Un Aragon très rock

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J’ai eu le plaisir de voir hier, au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse à Paris, le spectacle Relire Aragon de Florent Marchet et Patrick Mille, le premier aux instruments (guitare, piano, synthétiseur), le second au micro…, courez-y ! Ils ne se produisent plus que pour deux séances, les lundi 9 et dimanche 15 décembre, et il serait dommage de laisser passer sans l’entendre cet Aragon assez différent de « la voix Ferré la voix Ferrat », comme chante (inoubliablement) Serge Reggiani dans « Le boulevard Aragon ».

Car c’est un poète rugueux, rageur qu’on écoute ici, anéanti par le désespoir (« Poème à crier dans les ruines » lors de sa rupture de 1928 avec Nancy Cunard), rongé par la jalousie (en 1959 dans le poème Elsa), ou en proie à une colère folle face aux conditions de l’Occupation (Le Musée Grévin, 1943). Aragon s’y montre toujours prompt à la surenchère dans la provocation politique (quand il oppose L’Internationale à La Marseillaise dans Hourra l’Oural) autant que dans l’expression des tourments nés de l’amour, ou d’une filiation difficile (« Sans famille », tiré de La Grande gaîté de 1929)… Le poète exagère ? Oui sans doute, et c’est pour cela qu’on l’aime quand il dénonce un monde gras et mort, ou déserté par l’idéal, si mal taillé à la mesure de nos rêves, ou de nos élans de fraternité. Ses imprécations (et ses sanglots) nous manquent, nous n’avons plus ces grandes réserves de colère, ni cette impudeur, nous n’entendons plus cette voix « où sonnent à la volée les cloches de provocation », nous avons perdu cette audace, ou cette confiance dans les pouvoirs du chant-quand-même qui entretient la chaleur d’être ensemble, et de parler pour ceux qui n’accèdent pas à un tel registre.

Aragon aura traversé et exprimé poétiquement le XXè siècle comme Hugo le XIXè, avec plus de fureur peut-être, et toujours cette science consommée des mots qui nous fait ordinairement (et tellement) défaut. Nous vérifions, suspendus à l’impeccable diction de Patrick Mille, quel prosateur et poète il fut, toujours aux prises avec les contradictions de sa personne et de combats qui le dépassaient, mais auxquels il se mêlait comme on plonge au torrent. Aragon se serait moins fourvoyé (certains n’ont pas fini de le lui reprocher à droite comme à gauche, à gauche surtout) s’il ne s’était aussi généreusement donné, aussi imprudemment risqué. D’avoir manqué mourir en 1918 comme à Dunkerque ici évoqué (« La nuit de Dunkerque » tirée des Yeux d’Elsa) a fouetté en lui le goût de cette vie qui malgré tout fut belle (comme dit le dernier mot de ce spectacle). Où l’on entend aussi le prologue des Poètes (1960), cette longue évocation des grandes voix qui se sont tues, et dont l’auteur prend le relais, puis le poignant « Epilogue » du même ouvrage, où le vers s’allonge à 24 syllabes, que chante Jean Ferrat mais que dit ici Patrick sans le secours de la musique, et où passe notamment une adresse aux jeunes gens qui prendront à leur tour la suite : « A vous de dire ce que je vois ».

Patrick Mille

Une soirée autour d’Aragon rassemble généralement un public de seniors, où se mêlent les militants communistes à des lecteurs qui, comme moi, n’en auront jamais fini avec les pouvoirs ensorcelants de cette haute parole. Hier on remarquait aussi dans la salle plusieurs jeunes gens, qui ne venaient pas seulement, peut-être, par déférence patrimoniale, comme on visite un monument. J’aurais été curieux de recueillir leurs impressions, si nous n’avions été conviés Odile et moi à faire la connaissance des deux acteurs en coulisse. Ont-ils goûté cet Aragon très noir, et très rock ? Ont-ils envie de se l’approprier ? Car Aragon n’a pas écrit seulement pour ses contemporains, mais avec cette passion de l’avenir et de ce temps des successeurs, dont parle si bien Le Fou d’Elsa ou La Semaine sainte, « comme un tambour voilé-dévoilé, l’avenir… »

J’avais, au colloque de Cerisy (août 2018), insisté sur l’idée d’un Aragon zeitlos comme disent les psychanalystes, branché sur un inconscient des passions ou des sentiments qui, parce qu’ils suspendent le temps en échappant à toute actualité, font de lui notre contemporain capital. Sur nos passions en effet le temps n’a pas de prise, toujours il y aura l’amour, la jalousie, la colère, les marées d’un désir trop grand ou d’une âme (le mot revient dans ce spectacle) mal accordée aux bruits et aux fureurs du monde tel qu’il va. Toujours on pourra, relisant cette œuvre avec la même fureur d’expression que Florent et Patrick, épouser les battements d’un cœur intelligent.

On entend battre ce cœur au début puis tout au long du spectacle, sa cadence ne nous quitte plus, elle s’accorde à nos propres abîmes, elle résonne depuis cette salle de la Gaîté-Montparnasse où, oui, vous entendrez, pour un soir, battre le cœur profond du temps.

12 réponses à “Un Aragon très rock”

  1. Avatar de W.Jaroga
    W.Jaroga

    Bonjour!

    Loin des bruits du monde, ne point quitter la grève en découvrant ça et là quelques perles rares devant un océan mystérieux…
    C’est faire appel au temps comme valeur d’instrument, à la mémoire, pour répondre à ce billet intelligent.
    C’était le premier numéro d’une revue dont le but est de transmettre pour innover.
    Je me souviens de ces mots, il y quinze ans déjà :
    « Aragon est une fête pour celui qui cherche la critique au cœur de la création, et qui ne sépare pas l’exercice de l’intelligence de l’expérience orageuse des passions »
    Hier éclaire aujourd’hui et l’auteur se reconnaîtra.
    Hier soir, je suis allé écouter le directeur de « La Vie »? J’ai dormi un peu…
    Dans la voiture , je chantais « la vie, la vie… »en mon for intérieur.
    Si belle soit-elle, c’est un joli combat…Si moche soit-elle, c’est du beau cinéma!
    De retour à la maison, j’ouvre cet ordinateur.
    Et par bonheur, je trouve un long message d’un auteur qui vient de publier un petit traité sur un mot que j’ai découvert, un beau jour, à la fin des années septante, dans les « Regards » d’un physicien.
    Michel Onfray qui préfère jubiler avec Charles Fourier plutôt que de communier dans la guimauve aragonesque (Journal hédoniste Tome 2) ne connaît pas ce mot, du moins il ne le range pas dans la constellation des mots parents dans le sens autour de la vertu de gentillesse. (Même Journal, page 95)
    Il est beau ce mot… Peut-être peut-on l’ouïr sur « France Culture »dont les treize lettres interverties de cette chaîne de radio sont censées « Lancer le futur »…
    Au coin de la rue l’aventure…Et voici le cœur intelligent dans la ronde des mots du flâneur. Sa référence biblique retient le mot intelligent …Si l’on en croit le Livre I des Rois, 3,9 (Bible de Liénart) et le Livre III des Rois, 3,9 (Bible de De Carrières), Salomon demande seulement un cœur docile… (Monsieur Finkielkraut a choisi , pour le titre de son ouvrage, l’adjectif de la réponse du Seigneur dans le livre susmentionné, qui ne figure pas parmi les livres sapientiaux.)
    L’aréopagite parisien d’hier soir par ses paroles de conférencier, a-t-il réellement rendu attentif son auditoire à l’ombre sacrée dont est pétrie l’humaine nature?
    Les savants du Docteur Salomon dans « L’avenir de la vie » préfacé par Edgar Morin, ont-ils rendu plus intelligents leurs lecteurs ?
    Un colloque à Cerisy, plus curieux les auditeurs d’un Aragon intemporel?
    Et pourtant, reconnaissons avec M. Proust (« Le temps retrouvé ») que la vie est un peu plus compliquée qu’on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité…
    « Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche » On connaît la chanson…
    Quid de cet oiseau-là si tant est que l’on y trouvât une parenté avec le minime oiseau spirituel des Cahiers de Paul Valéry?
    Aux dernières nouvelles, les composantes ultimes de l’échafaudage sur lequel la
    théorie perche l’oiseau-esprit s’avèrent n’être qu’apparences pour…l’oiseau lui-même ?
    Alors que faire?
    Faire signes…de bas en haut.
    Un trait d’union…Chante la plume.

    W. Jaroga

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bonsoir cher Walther, Laissons à Michel Onfray sa « guimauve aragonesque », je n’aime pas beaucoup ce philosophe arrogant et de partis pris…, même si souvent, je dois le reconnaître, il m’impressionne par sa force de travail, et sa réelle documentation – hélas assez sélective. Vos propres ressources documentaires sont décidément étonnantes, vous allez déterrer des articles (de moi) complètement oubliés (de moi), quel réconfort d’avoir un lecteur tel que vous ! Le spectacle objet de ce billet de blog n’est pas exactement chantant : plutôt au-delà du chant, du côté de la rage, du désespoir, d’une énergie de dire au bord du cri ou de la suffocation. L’oiseau je ne sais pas, mais vous connaissez la « définition » par Valéry de la poésie ? Consacrée à ce que tentent obscurément d’exprimer « les soupirs, les caresses, les cris » – trois composantes de cette soirée. Bonne nuit au prieuré, à la ferme ou au couvent !

  2. Avatar de hummel
    hummel

    Mon commentaire
    pour la mémoire (chanter sous la douche, en voiture, séduire, épater avec…)
    nous avons donc Léo Ferré, Monique Morelli, Catherine Sauvage, Francesca Solleville…
    et pour ceux qui aiment Jean Ferrat que serions-nous sans lui ?

    et maintenant place à l’éclatement du son, des mots ? effectivement les textes d’Aragon s’y prêtent mais
    à consommer sur place plutôt
    les 2 musiciens ont-ils interprété des reprises des compositeurs ou interprètes cité ci dessus ?

    il restera la mémoire des « mots » d’Aragon qui frappent sans musique juste et sonnent fort (même dans sa prose)
    et c’est bien pour nous toutes et tous qui l’aimons et le pratiquons

    cependant en entendant Aragon donner voix à ses textes, on est heureux et soulagés que des musiciens soient passés par là

    vive Aragon (n’oublions pas Castille)
    Jean-Marie

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher Jean-Marie, Tout d’abord bienvenue sur ce blog, où tu « commentes » pour la première fois. Non, ces (talentueux) jeunes gens ne reprennent pas les airs déjà connus, sauf une fois il me semble, notre écoute en est donc modifiée, ou bousculée… Je ne leur ai pas dit en les rencontrant en coulisse que nous avions ensemble, avec Liselotte et toi, mis sur pied un « cabaret Aragon », tourné plus de cinquante fois, et pressé un disque, je ne crois pas qu’ils le connaissent. Moi, ce spectacle m’a plu pour son audace, sa force de conviction, ils mordent dans Aragon à pleines dents et ça emporte l’adhésion ! Mais nous trois , quand est-ce qu’on remet ça, dans quelle salle ???

  3. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonjour!

    Il ne sera pas dit que dans ce blogue, le fermier général soit le seul à faire du bruit avec des citations oubliées du maître de cérémonies!
    J’ai quelque remembrance de ce passage d’une introduction qu’il ne messied point de rappeler céans.
    « L’ombre, le détour, l’énigme sont consubstantiels à cette parole que trop de lumières ou de clefs viendraient vider de son charme »
    Il est d’autres passages, parisiens ceux-là, dont les lieux invitent à relire ou à relier.
    Une amie de votre milieu universitaire, que j’ai vue et entendue, un jour, sur son site bien réel, quelque part du côté de Paris où l’on traitait entre les murs de l’allégorie platonicienne de La Caverne, m’a donné l’autre jour cette information qui pourrait vous plaire.
    Je la cite :
    « Merci Jacques
    Il y a aussi la Folle enchère au théâtre de l’Épée de bois à Vincennes qui recrée une pièce jouée voici 330 ans par une femme à la Comédie française… » (Fin de citation)
    L’épée de bois…Chers amis inconnus, oncques rencontrés pour de vrai, savez-vous que notre cher Régis Debray, âgé de quatre ans s’était confectionné une épée en bois qu’il tenait dans sa main, quand passaient sous ses fenêtres, les chars des occupants? Cela fait partie de sa petite mythologie personnelle. Cinquante-huit ans plus tard, il retrouve ces « herbages » comme disait J.Giraudoux et « L’usure de l’âme » de son oncle entre d’autres murs d’alentour qui se souviennent aussi…
    De passage en passage…Ainsi va la vie.
    Aussi permettez-moi de vous proposer une lecture d’une petite vingtaine de pages d’un chapitre intitulé « Françaises, encore un effort… » où il est question d’Aragon, entre gaieté ennuyeuse et célébration du gaz lacrymogène, dans « Le désir d’être un volcan ».
    L’auteur, vous le connaissez, il est l’auteur d’un article dans le n°28 de Médium où sa lettre à quelqu’un est publiée in extenso sans le nom du destinataire pour les raisons que vous savez, cher Daniel, puisque vous faisiez partie du Comité de lecture de la revue susmentionnée. (Il m’avait envoyé, un dimanche, à l’heure de la messe, ses « Géorgiques de l’âme ».)
    Si Madame Odile consentait à lire les pages de ce petit chapitre « Françaises, encore un effort… » peut-être aurions-nous le plaisir de lire son commentaire en ce blogue, avec le consentement du randonneur, cela s’entend!
    Je viens de recevoir une longue épître d’une bonne vingtaine de pages d’une connaissance plutôt connue…Cette personne fait des livres, des conférences…On la voit sur les plateaux de télévision et même au Vatican agenouillée devant l’évêque de Rome. Un jour, en Sorbonne, je lui ai donné l’occasion de rencontrer en vrai, un correspondant de longue date, présentateur du journal télévisé…Autant vous dire qu’elle était aux anges!
    Le titre de cette longue épître est le suivant : « Les pauvres sont des c… »
    Je n’écris pas ce mot que je n’emploie jamais dans mon quotidien, hormis les trop rares et belles occurrences où je me dois de citer un livre de Louis Aragon dont le titre a fait l’objet d’un article de qualité, si édifiant, dans la revue Médium.
    Un mot qui nous rappelle un peu « L’origine du monde » dont l’anagramme renversante est « Religion du démon »
    Cette aimable et courageuse personne m’écrit d’un endroit de luxe, quelque part sur une île privée du Pacifique Sud.
    Elle argumente, les pieds dans l’eau d’une piscine pour milliardaires en vacances, à des parsecs, des parasanges et des années-lumière des petits riens d’une ferme, d’un prieuré et d’une abbaye.
    Elle attend de votre serviteur une réponse.
    Il me faut donner suite…
    Une telle épître dans la fosse des rugissants donnerait lieu au spectacle que l’on imagine. Ils n’en feraient qu’une bouchée.
    Je rêve d’une autre raison…thaumaturge, où l’auteur de cette épître serait épargné.
    Et là, avec Michel Serres, on saura ce que c’est un « je ».
    Bonne journée.

    Jacques

  4. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonsoir, amis lecteurs!

    J’ai lu tous ces commentaires avant de partir à la ville faire mes courses.
    Et j’ai même fait l’effort de lire le chapitre du livre, proposé à Odile par notre abbé.
    Dans la voiture, cette après-midi, je pensais à tout cela et surtout à ce mystérieux correspondant, qui baigne dans le luxe et, soudain, par je ne sais quel enchantement, devient Daniel dans la fosse aux lions.
    Arrivée à la ville, un petit défilé de manifestants avec des pancartes syndicales, précédé et suivi par une maréchaussée souriante et bonne enfant, bloquait la rue.
    Certains entonnaient des refrains stigmatisant les milliardaires…Ces méchants d’où vient tout le mal!
    Je me voyais leur lisant l’épître envoyée au starets par une personne de sa connaissance dont, à bon escient sans doute, il ne révèle l’identité.
    Sans hésiter, ces gens honnêtes m’auraient jeté dans le fleuve d’à côté, telle la femme du chanteur, un soir à Saint-Georges, attendant dans la Mercedes.
    Dame, faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages, palsambleu!
    En mon for intérieur, moi qui ne casse rien dans mon prieuré, je me posais la question : Que peut faire « le canard enchaîné » quand la réalité dépasse l’affliction sinon brandir la « canne de l’anarchie »? Vous observerez que ces deux groupes de mots entre guillemets ont exactement les mêmes seize lettres. Et nos chercheurs de sens, pianiste et physicien, découvrant cette fantaisie, laissent l’homme de la rue à son tumulte intérieur sans lui apporter l’onde et la note en mesure de calmer son angoisse.
    Un je? Je pense à Arthur, à son mépris des… (?) enfin, à ses illuminations. Un trou noir, sans doute! Rimbaud était-il un « je » pauvre ou un autre? Je pensais à Louis twistant une impossible réponse, là où il est, au delà de tout ça…
    Là où il est…Autant dire avec Monsieur Bougnoux son porte-voix encyclopédique.
    Au supermarché, une question me hantait…Pourquoi dans toute l’œuvre de Gaston Bachelard, penseur apprécié en ce blogue, pas une seule fois, Louis Aragon n’est mentionné, alors qu’André Breton est cité dans « Lautréamont », « La poétique de l’espace », « La terre et les rêveries de la volonté » et « La terre et les rêveries du repos »?
    De grâce, que Monsieur Notre randonneur dont les chemins sont bachelardiens, nous donne sa réponse sans pour autant se limiter à ses réminiscences de jeune collégien! Son blogue admirable n’est pas un concours de citations et une thèse sur le pluralisme cohérent de la philosophie de l’homme de Bar-sur-Aube, voit dans la composition du jury, un médiologue pré-rapporteur. Et ce n’est pas rien…
    Il pleut sur la ville et les lumières électriques chantent déjà Noël.
    Bonne nuit

    Roxane

  5. Avatar de W.Jaroga
    W.Jaroga

    Bonsoir!

    Nous étions trois l’autre jour, en quelque coin perdu, loin des soubresauts de notre hexagone en furie. Trois commentateurs aventureux de ce blogue pour parler d’Aragon.
    En cette fin d’automne aurait-il choisi la salle d’un patronage pour entendre parler de l’inouï ou celle d’un château, tout près, pour se nourrir du sourire de Monna Lisa?
    Nous nous posâmes tant et tant de questions, si loin des bruits de la ville.
    Ses livres suspendus aux saules incertains du ruisseau, eût-il, ce cher Louis, chanté le cantique des physiciens en se souvenant des misères de cet ici-bas troublant?
    Un domino blanc dans l’immensité, une petite tête ronde quelque part dans l’empire du Milieu, une incandescence, une main tendue…Michel Serres éducateur nous parlant de Tintin et de son ami Hergé, était-il au centre de nos discussions nocturnes?
    Avons-nous sur la table de la souillarde déployé son Atlas que l’académicien avait offert à l’un de nous?
    Il était là en notre intimité et la citation ne fut point de mise.
    L’image de l’enfant qui se noie et du pédant qui fait des discours sans tendre la perche.
    L’image d’un marquis dans la rivière rhabillé par la ruse d’un félin.
    La fable et le conte nous instruisent…Nous nous sommes tus sur « Le parasite » comme pour revivre un écart. Et pourtant, l’image de la main tendue de Tchang vivant, émergeant de l’eau a fait délier nos langues.
    L’un de nous se jeta à l’eau pour aller pêcher quelque lueur dans un essai sur la connaissance approchée où l’auteur citant Bernhard Riemann, conclut sur l’approximation, comme objectivation inachevée, prudente, féconde et rationnelle, consciente de son insuffisance et de son progrès.
    La main tendue de Tchang pour la découverte de soi…En fait, Tintin au pays des philosophes. Et ce n’est pas Léon Vandermeersch, professeur à Paris qui dira le contraire! Ni d’ailleurs un physicien devenu rédacteur…
    L’auteur du « Paysan de Paris » eût-il entendu cette échappée belle de nos trois exilés?
    Pauvres gens, amateurs des sciences sous la mitraille courant en tous les sens dans le tunnel de la mort…Une main tendue, providentielle saura-t-elle tirer de cet enfer les plus résistants d’entre eux?
    Pentecôte inouïe, peut-être… Haute rêverie libératrice qui n’a pas dit son dernier mot.
    Que vive cette invisible main ou la langue de Charis du maître!
    Bonne nuit.

    W. Jaroga

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Alors là vous êtes très fort Walther, c’est de la sorcellerie ! Car j’étais en train de lire hier l’article de mon ami Philippe Ratte « La Main de Tchang », consacré au dernier livre de François Jullien, êtes-vous en relation avec lui ? Il vient de m’écrire, à propos de main tendue, une si belle lettre…

  6. Avatar de Roxane
    Roxane

    Eh bien Monsieur Daniel, vous me la baillez belle!
    Ce n’est pas la première fois que j’ouïs votre propos inquisiteur et voici maintenant que vous préparez un bûcher sur la place du marché, pour livrer aux flammes de l’Enfer notre pauvre Walther que vous accusez de sorcellerie.
    Pour ne rien vous celer, j’étais avec lui, l’autre jour, en quelque coin retiré de la France profonde et, pour le connaître un peu, je me permets de prendre ici sa défense dans ce blogue merveilleux où chacun s’exprime librement dans le respect de la différence de l’autre.
    Nous avons devisé longtemps sur mille et une choses alors que la nuit approchait comme une ombre dans le feuillage, voulant sauver l’obscur…
    Nous parlions de barbe de chèvre à défaut de fesse de bouc en rapport avec une citation de Della Porta que l’on trouve, page 95 de la revue Médium, n°4 ou un ancien professeur, spécialiste de la Renaissance, s’explique et s’interroge sur « ce que la science doit à la sorcellerie ». Et nous sommes allés chercher des lettres manuscrites, si belles et si instructives, dans une armoire pleine de grimoires…Des lettres de trois auteurs qui dans un même livre posaient la question en titre : « Faut-il brûler Régis Debray? »
    Walther n’est pas abonné à la revue et il ne lit pas les journaux, n’écoute pas la radio et ne regarde pas la télévision…A l’écart de tout ce bruit mais dans le bruit quand même!
    Aussi en regagnant nos foyers dans notre carriole tintinnabulante, sans balai enfourché, nous pensions discrètement au problème lié à ces choses qui se passent en même temps en des lieux différents, telle cette main tendue et vivante dans le Yang Tse Kiang en crue et celle bénévolente dans le Néant solognot. Et si une réponse toute naturelle et simple existait – sans aller chercher midi à quatorze heures – au pays des philosophes où l’esprit d’enfance a sa place?
    Il n’y aurait vraiment rien d’extraordinaire de voir un ermite quelque part partager le point de vue de Monsieur Philippe Ratte, connu des lecteurs de Médium (numéros 34, 36 et 43) où cette excellente personne, dédicataire de « L’inouï », est l’auteur d’articles qui ont retenu l’attention de gens curieux, j’imagine!
    Pas de quoi, très estimé et estimable randonneur, allumer le feu pour en finir avec notre compagnon de route, libre dans sa tête, sans carnet magique ni poule noire dans sa besace!

    Bon dimanche à vous tous.

    Roxane

  7. Avatar de Jacques
    Jacques

    Minuit vient de sonner et l’abbaye est plongé dans un silence abyssal.
    Je brise la glace d’un si lassant réel pour m’adresser à la cour :
    Objection votre Honneur!
    Se couper totalement des médias et en même temps être si bien informé en matière de médiologie et citer l’Essai de la connaissance approchée de Gaston Bachelard sans oncques quitter son manche de fourche et le volant de son tracteur, je dis non!
    Je suis quand même bien placé en cet espace monacal pour savoir que ça ne tombe pas du ciel aussi facilement et si manne il y a quelque part, elle doit être travaillée.
    Roxane est une bonne avocate et je peux comprendre sa pugnacité de lectrice dans son prieuré lorrain, si loin des embouteillages des rues parisiennes.
    Walther n’a pas dit, à ma connaissance, qu’il était complètement coupé du monde et qu’il était insensible aux malheurs environnants, dans la totale ignorance des lois de la nature où l’âme a son histoire.
    La bénévolence au bord du Néant qui est une petite rivière du Loir-et-Cher peut faire l’objet d’un livre. Plonger dans le vide c’est une chose! Y trouver dans ses profondeurs la perle rare capable de nous faire voir les choses telles qu’elles sont, c’est une autre paire de manches.
    Siloé où es-tu? Telle est ma question, ma réponse et ma prière.
    C’est comme on dit le minimum…métaphysique, palsambleu!

    Jacques

  8. Avatar de Walther
    Walther

    Mon commentaire

    Oui, Monsieur Bougnoux, vous avez raison, Monsieur Ratte écrit de très belles lettres…
    Celle d’hier reçue, m’incite à me plonger dans « l’accès à soi » avec qui vous savez!
    Quant au mot « relation », qu’en dire exactement?
    Elle a un sens dans « L’inouï » et la physique maintenant lui donne ses lettres de noblesse.
    Difficile de ne point aller s’instruire sur ce vocable avec les fables, les contes et les récits de Michel Serres…Son Parasite avec rats et génisses nous en dit long sur la chose, si tant est que l’on respectât l’écart.
    Un jour ou plutôt deux, quittant mon arbre pour y revenir bien vite, j’ai rencontré quelqu’un, grâce à la revue Médium dirigée par Régis Debray où cette personne a travaillé « le périple dans l’entre-deux » sur les erres de M.Heidegger pour jeter un pont entre poésie et pensée. Il a étudié la structure de la relation et publié un volume où il décrit avec précision les rouages de cette structure.
    Je l’ai rencontré, disais-je, un jour dans une souillarde de l’Alma mater, rue des Saints-Pères, à Paris et, un autre jour, entre les allées d’une vitrine commerciale, censée refléter l’agriculture, Porte de Versailles, en cette même ville, sans pourtant revêtir – cette vitrine si médiatisée, – l’habit paysan du salon de la terre.
    Quant aux vies trines des passants, c’est une autre histoire!
    Et Louis Aragon, autant que je me souvienne, n’était pas à la fête….Je veux dire, à l’étalage.
    Monsieur Bougnoux, j’ai une question à vous poser :
    Hergé (Georges Remi) créa le personnage de Tintin en 1929 et il avait vingt-deux ans.
    Cette année-là, Louis Aragon en avait trente-deux.
    Avez-vous connaissance de correspondances, d’échanges entre les deux hommes?
    Et si oui, pourriez-vous, s’il vous plaît, nous éclairer sur leur relation?

    Je vous souhaite une excellente journée

    Walther

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Bonsoir cher Walther, je vous fais beaucoup attendre cette réponse mais, croyez-moi ou non, depuis trois jours je ne touche plus mon ordinateur, trop à faire avec ce déménagement qui n’en finit pas entre Grenoble et l’enclave des Papes où je réside désormais – sans abbaye, ni prieuré.
      Hergé et Aragon ? L’intersection est vide à ma connaissance, l’interaction nulle. On se prend à rêver que les hommes dont nous admirons tellement l’oeuvre aient échangé de leur vivant mais non, la vie n’a pas cette complaisance. Philippe a fait d’Hergé son grand home (cf ce beau livre que vous citez, « Tintin ou l’accès à soi », moi Aragon : c’est à nous deux , par notre dialogue, de faire se rencontrer ces deux-là ! Bonne nuit.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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