Avec Françoise (1945-2016)
L’association Ultime Liberté, à laquelle j’ai adhéré en 2016 quand la question du suicide assisté de ma femme Françoise s’est posée, tenait ce jeudi 17 une conférence à Grenoble, en présence de sa présidente nationale Claude Ury ; nous étions réunis pour entendre l’exposé du docteur Pierre Beck, médecin à l’hôpital cantonal de Genève, ancien membre de l’association « Exit » de Suisse romande, et qui a participé dans ce cadre à deux-cents épisodes de mort volontaire. La salle de la Maison des Associations était comble ; le sujet passionne à bon droit, et fait toujours débat. Je me suis déjà exprimé dans ce blog sur cet ensemble de questions, qu’on n’est pas près de résoudre tellement les points de vue exprimés ici et là semblent irréconciliables, pourquoi ?
J’ai raconté ici en particulier le passage de Françoise au service des soins palliatifs du CHU de Grenoble, en juin 2016, qui a duré quinze jours (un délai au-delà duquel on vous pousse vers la sortie). J’ai redit lors du débat de cet après-midi l’excellent accueil de l’équipe médicale, et comment ma femme s’est trouvée apaisée, et remise en bonne forme morale et mentale : si l’on ne peut y soigner le cancer, tout semble propice pour donner au patient une fenêtre de réconfort, et le préparer à une mort plus douce. Mais j’ai évoqué aussi le clash qui m’a opposé à cette équipe médicale, quand j’ai évoqué auprès de l’aréopage des blouses blanches (toutes féminines) qui faisaient avec moi un point d’étape, notre détermination (à Françoise comme à moi) de recourir à un produit létal, et de hâter une mort inévitable, dès la cessation de ces soins. L’opposition des soignantes fut unanime : votre femme a un cœur robuste qui lui garantit six mois de vie supplémentaire, pourquoi les lui refuser ? Si vous transformez votre appartement en hôpital de jour, et que votre femme y décède bientôt, sachez que nous demanderons une autopsie, et que vous vous exposerez à de graves poursuites…
Renonçant à la formule de « l’hôpital de jour », j’aménageai donc moi-même un lit médicalisé dans notre salon, organisai une rotation des infirmières, et nous avons laissé le mal suivre son cours. Trois jours après son retour, Françoise entrait dans un profond coma, deux nuits plus tard elle décédait (avec le secours de SOS-médecins qui, constatant dimanche matin son état « désespéré », prescrivit charitablement quelques piqûres de morphine). Pas d’autopsie, aucune poursuite. Et je n’ai pas eu l’occasion de revoir l’équipe des soins palliatifs, à laquelle j’aurais dit ceci :
Vous autres médecins, forts de vos diagnostics et de vos appareils de mesure, vous pensez comprendre ou connaître ce qui arrive à un corps qui souffre. À partir de quoi vous vous permettez de décider de la vie ou de la mort d’un patient. Quelle prétention, quel insupportable monopole vous vous arrogez ainsi sur la décision intime d’une personne ! Car vous ne savez rien de son âme, ou de sa volonté, et ses mots apparemment pour vous ne comptent pas ! Françoise avait épuisé son goût de vivre, et me répétait souvent qu’elle voulait « partir en beauté ». Faut-il sourire de cette exigence qui peut sembler déplacée, en mêlant l’esthétique à un trajet ou projet de vie ? Ne faut-il pas au contraire réfléchir, pour reprendre le titre du beau livre de François Galichet, à ce que pourrait être une vie accomplie ? Accomplie oui, comme un tableau ou une œuvre d’art à laquelle il n’y a rien à ajouter. Françoise avait vécu une existence particulièrement pleine, elle s’y connaissait je crois en matière d’accomplissements – et ne voyait, dans ce qui lui restait à vivre, que déchéance et trahison de tous les élans qui l’avaient sollicitée et comblée.
Pourquoi le médecin devrait-il être le gardien ou le juge de la mort des autres, ne peut-on se donner celle-ci en se passant de son avis, ou de son autorisation ? Ne pouvons-nous, face à ce monopole exorbitant d’un autre âge, revendiquer le droit de choisir notre propre mort ? Ou, d’un mot qui est revenu dans le débat, d’exercer sur ce point (crucial, décisif) notre autodétermination ? « Ultime liberté », cette enseigne de l’association claque comme un rappel, c’est à chacun de décider ; nul ne vit dans la peau, dans le corps d’un autre, nul ne peut pour quiconque trancher à sa place, quand cela met en jeu ce ressort intime de toute vie : où doit s’arrêter celle-ci, suis-je parvenu au bout, que veut au profond de moi ce conatus (pour prendre appui sur Spinoza), cette volonté obscure ou cet élan qui nous pousse à persévérer dans l’être ou qui, quand ce ressort est trop usé, inversement nous en dissuade…
Un certain moment est venu où Françoise a voulu mourir (et ainsi peut-être rejoindre notre fils Brieuc). Tout son corps lâchait prise. Mais son esprit demeurait serein, sa décision parfaitement claire à la face du corps médical. Au nom de quoi l’en dissuader ? Ou, plus précisément (mais cette réclamation fera scandale) pourquoi continuer à faire dépendre l’assistance à la mort volontaire d’un état avéré de grave maladie ? N’y a-t-il pas des états de l’âme aussi désespérés que ceux du corps, et qui justifient qu’on abandonne une vie désormais privée de sens ou de perspectives, sans le passeport ou l’autorisation d’aucun bulletin médical ?
Nous avons sur ces sujets un peu de retard en France il me semble, si nous regardons du côté de nos voisins belges, suisses, et bientôt allemands. Pourquoi ce paternalisme réfugié chez nous dans la figure de la blouse blanche ? On sait que nul n’a demandé à naître, mais quand notre parent, notre voisin demandent à mourir, au nom de quoi se récrier, pourquoi leur refuser ce simple droit ? Cette élémentaire liberté ? Les moyens d’y parvenir sont connus et très sûrs, indolores, peu coûteux (contrairement aux « services » de certaines officines suisses), et les vétérinaires chaque jour administrent ce remède aux chiens – la loi française accordera-t-elle jamais, à ceux qui en font la demande, de mourir comme des chiens ?
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