Il se donne à Paris pour quelques mois encore, au Théâtre du Palais-Royal (rue Montpensier, derrière la Comédie-Française), un spectacle extraordinaire, La Machine de Turing, représenté également avec grand succès dans le off du dernier festival d’Avignon. Ecrite et interprétée par Benoît Solès, cette pièce met en scène le personnage génial et torturé d’Alan Turing, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer en découvrant, durant les soixante-quinze minutes de cette pièce si dense, les affres par lesquelles cet homme si fort et si fragile est passé, mais aussi tout ce que nous lui devons, par exemple la défaite des nazis, ou encore le logo de mon ordinateur Apple…
Pour des raisons (très malheureuses) qu’explicite aussi cette pièce, Turing est resté inconnu du grand public jusqu’à une date récente. Il a fallu la biographie monumentale d’Andrew Hodges, Alan Turing ou l’Enigme de l’intelligence (éditions Michel Lafon 2015 dans la traduction de Nathalie Zimmerman), le film Imitation Game de Morten Tyldum (2014), ou aujourd’hui cette pièce créée voici déjà cinq ans pour que le grand nom de Turing brille comme un phare ; j’avais moi-même pris une première connaissance de sa vie et de son œuvre, dans les années 1980, à travers deux magnifiques livres de Douglas Hofstadter, Gödel Escher Bach puis Metamagical Themas.
Mais avant d’entrer dans le vif de cette intrigue, faisons un petit zoom arrière. Je dispose à Paris d’un studio où l’appartement voisin, en face de ma propre porte, s’est trouvé tout l’été en travaux ; on m’apprit qu’un acteur, assez connu d’ailleurs (mais dont le nom échappait à mon interlocuteur) l’avait acheté et le rénovait avant de l’habiter. Curieux de connaître ce mystérieux voisin, je finis par le rencontrer entre l’évacuation des gravats et ses équipes d’artisans, oui il jouait au théâtre, et même deux fois certains soirs, rue de la Gaîté La Maison du loup (une pièce qu’il avait écrite sur Jack London), et au Palais Royal cette Machine de Turing, il n’avait que le temps de sauter sur son vélo, ou un moto-taxi, pour filer d’une scène à l’autre. Voulais-je deux places ? Et c’est ainsi que je me retrouvais vendredi dernier, à 19 h, face à la Machine.
« Machine » est un mot corrélé au théâtre (songeons aux machinistes, ou au Deus ex machina) ; « énigme » d’autre part me semble consubstantiel aux œuvres de l’art, qui toutes tâtonnent autour de la chose à dire, qui ne parlent jamais en clair… Traitant ici de Tintin au cours de l’été, j’ai conclu ma série de billets par la question « Que savait Hergé ? », qui mit en scène avec une telle vigueur ses propres secrets de famille, savamment voilés-dévoilés mais sans nous dire jamais à quel point lui-même détenait la clé de l’énigme ; il y a certes un sous-texte, une « explication » mais qui demeurent refoulés, inter-dits par la merveilleuse puissance de cette bande dessinée qui à la fois cache et montre, qui suggère sans affirmer ! Et je songeais, traitant des secrets d’Hergé, au mot de Hegel dans le Cours d’esthétique à propos de l’art qu’il appelle symbolique, et particulièrement de l’érection des pyramides et du Sphinx, « Les énigmes des Egyptiens étaient des énigmes pour les Egyptiens eux-mêmes ». La conscience des décodeurs ne coïncide pas avec celle des encodeurs…
L’énigme donc plonge aux racines de notre enfance, quand le petit garçon se demande ce que c’est au juste qu’une femme, ou ce que cela ferait d’être un autre (toutes sortes d’autres, un chat, une chauve-souris, une fleur ou un saule pleureur…), ou encore, et c’est une des premières phrases de la pièce, tirée d’une lecture précoce du jeune Alan, « Qu’ai-je de commun avec le reste du monde, et en quoi suis-je différent ? » (dans l’introduction de Merveilles de la nature que tout enfant devrait connaître)… Ceux qui n’ont pas écarté le vertige que suscitent ainsi les premières grandes questions, mais qui les ont creusées, interrogées, ruminées…, sont frères de Turing qu’obséda depuis son grand article publié à l’âge de vingt-quatre ans l’énigme de savoir à quelles conditions une machine pourrait jamais penser. Ou par quel mécanisme (logico-mathématique) reproduire les rudiments de cette pensée.
La connaissance, l’enfance, le meccano, les machines se trouvent ainsi liés ; et c’est le grand charme ou la première évidence de cette pièce (couronnée par quatre Molière), et du jeu de Benoît son créateur, de nous présenter un homme-enfant. Le Turing ici mis en scène n’a rien de ces hommes faits auxquels lui-même s’affronte, le sergent Ross, ou Hugh Alexander son patron en cryptanalyse par ailleurs champion d’échecs. Immature, Turing vacille entre plusieurs versions de lui-même, l’enfant autiste Asperger, le génie mathématicien façon Rainman, le marathonien, l’homosexuel malmené en amour, l’admirateur de Blanche-Neige dont la rengaine, « Un jour mon prince viendra » et l’imagerie kitsch traversent aussi ce plateau saturé d’enfance…
Benoît Solès
La pièce compte quatre personnages, dont trois (Ross, Alexander et Arnold Murray, l’amant par ailleurs plongeur à l’hôtel Continental) interprétés par le même acteur qui se change en coulisses (Amaury de Crayencour) ; Benoît Solès, avec une stupéfiante mobilité dans ses transformations à vue ou sa palette de jeu, se charge du seul Turing qui n’arrête pas devant nous de switcher (comme on dirait d’une télécommande), de sauter (comme on disjoncte) d’un rôle à l’autre, emporté par sa propre machine qui se déglingue et se répare aussi vite sous nos yeux. Ce théâtre éclate (à tous les sens du verbe), il porte au maximum le don d’incarnation et de persuasion qui fait le grand acteur, happé par ses identités, qui posent aussi de vertigineuses questions.
Avant d’être confronté, à Bletchley Park, à la machine Enigma, par laquelle les Allemands codaient leurs messages échangés par les sous-marins qui coulaient chaque jour les navires des Alliés, on voit Turing affronté à diverses énigmes, celle de jouer à l’adulte, de s’habiller (au lieu, comme on le disait aussi d’Einstein, de sortir en pyjama dans la rue) ; à l’énigme aussi de la sexualité, ou de la répression de la sienne à la suite de dragues nocturnes qui lui coûteront la vie… Face à Ross qui le traite d’abord en suspect Turing bégaye, mais il arrive que les deux hommes sympathisent et que le bègue, cramponné au bureau de son enquêteur, éclate d’un rire enfantin ou prenne les allures d’un Snoopy ; ou que pour en finir, trop fidèle à Blanche-Neige, il plonge une pomme dans le cyanure avant de la croquer (le 7 juin 1954).
Alan Turing
La personnalité de Turing est donc, par elle-même, une énigme ou un kaléïdoscope d’attitudes et de pensées, comme le figure ou le suggère le tableau du fond de scène, juxtaposition d’écrans numériques où s’enchaînent des rouages, à moins qu’ils ne représentent des étagères de livres, ou ce ciel étoilé qu’il aimait tant contempler avec son camarade Christopher… Alan Turing est d’abord quelqu’un qui affronta dans sa courte vie l’inhumain : « Enigma », cette machine allemande qui entraînait tant de morts avant qu’il ne parvienne à en briser le code, mais aussi cette question qui ne cesse de grandir et de nous obséder depuis les premiers développements, ou balbutiements, d’une intelligence artificielle aujourd’hui incarnée par ChatGPT : à quelles conditions pouvons-nous déclarer qu’une machine « pense », ou encore : quels sont les soubassements mécaniques, hardware ou chaînes de neurones, qui soutiennent ce que nous appelons penser ? Car quel serait, indépendamment de tout calcul, le propre de notre pensée ?
Ces quelques remarques, et le vertige de ces questions, soulignent assez, je crois, la qualité première de ce théâtre proposé par Benoît Solès, un théâtre qui pense, ou donne fortement à penser. Mais qui met aussi en pleine lumière ce que c’est que jouer, à tous les sens du verbe, qui exalte l’acteur, ses étranges facettes, la jonglerie de ses incarnations.
Courez à ce Turing qui vous émerveillera, avant qu’il ne quitte l’affiche (car rien qu’à Paris, c’était déjà la huit-cent unième représentation vendredi soir, annonçait Benoît entre les applaudissements). Et si quelque grincheux, déçu par le spectacle, venait sur ce blog me reprocher ce conseil, je me ferai un plaisir de lui remettre en réponse les yeux en face des trous.
Le texte de la pièce est disponible dans un numéro de la revue L’Avant-scène théâtre, suivi d’un petit dossier (numéro 1448, août 2018).
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