Le précédent billet montrait dans le cercle vicieux des Dupondt tournant dans le désert l’image frappante d’une récursion qui enfonce ses acteurs dans l’erreur et la bêtise ; inversement, je concluais cet exposé en signalant que la récursion peut être aussi appelée âme du monde, pour ses ressources de création et d’individuation. Dans le domaine artistique en particulier, mais il faudrait étendre cette enquête à celui de la cognition (et de la diffusion des connaissances), on peut mettre en évidence le lien étroit que la récursivité entretient avec la poétique ou la création en général. Tout artiste a certainement éprouvé ce qu’Escher a fixé dans le tourbillon de la main dessinant la main qui la dessine, et ce que Winnicott a théorisé de son côté avec la notion d’objet transitionnel : l’objet de la création n’est qu’assez peu objet, mais plutôt un corps conducteur de transe, de transit ou de « correspondances » (Baudelaire) ; ni objet ni sujet, ni cause ni effet, ni moi ni l’autre…, il déjoue le principe de causalité et d’identité simples, en nous obligeant à scruter l’arc mystérieux et fort de la boucle retour, par laquelle la « chose » créée coproduit voire engendre son créateur.
Montaigne déjà : « Je n’aii pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait… » Mais aussi Aragon, dans ses poèmes d’amour, « Ma femme sans fin que j’enfante / Au monde par qui je suis mis ». Ou le titre choisi par Benoît Peeters pour sa biographie, Hergé, fils de Tintin (Flammarion 2006, rééd. Champs).
La création artistique se désigne elle-même, par ces phrases enveloppantes, comme un effort passionné pour corriger, surmonter ou rejouer une maternité ou paternité empiriques, elles esquissent un auto-engendrement, une création de soi par la seule grâce d’œuvres vives.
Créer le soi, accéder à soi (ici encore selon le titre choisi par Philippe Ratte, Tintin ou l’accès à soi, Ginkgo 2015) – qui ne le veut sans doute, mais comment ? Qu’implique la mystérieuse et si précieuse alchimie comprimée dans ce petit mot de trois lettres, ou dans le self anglais, dans l’ipse latin ?
Sur cette genèse essentielle à comprendre, le repoussoir des Dupondt nous éclaire. Ce couple gémellaire n’a aucune chance d’individuation ; indiscernables l’un de l’autre, sinon par la variable du t au d, et une moustache diversement incurvée, ils n’accèdent pas à la subjectivité, donc à la pensée, à l’acquisition des connaissances pas plus qu’à l’histoire… Le trou noir de ces deux bonshommes (noirs en effet depuis leurs chaussures à clous jusqu’au chef surmonté de melons promis à tous les écrasements) dessine une genèse à l’envers, rien ne peut sortir de ce couple fatal que des gaffes, de réjouissants gadins, de virulentes contrepèteries ou, au début de L’Or noir, une suite tout aussi cocasse d’explosions, avant le bouquet final de cet album qui s’achève par leur frénésie capillaire… Cette trop étroite gémellité n’engendre, clairement, que la pire stérilité. Il semble intéressant, à partir de là, de s’interroger sur les dosages du mimétisme et de la subjectivité tels qu’Hergé les distribue à ses différentes créatures. Qui, à leur tour, contribuent à former l’enfant qui passionnément les suit dans leurs aventures.
Si, comme y insistent Benoît Peeters ou Philippe Ratte, la mise au point des vingt-quatre albums fut, pour Hergé, un auto-enfantement, que dire de leur lecture par des millions d’enfants qui y puisèrent leurs meilleures raisons d’apprendre, de grandir ou d’affronter le vaste monde ?… À l’âge des identifications vitales et décisives, nous aurons entretenu avec Tintin une relation intensément spéculaire, ou mimétique, ses aventures auront façonné et préparé les nôtres à un point qu’il est impossible après-coup d’évaluer, tellement nous en aurons assimilé l’empreinte, profondément enfouie.
Le miroir qui garotte si étroitement l’un par l’autre les Dupondt leur retire, nous l’avons dit, toute semence de développement moral ou intellectuel ; or il y a du miroir, et de nécessaires identifications, au cours de toute formation, et ce narcissisme de vie (comme disait le psychanalyste André Green) propose autant de jalons dans l’existence de chacun. « De vie » voulant dire, sans doute, que telle identification n’est qu’une étape, à dépasser par chaque individu si celui-ci veut s’accomplir.
Tintin incontestablement ne vieillit pas (son visage très lisse ne change guère du premier au dernier album) mais il grandit, comment ? Un premier mimétisme le rattache à Milou, véritable alter ego (Milou dans la biographie fut le nom d’une jeune fille, Marie-Louise, d’abord aimée mais que ses parents interdirent au futur Hergé de fréquenter, ne voyant en lui qu’un raté !). Tintin partage avec l’animal le langage, la curiosité pour le vaste monde, et une furieuse énergie – mais justement… Les deux premiers albums ne sont qu’une cascade d’exploits tous plus extraordinaires, où le jeune lecteur n’a pas de peine à suivre Tintin dans ses prouesses imaginaires, ou magiques : la parole prépare l’acte, et le tour est joué ! Le monde autremen dit n’a encore émergé que comme décor et faire-valoir, le raisonnement, l’étude, le réel y demeurent ignorés. Ce prologue enfantin, Tintin au Congo, Tintin en Amérique, connaît un infléchissement et un enrichissement spectaculaires avec Les Cigares du pharaon puis surtout Le Lotus bleu, dans lesquels les vraies aventures commencent, en ouvrant au jeune héros un monde (la Chine particulièrement) sur lequel Hergé s’est fortement documenté ; à la façon dont François Jullien a décoïncidé, et affronté le noyau dur de sa philosophie, en se rendant en Chine (pour en ramener une vingtaine de livres extrêmement éclairants sur notre propre Occident), c’est en Egypte puis à Shanghai que Tintin , dépouillé de ses premières facilités, entame sa véritable carrière. Et c’est dans le quatrième album aussi qu’il rencontre Didi, puis surtout Tchang, deux fils qui, mieux que Milou, lui apportent la rencontre de l’Autre – un autre qui, dans le cas de Tchang, le conduira jusqu’aux neiges et aux révélations du Tibet.
Formidable pôle ou support d’identifications (avec son visage lisse, sa totale privation d’une famille ou de marques en général de propriétés), Tintin ne connaît pas plus de père que de pair, nul point de fixation mimétique. Et la différence d’âge n’entraîne du côté de Haddock aucun simulacre de paternité, le Capitaine demeurant tout au long un enfant immature, que son jeune ami doit sans cesse corriger voire élever. Abdallah, comme les Dupondt, constitue de son côté un évident repoussoir (en lequel Tintin se décharge de ses propres pulsions de désobéissance enfantine), Abdallah est l’archétype du sale gosse, au demeurant très drôle et doué de malice.
Un triomphant miroir nous attend du côté de la Castafiore, emblème s’il en est d’un narcissisme épanoui (ou envahissant), dont on mesure au fil des albums le peu de réalisations : la Castafiore n’existe vraiment que sur scène, dans sa profération ravageuse de l’Air des bijoux, le seul apparemment de son répertoire, « Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir… ». Et cette corpulente figuration d’une matrone bien en chair, si elle contribue à sauver ici et là Tintin du danger, ne constitue ni l’ouverture d’une filiation maternelle, ni une possible relation sexuelle, la Castafiore trop occupée de soi (de son air ou de son art) ne se montre à aucun degré aimante.
Nous reviendrons dans un prochain billet sur la figure complexe de Tournesol, seul personnage capable de construire et d’occuper au fil des albums la place du père, ou de celui qui détient le phallus (comme l’explique Philippe Ratte).
Trop de témoignages dispensent d’insister ici sur la confusion active du créateur et de sa créature, qui apparente l’art aux jeux graves de l’enfant. Les personnages d’un romancier sont aussi ses poupées ou ses doubles, ils veillent sur les extrêmes de sa vie, sur sa naissance et sur sa mort ; à moins, comme les figurines des archéologues martyrisés dans Le Temple du soleil, qu’ils ne constituent des supports d’envoûtement destinés à souffrir et mourir à sa place. Balzac expirant appelle à son chevet Blanchon, le médecin de La Comédie humaine ; le personnage prend soin de son créateur, il le soutient dans sa vie, et fait reculer la mort. Pas plus que l’enfant absorbé dans son jeu, l’artiste ne distingue clairement entre son œuvre et lui, et de l’homme à l’œuvre la causalité court dans les deux sens : Picasso n’aura jamais fait que du Picasso, selon une dynamique qui enchevêtre transitionnellement la référence à l’autoréférence. Mais si la création artistique interdit de ponctuer nettement entre l’opérateur et l’operande, l’œuvre de l’art ne fait sur ce point qu’appliquer une loupe grossissante aux phénomènes de la vie, comme à nos interactions pragmatiques (circulaires ou réfléchissantes) en général.
(à suivre)
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