Du stimulant colloque des Invalides, consacré ce vendredi 15 au « Secret », que retenir ? La formule des exposés – pas plus de cinq minutes chacuns, suivis de discussions où on les groupe par quatre – ne permet pas de dégager une « problématique » mais plutôt des éclairs, des éclats. Pour ceux qui voudraient déborder, ou professoralement disserter, une alarme impitoyablement rappelle à chacun les limites de l’exercice. L’ambiance est au mot drôle, à la blague parmi ces férus de Huysmans, de Laforgue, des zutistes, de Richepin…, et sous la débonnaire « modération » de Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens, l’on côtoie beaucoup aussi Tzara (Henri Béhar vient en habitué), l’Oulipo ou Queneau.
Ces conférences liophyllisées reprennent une forme moins compacte dans les Actes, seize volumes déjà, publiés chaque année par les deux complices de la revue Histoires littéraires aux éditions du Lérot, et le cru 2012 vient donc de paraître, consacré (j’en étais) aux « Alcools ».
De la journée d’avant-hier, je mentionnerai ici la très belle réflexion de Tiphaine Samoyault, « Tapis », sur la figure dans le tapis d’Henry James, nouvelle inépuisablement retorse ou déceptive, bien faite pour fouetter en chaque lecteur la pulsion herméneutique et le désir de déchiffrement. Pourquoi la littérature n’est-elle jamais meilleure que quand elle se propose sous la forme d’une serrure dont nous cherchons la clé ? Tiphaine suggéra que derrière la figure du secret, qui fonctionne peut-être comme un leurre, se profile la « bête dans la jungle », qui fait passer le lecteur du régime de la curiosité au registre de la peur ; j’ai très envie, aiguillonné par elle, de mieux lire ou relire James, d’autant plus que mon propre exposé développait une formule tardive d’Aragon, « on écrit pour fixer des secrets ». J’y examinais de mon côté le lien insécable de l’écriture littéraire avec la cryptographie : être un sujet c’est devenir insondable, y compris pour soi-même, et les auteurs creusent à plaisir cette énigme, ou cette ressource de séduction, quoi de plus séduisant que d’avoir des secrets ?
Françoise Gaillard, en s’inspirant de Machiavel, rappela combien l’exercice du pouvoir est inséparable de celui du secret : il n’est pas de bonne politique pour un Prince de se découvrir, ou de nous laisser lire trop directement dans ses actes ou dans ses pensées… Cette observation touche il me semble à la persistance du nœud théologico-politique, quelque effort qu’on fasse en démocratie pour gagner en « transparence » ; un pouvoir, pas seulement politique, perdrait en puissance si l’on pouvait le sonder. Expliciter son tremendum ou son fascinandum. Une alliance muette se décèle par ce biais entre le pouvoir, le secret et le sacré – ce dernier mot, pleinement convoqué pourtant par le sujet du jour, ne fut abordé je crois par aucun des trente-six orateurs.
Martine Lavaud mit les rieurs de son côté avec les « ultima verba », ces mots chargés d’énigme à proportion qu’ils sont les derniers, recueillis de la bouche des mourants. Beaucoup de forgerie, voire de ventriloquie préside à leur collecte : on prête d’autant mieux aux morts qu’ils ne viendront pas démentir ! Et le catalogue en est assez cocasse. Y a-t-il des nègres pour ces mots d’auteurs qui désirent justement prendre de la hauteur ? L’exercice est délicat, et l’on pourrait créer autour de lui un genre littéraire, voire une agence de location des mots ultimes, prêts à porter – avis aux amateurs. (Hervé Le Tellier, qui prononça une réjouissante méditation sur les incipit de romans, par où commencer ?, se lancera peut-être dans l’industrie des mots des morts lors d’un prochain « Papous dans la tête ».)
C’est Dominique Noguez, en fin d’après-midi, qui prononça à mon avis les paroles les plus émouvantes, et lui-même en semblait fortement affecté. Imaginons, commença-t-il, un auteur d’auto-fiction ; qui se lance, pour la première fois, dans la divulgation d’un lourd secret personnel ou fait son « outing » ; l’affaire presque nécessairement amoureuse ou sexuelle implique donc (à moins de se limiter à la passion masturbatoire) un ou des partenaires. Comment ne pas dévoiler ses propres secrets sans impliquer les leurs ? Et comment, en les enrôlant malgré eux au grand jeu de la vérité, ne pas causer aux autres autant qu’à soi-même de l’embarras et de la honte ? Dominique articula ces questions d’une voix vacillante, avant de conclure qu’il y avait, supérieure aux secrets des uns et des autres, la valeur de la vérité qu’il est héroïque parfois d’imposer à ses proches. Qui n’ont pas, eux, cet héroïsme…
Position bien contestable, la littérature a-t-elle vraiment ce pouvoir d’intrusion chez les autres, de leur vivant ? Dispose-t-on de leurs secrets ? Libre à chacun de battre sa coulpe, mais sur sa seule poitrine ! Le strip-tease est un numéro qui devrait se pratiquer seul. Mais j’entends bien la thèse de mon camarade ; pour ceux qui habitent les livres, la société ou la vie vécue ont moins d’importance, le prestige de la chose écrite faisant plier les autres valeurs. Et si la vraie vie est entre les pages, l’entre-soi ne peut-il attendre ? Malraux l’avait dit en une formule souvent citée : le tas de petits secrets auquel chaque vie privée se résume ne peut être que misérable. Et dans ces conditions, pourquoi se gêner ?
« Vie privée » : privée exactement de quoi ?
P.S. : Quelqu’un (je n’ai pas pris de notes) donna au fil de la journée cette définition, « un secret, c’est quelque chose qu’on ne dit qu’à une personne à la fois ».
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