Un perpétuel événement ? (à propos de F. Jullien)

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La littérature, disais-je dans une précédente livraison (« Présence de François Jullien »), a souvent tourné autour de cette difficulté, familière s’il en est, de la dérobade du présent, par excès ou par défaut. Tout se passe comme si le sentiment de notre présence, si précieuse, aux êtres ou au monde « out there », là en face, exigeait un réglage, ni trop loin, ni trop près. Car par ces deux bouts la présence s’évanouit. Le spleen baudelairien, la nausée selon Sartre constituent deux expériences (qui mériteraient une sérieuse analyse) où le trop de proximité du réel, tel un trou noir, bloque toute perspective d’essor : dans cette fixation panique, aucune tentative sémiotique, aucune dé-coïncidence n’opèrent plus, nous adhérons, jusqu’à l’horreur. « Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris », écrit de son côté Mallarmé de l’essor impossible du cygne (du signe) dans son plus célèbre poème.

Le dernier ouvrage publié de Jullien, Dé-coïncidence (Grasset, septembre 2017), multiplie les coups de dés ; il s’y explique au passage avec la déconstruction selon Heidegger, puis Derrida… L’art, l’ex-istence se font miroir, pour lesquels il n’est d’autre présence que l’essor d’une apparition : la rencontre dans la trame des jours d’une personne, mais aussi d’un tableau qui font irruption c’est-à-dire événement ; d’un coup leur présence tranche.

Mais, correctif capital apporté par le petit préfixe dé-, ou ex-, seul un certain retrait donne accès ; cette présence qu’on veut pleine, autrement dit vibrante ou résonante, doit être fêlée ou zébrée d’absence. Après tout qu’est-ce qu’une sonnette, ou un vibreur, sinon l’alternance très rapide de chocs et de retraits entre le petit marteau et la cloche ? Que sont un rythme ou un refrain, générateurs d’indéniables plaisirs, sinon le retour périodique d’un événement sonore attendu et remémoré, une alternance de mémoire, de perceptions et d’anticipations ?

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Ces rapprochements permettraient de mieux entendre le phénomène de l’aura, associée au grand nom de Walter Benjamin et définie par lui comme « l’unique apparition d’un lointain ». Il y aurait beaucoup à (re)dire sur l’article célèbre, mais que je crois fautif, d’où cette définition est tirée, « De l’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanique ». Quoi qu’il en soit de ce débat, le mot pivotal est lointain : pour gagner en intensité, il convient que la présence s’éloigne, se retire ou se sémiotise ; que l’être-là physique s’affouille et se creuse pour faire signe. En amour comme en art. Ou en général dans nos ex-istences, dont nous aimerions tellement faire des œuvres.

Proust, sur ce point, semble meilleur guide que Benjamin. Car meilleur écrivain. C’est dans le patient détour d’écrire que, selon lui, un peu de notre vie gagnera en aura, ou prendra valeur d’événement. Quand monte de la page, jusqu’à l’éblouissement, « un peu de temps à l’état pur », nous savons que cela est ; mais aussi quand cette ratification nous parvient par le détour du visage ou des mots de l’aimé(e).

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Il serait certes illusoire de s’imaginer exister pleinement par une suite ininterrompue d’événements. Toute vie exige l’économie des habitudes, le repos des routines ; tout confort côtoie l’enlisement. « L’école des amants » rappelée ici à grands traits correspond donc à une utopie, généreuse et combien nécessaire ! Et fixe un cap à nos désirs : non seulement l’amour, quand il survient, fait au sens plein du terme événement, mais il tend à changer nos rencontres avec l’autre en une succession surprenante d’éclairs, ou d’émerveillements. Délogés, décentrés de nous-mêmes, nous voici suspendus à d’autres possibles (ou dans l’attente de l’impossible) ; nous prenons, comme le demandait Aragon dans les années vingt, la défense de l’infini. J’aurais été moins résonnant moi-même aux propos de François Jullien si je n’avais à travers Aragon, ou Victor Segalen, entamé cette quête patiente et inachevable de l’Autre. Dont il ne dépend pas de nous qu’il arrive, le propre d’un événement – inattendu, inouï – étant de se donner.

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Ce cadeau, ce présent sont aussi ce qui nous arrive depuis quelques années avec les ouvrages de François Jullien, qu’il nous échoit de transmettre.

Une réponse à “Un perpétuel événement ? (à propos de F. Jullien)”

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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