La recherche de tel ou tel pilotis, concernant les fabuleuses aventures de notre héros, l’écart entre l’imaginaire et la réalité biographique, sociale, historique…, donneront toujours matière à de stimulantes réflexions (comment un créateur s’empare d’un premier monde pour lui en substituer un autre ?), mais je m’intéresserai ici prioritairement à des péripéties qui semblent traiter d’un cadre plus large, qui mettent en jeu une logique ou un schème décisifs pour comprendre d’autres situations, ou pousser d’autres portes : faisons l’hypothèse que le noyau dur de ces si pénétrantes histoires recèle quelques lois essentielles et qui touchent à nos façons de percevoir et de comprendre. En bref et si j’enseignais encore la philo, je me servirais de Tintin pour éclairer par la bande quelques auteurs ou problèmes du programme.
C’est ainsi que je me revois, voici trente-trois ans, mettre en route l’un de mes premiers livres, La Communication par la bande, introduction aux sciences de l’information et de la communication (La Découverte 1991, puis rééd. Poche) : mon projet était d’y présenter le corpus, alors assez nouveau, des questions posées par notre jeune discipline en m’aidant pédagogiquement des ressoures de la BD, « l’évocation d’une quinzaine de bandes dessinées y sert d’ouverture au traitement des principaux problèmes, le Marsupilami avec la cybernétique, Tintin et la raison graphique, Lucky Luke et l’acheminement du courrier, Zorglub avec la pub, ou l’imaginaire revu (et surtout pas corrigé) avec les bulles oniriques de Barbe… » (annonçait la couverture quatre). Et je me souviens aussi que ce beau projet était né d’une planche en particulier, tirée d’Au Pays de l’or noir et qui m’avait pour une obscure raison et depuis longtemps fasciné, où l’on voit les Dupondt au volant d’une jeep écarlate tourner en rond dans le désert.
Ouvrons l’album à cette page (29), que signifiait plus précisément ces images, qui servirent de déclic à toute l’entreprise ? Comme il n’était pas question (pas plus qu’ici) d’illustrer mon livre et d’acquitter les exorbitants droits d’auteur fixés par Moulinsart, mon chapitre 12, intitulé « La récursion », s’ouvrait par cette petite ekphrasis ou description d’images : « Dans Tintin au pays de l’or noir, les Dupondt (personnages récursifs) tournent dans le désert et rentrent dans leurs propres traces. Leur cercle crée un effet de route qui va en se renforçant, et les persuade d’avoir rejoint une importante voie de communication. ‘Caminando no hay camino’ ».
Cette dernière formule, une citation de Machado (« el camino se hace al andar », le chemin se fait en marchant, il n’y a pas de chemin préexistant…), est un des leitmotivs d’Edgar Morin, une allusion qui ne figurait pas ici par hasard : j’ai plusieurs fois commenté son inscription de la célèbre gravure d’Escher, « Main dessinant la main », à l’ouverture de sa monumentale Méthode, où elle figure en couverture. Sidérante ouverture ! dont j’ai développé le commentaire au dernier colloque de Cerisy, « Edgar Morin, les cent premières années », dans un propos intitulé « Le tourbillon trublion de La Méthode » (repris depuis ici même).
L’analogie entre Escher et Tintin saute aux yeux, mais le rapport entre ces deux figures de la récursion demeure voilé, et exige explication. Autant citer pour cela La Communication par la bande (pages 191 sq) :
« Qu’est-ce que la récursion ? Partons des oiseaux imbriqués d’Escher, où la figure découpe dans le fond une autre figure (un oiseau). Hofstadter propose d’appeler récursive la ligne qui ne dessine pas une figure mais deux, sans laisser de place pour un fond. Le propre d’une telle ligne est d’abolir la hiérarchie constitutive de toute perception : alors que la relation figure-fond est stable et hiérarchisée (« complémentaire » dans les termes de Bateson), la relation figure-figure est symétrique et instable, les oiseaux oscillent sous le regard, tantôt blancs sur fond noir, ou noirs sur fond blanc (…). La célèbre « Main dessinant la main » enchevêtre davantage encore la hiérarchie, qui devient affolante pour la raison linéaire : comment ponctuer et discerner la cause de l’effet, le dessinant du dessiné, l’opérateur et son objet ? Cette figure semble la fixation au ralenti d’un tourbillon, ou d’une causalité circulaire.
Aidons-nous, pour approcher ces phénomènes, du concept-clé de la première cybernétique, le feed-back. Soit l’exemple toujours cité du simple thermostat (…). On distingue classiquement les feed-back négatifs, qjui contrôlent et stabilisent un processus, des feed-back positifs où le retour du signal accélère celui-ci. Les circuits homéostatiques sont innombrables dans la nature : température constante d’un organisme, autocorrection des boucles écologiques et des écosystèmes… Les boucles positives en revanche sont des facteurs de désordre et de désintégration des phénomènes par autocatalyse : un feu de forêt attise le vent, et en desséchant le bois environnant le rend plus combustible ; une panique augmente pour chacun les raisons d’avoir peur ; la loi du talion ou la vendetta multiplie les raisons de faire le mal ; la dislocation d’un empire encourage dans chaque province les velléités de sécession, etc.
Au sens strict, le feed-back est un simple retour d’information de l’effet sur la cause d’un phénomène. On parlera de récursion quand c’est l’énergie elle-même qui réentre de l’effet sur la cause, ou quand l’output nourrit l’input en retour. C’est le cas dans « l’exemple si pur du tourbillon » étudié par Morin. On devine que ces phénomènes intéressent au premier chef les sciences du vivant et de la communication, domaines où la relation causale n’est pas linéaire dès lors que les agents y sont enchevêtrés dans des réseaux correcteurs, ou asservis dans des face à face symétriques, pragmatiques ou spéculaires ».
Mais revenons à nos Dupondt, experts s’il en est en cercles vicieux (et occasion pour moi de remarquer comment le livre issu de leurs traces dans les sables s’enchaînait à un précédent ouvrage, Vices et vertus des cercles). L’erreur est autorenforçante, plus nos deux idiots croient atteindre une route de grande fréquentation et mieux leurs traces confortent cette illusion : ils appellent route le cercle vicieux de leur aveuglement, la récursion dont ils s’émerveillent ne fait que multiplier sous leurs roues le cercle des zéros ! Ce couple gémellaire incarne en effet le degré zéro ou stérile de la récursion en général, quoi qu’ils entreprennent leurs mouvements se contrarient, leurs phrases se répètent, les Dupondt figurent au point le plus bas de la relation sociale la nullité d’une relation en écho. Ou plus précisément : simples reflets l’un de l’autre, les Dupondt ne se construisent pas, ne collaborent pas, ils n’accèdent pas à l’ego d’un soi individuel. Êtres tissés de répétitions, ils n’ont du même coup ni personnalité ni histoire – contrairement à Tintin dont les aventures passent par des phases (épique, héroïque puis domestique si nous suivons Jean-Marie Apostolidès), ou que nous voyons peu à peu accèder à soi selon Philippe Ratte.
Mais si les Dupondt occupent et illustrent ainsi le degré-zéro de la récursion, il reste à comprendre comment celle-ci, pour le pire (paniques, rumeurs, cercles auto-renforçants de l’erreur ou de la bêtise…), mais aussi pour le meilleur, mérite d’être qualifiée d’âme du monde.
(à suivre)
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