Un père manque à sa place. Et les mensonges ou les silences de la mère à ce sujet rendent son ou ses enfants (porteurs bien malgré eux de ce secret) définitivement idiots, ou sourd, ou débordant de colère et d’instabilité émotive, à moins que, au centre de cette constellation aux réactions contrastées, Tintin-le-raisonnable façonné par la ligne claire ne se dresse, héros plein de sagacité dans le déchiffrement des énigmes.
Il n’empêche : derrière ces histoires très plaisantes à suivre et que nous dévorons, jusqu’à les connaître par cœur, se tient un scénario caché et chemine une quête, celle du Capitaine qui poursuit d’abord un trésor, lequel est peut-être moins précieux que la connaissance de son père, suivie de la reconnaissance par ce dernier de cette filiation.
On rend un enfant à sa famille… Cette péripétie peut passer pour latérale ou anecdotique dans quelques albums : à la fin des Cigares du pharaon, Tintin restitue son fils au Maharadja de Rawhajpoutalah, à la fin du Lotus bleu Tchang sauvé des eaux par Tintin entre dans une famille d’accueil, à l’avant-dernière page du Pays de l’or noir c’est Haddock qui rend Abdallah à son père l’émir Mohammed Ben Kalish Ezab, mais surtout Tintin au Tibet culmine dans les retrouvailles avec Tchang, arraché au yéti et à l’empire blanc des neiges éternelles. Ce yéti est-il mâle ou femelle ? Philippe Ratte insiste sur la deuxième hypothèse, mais rien ne permet de trancher dans le texte ; et Tisseron pour sa part n’hésite pas à identifier dans le monstrueux (mais bienveillant) plantigrade un archétype du père, que ses sanglots quand il voit s’éloigner celui qui était devenu un peu son fils désignent comme le Urvater, le géniteur caché et muet jusqu’au bout des deux jumeaux… En dessinant son désespoir, Hergé réparerait ainsi l’histoire véritable de ses aïeux, en répondant affirmativement à la question angoissée de l’enfant, m’a-t-il un peu aimé ?
Mais si l’identité, le rang, la silhouette du père indéfiniment se dérobe, son signifiant insiste, et en bonne psychanalyse les lettres qui désignent le-Nom-du-père se disséminent à tous les postes de la scène. Doué d’une oreille très fine, Tisseron a en effet repéré, et suivi à la trace, les aventures de la syllabe K-A-R, ses anagrammes, ses paronomases et ses allitérations au fil de la plupart des noms propres accolés par Hergé à ses figures masculines. Celui que le dessin refusait de montrer, il restait à l’entendre ! Par une figuration permise en bande dessinée, qui entrelace le canal auditif au canal visuel.
Tisseron récapitule (Tintin et les secrets de famille page 17) : « Ainsi passe-t-on (…) du gorille Ranko de L’ïle noire à Rastapopoulos, Alcazar et Ottokar ; puis Rackham le Rouge ; Rascar Capac (la momie des Sept boules de cristal) ; Carreidas (le millionnaire puéril de Vol 714 pour Sidney) ; jusqu’aux sympathiques Picaros, et finalement à Archibald (que l’on peut prononcer aussi « Arkibald »), le prénom de Haddock enfin connu dans ce dernier album. (…) Hergé lui-même nous a donné la clé de cette association phonétique destinée à désigner l’ancêtre royal ! C’est bien entendu dans un album qui met en scène un Roi, c’est-à-dire dans Le Sceptre d’Ottokar à l’intérieur du dépliant touristique dont Hergé jugea utile, après la guerre, d’accroître l’importance en le faisant passer de deux à trois pages. Il y est écrit en effet que le nom de ‘Muskar’, fondateur de la dynastie royale syldave, est constitué à partir de ‘Muskh’ qui signifiait ‘valeur’, et de ‘Kar’ qui signifiait ‘roi’. On ne saurait être plus clair sur la signification de ces trois sons dans l’ensemble des noms propres où ils interviennent ! ».
Quatre albums s’enchaînent étroitement et forment le véritable carré d’as des Aventures de Tintin, Le Secret de la licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge, Les sept boules de cristal et Le Temple du soleil. Après avoir fouillé dans l’histoire de son ancêtre pour y découvrir la probable filiation (secrète) de celui-ci avec le Roi-soleil, Haddock sera conduit jusqu’aux sommets du Pérou (là où est le père ?) pour recevoir du Roi Inca, lui-même fils du Soleil, la pleine reconnaissance de son ascendance.
Mais cette quête traverse les Aventures avant même l’irruption dans celles-ci du Capitaine ; très finement, Tisseron a su déchiffrer dès Les Cigares du pharaon cette interrogation sur la place du père dans la péripétie, page 11, où nous voyons les trois sarcophages flotter et Tintin interpeller de loin Philémon Siclone, sans pouvoir saisir ses paroles : « ou… pa… pa… é… », où est papa ? profère de loin l’égyptologue, emporté par une mer (une mère ?) peu sûre…
Une question ou obsession voisine insisterait de même dans les deux façons de nommer les Dupondt, qui ne sont donc pas des jumeaux biologiques puisque le texte, sans cesse, nous rappelle cette double orthographe, donc la présence pour Alexis comme pour Léon, de deux et non pas d’un géniteur – l’ouvrier Remi et le père caché qu’il recouvre.
Une dernière confirmation, s’il en était besoin, de l’obsession généalogique déployée par Hergé dans l’imagination des Aventures se découvre à la fin de Tintin et le secret d’Hergé. Celui-ci, auquel on demande quels sont les ouvrages qui ont compté dans ses lectures d’adolescent, en cite trois : 1. Sans Famille d’Hector Malot, 2. L’île au trésor de Stevenson, 3. Robinson Crusoé de Daniel Defoë. Il est extraordinaire, comme le détaille ensuite Tisseron, que le premier titre cité conte l’histoire d’un jeune garçon, prénommé Rémi, tôt arraché à ses parents et qui circule sur les routes, entre le musicien ambulant Vitalis et un chien blanc nommé Capi. Comment le jeune Georges Remi n’aurait-il pas identifié sa situation, ou celle de son père, à celle de ce Rémi (leurs patronymes ne diffèrent que d’un mince accent) ? Avant d’inventer pour son personnage la double compagnie d’un petit chien blanc puis d’un Capitaine, tous deux comprimés dans « Capi »… Mais Tisseron qui a relu Malot précise : « Ajoutons encore que dans la famille d’accueil du jeune Rémi, l’un des frères se prénomme Alexis (comme le père de Hergé) et l’une des sœurs Lise (alors que la mère de Hergé s’appelait Lisa) » (page 133).
L’empreinte ou le pilotis de ce roman des origines (origine ici des romans) dut être très forte puisque Sans Famille se termine par un happy end, les retrouvailles de la véritable famille, aristocratique, qui finit par recueillir le petit saltimbanque Rémi dans leur ou son château, un manoir baptisé par Malot « Milligan » – dont la première syllabe, moulin, préfigure Moulinsart !
(à suivre)
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