Un été avec Tintin, 6 : Ce que chante la Castafiore

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Que de railleries n’a-t-on pas déversé sur la Castafiore, unique figure féminine d’envergure dans la farandole du petit personnel hergéen, cible trop évidente pour les questions touchant à la sexualité et à l’amour, passion notoirement absente des Aventures mais que les trilles du rossignol milanais immanquablement soulèvent ! On n’épouse pas la Castafiore, dix fois fiancée (par la presse people) à des grands de ce monde ; son personnage n’incline guère au mariage et n’attire aucun prétendant, à l’exception de Tournesol (protégé par sa surdité et lui-même assez handicapé sexuellement) dans l’album des Bijoux. Matrone hystérique, souligne-t-on à l’envi, peu douée pour les relations sociales : cet être tout de spectacle, au narcissisme aussi débordant que les chairs, n’aime à l’évidence que soi, et n’existe que pour paraître…

Sa volumineuse poitrine (il faut du coffre pour chanter ainsi) classerait plutôt ses (éventuels) amours du côté maternel, comme on le voit dans sa prise en main du fauteuil roulant de Haddock, qu’elle pilote comme un landeau ; de même c’est parmi ses robes et ses toilettes (L’Affaire Tournesol) qu’elle cache, dans sa loge d’opéra, Haddock et Tintin lors de l’intrusion du redoutable colonel Sponsz – contribuant ainsi, de façon décisive, à la libération de leur ami kidnappé ; les trois hommes n’auront avec la Chaste Fleur pas d’intimité plus grande que tout ce falbalas féminin, ces déballages mondains et (pour Tryphon) l’odeur de la rose.

Mais il y a surtout, inséparable du personnage, l’air des bijoux. Pourquoi chez Hergé ce choix insistant de Gounod, dont l’extrait éclipse ainsi tant d’autres morceaux du répertoire, et que nous disent ces bijoux ? Serge Tisseron a eu la bonne idée d’examiner le contexte de ce fameux air, et de nous rappeler l’histoire malheureuse promise à Marguerite dans le livret de l’opéra (Tintin et les secrets de famille page 34). Issue d’un milieu modeste, la jeune femme tombe amoureuse d’un beau jeune homme qu’elle prend pour un prince. IL s’agit en fait du docteur Faust rajeuni par Méphisto, lequel dispose dans son jardin un coffret de bijoux qu’elle découvre avec ravissement et dont elle se pare pour attirer cet homme qu’elle désire éperduement. L’air des bijoux marque ainsi le moment (éphémère) du triomphe de Marguerite que Faust sans difficulté séduit, engrosse, et fait mère ! Fille abusée, Marguerite se retrouvera pour finir accusée d’avoir tué son enfant, et sombrera dans la folie.

Le parallélisme avec la condition de Marie Dewigne, séduite et abandonnée par un bel (et probablement riche) inconnu, est troublant. Mais on peut entendre aussi dans ces vocalises aux déferlantes ravageuses le râle, la convulsion ou le triomphe d’une femme à l’acmé de l’orgasme – et l’on sourit de voir, devant cette explosion du plaisir féminin, depuis la loge où ils assistent au phénomène (dans Les sept boules de cristal page 11) Haddock et Tintin renversés par cet ouragan libidinal, plus puissant qu’un cyclone balayant la mer des Antilles !

Si le plaisir féminin était pour Freud un « continent noir », l’air des bijoux distille et relance, au fil des albums, un concentré d’une alarmante, d’une tétanisante féminité. « Aux abris ! » lance Haddock devant ses apparitions, une retraite qu’on voit aussi Tintin esquisser. La chaste fleur pourtant n’est pas qu’insupportablement narcissique,  et l’allitération de la cantatrice castratrice ne lui rend pas tout-à-fait justice ; elle est bienveillante aussi, et si dans l’imaginaire d’Hergé elle recueille (par le rôle de Marguerite) quelque chose du malheur de sa grand-mère paternelle, elle corrige la probable tristesse de celle-ci (qui fut aussi celle de son père Alexis) par les éclats de sa tonitruante jubilation : oui je ris, oui je jouis, et à cette évidence tout doit céder !

La Castafiore, résume Tisseron, fait la synthèse de Marie Dewigne (par le thème de Marguerite), et de sa bienfaitrice la comtesse ou baronne Dutzeel dont nous savons si peu (par son aristocratique souveraineté) ; et elle a une servante ou un souffre-douleur en la personne bien effacée d’Irma, « Ma fille », anagramme de Marie. Cette dernière n’a-t-elle pas échoué à restituer leur identité à son ou ses fils, comme la Castafiore affublant d’un nom différent le Capitaine à chacune de leurs rencontres ?

L’album (tardif) qui lui est entièrement consacré, Les Bijoux de la Castafiore (1963) est particulièrement chéri des tintinophiles, et d’Hergé lui-même qui y voyait un tournant : cette anti-aventure devient purement domestique, enfermée dans la clôture du château, on ne peut guère y parler d’énigmes, Hergé s’amuse et avec nous se détend. Je ne partage pas l’enthousiasme suscité par l’article souvent cité de Michel Serres, « Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », d’abord paru dans Critique (juin 1970) puis repris dans Hermès II, L’Interférence (Minuit 1972), et je défie ses admirateurs de résumer cet embrouillamini de variations sur le thème (inusable) des cafouillages de la communication. Il me semble qu’une étude sérieuse de cet album, en effet important et riche en sous-texte, devrait d’abord examiner en détail l’intrusion de cette féminité, devenue plus intime, dans le monde clos et d’abord masculin des Aventures de Tintin : comment Hergé a-t-il combiné, dans cette plantureuse silhouette, la vierge amoureuse, la diva médiatique et la matrone ?  

9 réponses à “Un été avec Tintin, 6 : Ce que chante la Castafiore”

  1. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour !

    J’ai dans la tête ces paroles pleines de sagesse d’un auteur mentionné en ces billets et commentaires qui nous font passer la saison avec Tintin. Je m’empresse de le citer :

    « J’en viens en effet à penser que les registres classiques de contrôle du mouvement général ( politique, culture, etc.) sont déjà impuissants à freiner la roue qui nous emporte, et que la dernière ressource qui nous reste est dans la résilience individuelle, elle-même nourrie par une résurgence de l’intime en soi, autrement dit par un repositionnement de chacun à partir de sa dignité humaine personnelle plutôt qu’en fonction de sa place dans la grande machine universelle en cours d’unification globale. L’inouï est un ressort puissant pour réveiller cette ressource. » (Fin de citation)

    Aller refaire un tour chez lui pour entrer chez soi, quelle bonne idée ou plutôt quelle belle aventure !

    Il en est un autre cité par notre maître, qui a grandi dans une famille sans livres mais Tintin était là, fors Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le rouge, présents, en revanche, chez sa mère-grand maternelle. Un grand voyage au diable vauvert pour finalement retourner à la maison…dans la crypte de notre « Moulinsart ». Telle est en quelque sorte la leçon des aventures de Tintin, déclare ex cathedra Monsieur Tisseron.

    Polir sa pierre de quartz orire, l’arrimer à sa montagne sacrée et la faire se refléter aux lointains qui nous attirent, réalité ou pure illusion ?

    Indiscret bijou pour faire chanter le rossignol milanais ? Allez savoir, ça-voir, palsambleu ! Peut-être dans l’ombre de son habilleuse (Irma) dont les quatre lettres permutées en font son « mari »…

    Au bord de la physique quantique, Monsieur Philippe R…nous invite à l’amorce d’un écart dans l’attrition meunière et l’accrétion centrifuge…Il veut vivre, « re-vivre » tout simplement ! Il ne se contente pas de faire sa harangue devant l’enfant qui se noie…Il tend la perche.

    Alors, l’autre jour, de bon matin, j’ai quitté mes livres et mon écran pour m’en aller je ne sais où, quelque part battre campagne. Par je ne sais quel hasard mystérieux, je me suis retrouvée dans l’adytum d’une vieille mansarde où l’on posait la question : « Où sont les femmes? » Rassurez-vous, il y en avait cinq…A leur côté, cinq hommes, pensifs, méditant…qui s’en remettent tout compte fait, au hasard, à la chance.

    Quèsaco ?

    Je n’ai pas la réponse. On n’écrit pas, Monsieur, en telle région, en quête de la gent féminine vraie.

    Tintin es-tu là ?

    Aurore

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour !

    Michel Serres, l’ami d’Hergé, s’est vu attirer les foudres de l’université ou l’opprobre de cette communauté en France pour avoir consacré un article aux Bijoux de la Castafiore, qu’il considérait comme un traité sur les ratés de la communication. Lui aussi, au bord de la Garonne, a été fasciné par quelque chose : un rond dans l’eau et ce rond, disait-il, c’était moi en train de me noyer.

    Brisons là.

    Marie est l’anagramme du verbe Aimer et Mari + Femme = Mammifère.

    Il est où ce yéti, mon bon capitaine ?

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      J’ai beaucoup aimé certains articles de Michel Serres, comme « le Don de Dom Juan » ou son décryptage de Cendrillon. Mais pouvez-vous me dire ce qu’apporte sa contribution à l’art d’Hergé ?

  3. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonsoir !

    « Les ratés de la communication » (dixit Michel Serres, cité par Kalmia)

    Et si d’abord, on cherchait la signification du nom « raté »?
    Définition du dictionnaire :

    « raté
    nom masculin

    1.
    (ARME À FEU)
    Fait de rater ; coup qui ne part pas.
    2.
    Bruit anormal, dans un moteur à explosion.
    Le moteur a des ratés.

    nom

    Personne qui a raté sa vie, sa carrière. »

    Puissent nos deux savants en la matière, Monsieur R…, Monsieur T… nous apporter leur éclairage !
    Ils n’ont pas raté le coche, c’est sûr ! Mais du haut de ma tour, je ne vois rien venir…
    Pas même la poussière d’une lointaine chevauchée.
    En septembre, peut-être, quand l’été remet ses souliers…

    Bonne nuit et beaux songes

    Roxane

  4. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonne question, cher Maître !

    Une réponse trine s’impose :

    1 – Une leçon de morale

    2 – Une leçon de « communication »

    3 – Une leçon d’ethnologie

    Est-ce bien ici, en ce commentaire, le lieu de préciser sa pensée pour apporter de l’eau au moulin du philosophe qui voit dans Les bijoux de la Castafiore un sens profond et sombre du brouillage généralisé ?

    Que nenni ! Laissons cette noble tâche à nos professionnels de l’univers d’Hergé.

    On eût aimé qu’ils vinssent à la rescousse de notre académicien devant son rond dans l’eau.

    Tendre une perche au lieu de discourir. Un jeu d’enfant …

    Septembre est là, c’est encore l’été.

    Et la rose épanouie.

    Gérard

  5. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour !

    Septembre est là et l’été s’en va, dit la chanson…

    Mais reste ce blogue et Tintin pour nous servir !

    Michel Serres dans le dernier chapitre « Éduquer » de son livre « Le Tiers-Instruit » consacre quelques belles pages à son ami Georges Rémi ( R G ) Il intitule son propos « Toi. Jour ». Je retiens sa question, ici proposée à la réflexion des personnes discrètes qui ont étudié savamment le « Tintin » de l’enchanteur :

    « Je ne sais plus que choisir : l’auréole décrit-elle la lumière qui émane du modèle ou du dessinateur, ou bien fixe-t-elle la source de la lumière qui les éclaire tous deux, ou enfin doit-on la voir comme l’œil qui voit vraiment ? »

    Bonne journée

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci chère Kalmia pour cette référence que je ne connaissais pas : je vais dès aujourd’hui consulter « Le Tiers-instruit » ! Mais, de grâce : Georges Remi (sans accent)…

  6. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    J’ai l’air fin avec ma faute commise et me voici tout honteuse, un bonnet d’âne sur la tête, en train de faire ma punition.

    « Georges Prosper Remi ne prend pas d’accent » 50 lignes à envoyer à qui de droit, à France Archives. gouv.fr

    Voici le lien reproduit fidèlement :

    « Georges Rémi, dit Hergé Bruxelles, 22 mai 1907 – Bruxelles, 3 mars 1983. Partager : Lien copié dans le presse-papier !. Auteur du texte : Santini .

    Georges Rémi, dit Hergé – Bruxelles, 22 mai 1907 – Bruxelles, 3 mars 1983 »

    Texte où l’on trouve cette citation de Michel Serres faite par André Santini, ancien ministre, député-maire d’Issy-les-Moulineaux, membre du club des tintinophiles de l’Assemblée nationale:

    « Le philosophe Michel Serres dit qu’Hergé « a élevé la bande dessinée à la dignité non seulement d’un art, mais aussi d’un style et d’une philosophie » et qu’il est à cet égard « l’un des plus grands écrivains et des plus grands penseurs de notre siècle. » Je ne le démentirai pas, mille sabords ! » (André Santini a choisi dans une anthologie parlementaire « Poésies » la fable des deux taureaux et une grenouille, où l’apologue mérite d’être lu)

    .Que notre maître du blogue soit ici remercié pour m’amener à résipiscence sur cette erreur non commise par Monsieur Apostolidès ni même Wikipédia !

    Un détail qui a son importance.

    Kalmia

  7. Avatar de Gerard
    Gerard

    Enfin Kalmia séchez vos larmes et, de grâce, ne vous sentez pas tout humiliée ni toute honteuse pour un petit accent mis, par erreur, sur une voyelle d’un nom propre, voyons ! On ne va pas en faire une montagne, fût-elle sacrée, quand même !

    Je suis sûr que notre bon maître et Monsieur Santini vous pardonneront de concert ce petit coup de plume déplacé.

    Merci pour l’apologue de la fable IV du Livre second de Monsieur de La Fontaine.

    Plus d’un sans doute ne le connaît pas. Le voici :

    « Hélas ! on voit que de tout temps

    Les petits ont pâti des sottises des grands »

    Bonne journée dans votre prieuré de Lorraine.

    Gérard

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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