quoi faire pour réactiver cette tribune. Chaque rédaction se défilera de peur de perdre des abonnés, de se faire dénoncer sur les réseaux sociaux, de devenir le mouton noir de la vindicte populaire. C’est comme ça : tout est parti des mouvements féministes de chez nous en France, cela s’est dopé de bêtise au carré en transitant par les USA, avant de revenir en Europe pour nous être servi à la puissance trois par les zélateurs de la nouvelle morale genrée. C’est aujourd’hui un mouvement aussi universel que la bêtise criminelle qui le porte : surveillance et délation, judiciarisation et suspicion, haine des élites et passions tristes, rancœur et ressentiments envers les créateurs, obsession du nivellement, culte de l »autoflagellation et obsession de la faute, langage élimé et perte progressive de la pensée rationnelle, disparition de l’esprit critique et intransigeance grandissante dans l’adhésion aux idées fixes… nous allons droit vers un désir généralisé de Charia et de société pénitentiaire. Le tunnel, sans petite lumière au bout pour le moment… »
Comme tu y vas, mon camarade ! Mais il est vrai que notre époque est basse, et que l’horizon du logos dans lequel toi et moi avons été éduqués s’est bien obscurci… Il faudra, sans tarder, reprendre ici l’examen de ce tournant capital. Et si la réponse de Marianne devait s’avérer négative, je n’aurai d’autre ressource que de publier notre texte (intitulé « Molière déjà avant Woody ») sur ce blog. J’en recopie ici seulement le dernier paragraphe :
« À voir Mia s’exhiber, rayonnante, aux côtés de Ronan ou de Dylan soi-disant abusée et (sur la photo) jeune mère enceinte, c’est, sous ce sourire éclatant de triomphe, celui des fake news chères à Donald Trump qui s’étale : à force de répétitions et en harcelant les réseaux, on impose ses propres « vérités ». Elle a réalisé le rêve de tous les tyrans, plier le réel à sa voix. Ce déni de justice, l’énormité du mensonge et sa propagation, dans ce milieu du cinéma prompt à confondre l’imaginaire avec le réel…, s’imposent à notre réflexion. Les signataires ci-dessous ne remettent pas en cause le mouvement Metoo, ils s’élèvent contre un amalgame fatal à l’un de ses créateurs les plus justement aimés. Pourquoi cette proximité du comique et du bouc-émissaire ?
En son temps déjà Molière, en épousant Armande la fille de Madeleine Béjart, fut accusé d’inceste par la cabale. De Molière à Woody, est-ce notre rire que le parti dévot extermine ? »
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