Turbulente « Méthode »

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Les Cahiers de l’Herne préparent sur Edgar  Morin un ensemble auquel je contribue par un article. J’en détache ce début, en écho aux propos postés ici cette semaine sur Derrida : pourquoi La Méthode n’a-t-elle pas connu la même faveur ou force de frappe intellectuelle que, disons, la « déconstruction » ?

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J’ai beaucoup cheminé dans la pensée d’Edgar, qui s’est tressée pour moi à celles de Derrida, d’Aragon ou avec des questions de poétique, de pragmatique puis de médiologie qui surgissaient dans le champ de mon enseignement, les sciences dites « de la communication ». L’intériorisation des pensées d’un autre est un phénomène insidieux, mystérieux, bien digne d’émerveillement quand on ne sait plus clairement démêler le tien du mien, au fil de ce qu’on appelle aussi l’influence.

On entend dans ce dernier terme un flot, propice au mélange, une impureté foncière qui fait aussi la vitalité ou la vertu nourricière de ce comble de la relation  : contaminé par Edgar, je ne distingue plus clairement ce que je lui dois, mais je lui serai jusqu’à ma mort reconnaissant pour ce qui, au tournant des années quatre-vingts, a débordé de lui en moi.

Et cette reconnaissance à son tour constitue un mot lourd d’énigme, quel est ce tour d’écrou ou ce redoublement que le petit préfixe re- opère sur la connaissance ? Au prix de quels retours sur soi une connaissance peut-elle tenir, ou devenir avérée ? La « connaissance de la connaissance » commande et conditionne ainsi cette gigantesque entreprise de refondation appelée (après Descartes) « La Méthode » ; mais en nous invitant à ne pas oublier l’autoréférence – la considération de ce que nous sommes avec nos mots, nos moyens, nos médias, nos schèmes logico-affectifs – dans l’acte même de la connaissance ou dans la saisie du moindre phénomène extérieur, Edgar brouille quelques frontières et routines familières.

Car comment, pratiquant ce double pilotage ou cette vision binoculaire, distinguer dès lors le dehors du dedans, le propre de l’impropre, le réel de l’imaginaire, voire parfois la raison de la folie qu’on enferme ? Il y a beaucoup d’ironie, et de subversion, dans le programme de La Méthode ; et les pédagogues qui s’en emparent vont compliquer, ou complexifier, leurs contenus de cours. Mais les tourbillons, les rotors et les boucles étranges qui peuplent ces gros livres sont toniques aussi, et roboratifs, car la circularité et l’autoréférence se trouvent incluses dans le moindre élan des vivants. Comme le soutient Cyrulnik, rien n’est plus simple ou aisé peut-être que la pratique de la complexité, c’est facile comme vivre, grandir, ou faire un pas ! Et nous respirons, à la lecture d’Edgar, d’un souffle plus large.

Notre raison (théorique, instrumentale) ne peut que segmenter ou démembrer ces boucles trophiques ou vitales d’une connivence qu’on sent active, très en deçà des opérations de nos connaissances proprement dites, lesquelles se voudraient déclaratives ou logico-langagières. Cette prétention logocentrique, tenace préférence pour un logos qui tresse indissociablement langage, calcul et raison, néglige l’incurable retard des mots, ou de nos cartographies mentales, sur les opérations de nos corps vivants ; nous oublions à quel point notre connaissance objective, émergence tardive, se dresse sur un fonds indistinct et plus difficile à penser de connivences impures, inconscientes mais combien vivifiantes pour nos équilibres physiques et psychiques…

Re-connaissance : il aura fallu beaucoup d’enfance à Edgar pour se lancer dans ce retour, ou repartir ainsi ab ovo. Le retour par exemple – considérons la gravure d’Escher sur la couverture du tome 1 – de cette main dessinant… la main qui la dessine. Je me revois plongé dans ce premier volume, à la fin des années soixante-dix, alors que (parce que ?) je venais d’avaler le formidable Gödel Escher Bach de Douglas Hofstadter ; les mises en abyme et autres paradoxes fixés par l’artiste néerlandais ne me faisaient plus peur, j’en ressortais pétri ! Et de Doug à Edgar une enfance circulait pareillement, reprenant ses rondes et ses tours. Face à cette couverture illustrée par Escher, je retombais en enfance ou dans la sidération éprouvée jadis devant l’emboîtement des médaillons de Vache-qui-rit, mais aussi dans d’obscurs retours de canons, de refrains, de comptines ; et j’éprouvais devant la gire (impensable) de ces deux mains toute la force d’un tourbillon, d’un maelström au ralenti – de la récursion (nom de l’énergie en feed-back ou de l’effet-qui-rentre-dans-sa-cause) nodale ou fondatrice qu’aucune connaissance positive, aucun appel à la raison classique ne parviendront jamais à stabiliser.  Ce qui m’a lié à Morin fut d’abord l’évidence de cette turbulence, une vertu développée chez lui à tous les sens du mot.

Car turba c’est aussi la foule, la masse, le bruit de fond qui ne s’oppose pas à l’information si l’on veut bien considérer les paradigmes de « l’ordre à partir du bruit ». Et c’est encore la tourbe des marais, le fond ou fonds nourricier sous-jacent à toutes les figures individuées, organisées. Une certaine sociologie décidément démocratique (sans tête dominante, sans méta-niveau de contrôle ni rigide hiérarchie) donnait ainsi la main, c’est le cas de le dire, aux boucles et aux interactions tapies dans la formation des corps physiques ou biologiques, depuis la forge des étoiles ou d’un cosmos en feu jusqu’aux plis et replis de l’être cellulaire  : La Nature de la nature puis La Vie de la vie me préparaient à relire, et à mieux comprendre, Autocritique ou L’Esprit du temps.

J’entends encore, écrivant ou me rappelant du même coup ceci, un conseil lancé par Edgar à je ne sais quelle occasion : « Plonge-toi dans Wagner – il t’apprendra tout ! ». L’injonction m’avait laissé perplexe, l’acquisition des connaissances ne passant guère alors pour moi par la musique. Comment des sons, même riches de paroles, auraient-ils pu rivaliser avec la construction théorique d’un savoir ? A l’écoute de Wagner pourtant, dont je suis devenu un adepte fervent, je trouve à ce mot d’Edgar la saveur d’un koan zen : le brassage ou les puissantes coulées harmonique de Wagner, l’emboîtement et les transformations insidieuses de ses leit-motives, ses accords ou ses désaccords générateurs non seulement m’enchantent, mais me communiquent l’expérience d’une sympathie tourbillonnante, d’une croissance essentielle.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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