Arte a retransmis en direct depuis le Théâtre des Champs-Elysées, mercredi 29 mai, Le Sacre du printemps qu’on y remontait, le jour même de son centenaire, d’abord dans sa version d’origine (chorégraphie de Nijinski reprise par les ballets du Théâtre Mariinsky), puis dans la chorégraphie de Sacha Waltz (avec le même ballet Mariinsky, méconnaissable) ; cette double diffusion de la même ( ??) œuvre a produit une confrontation des plus fascinantes.
Le premier ballet évolue en costumes, dans un décor de montagnes peintes. L’inspiration y est rurale bien sûr, vaguement folklorique : les paysans dansent en chaussons, toques brodées et pantalons blancs lacés sur les jambes, leurs épaules s’encadrent de tignasses postiches, les femmes fardées portent des tresses, des corsages et d’amples jupes aux motifs de Mariochkas qui balaient le sol, et servent aussi à recueillir çà et là des épis… Le ballet se divise en personnages (le vieux paysan, la jeune fille promise au sacrifice) aux mimiques nettement individuées, les costumes nous plongent en plein naturalisme campagnard, transfiguré par l’imagerie kitsch ou pieuse qui suggère le retable, ou l’enluminure. On sait que la musique du Sacre ne s’élève pas vers le ciel comme un quelconque Lac des cygnes, mais qu’elle semble contenue et bouillonner depuis les entrailles de la terre ; les pieds des danseurs tambourinent donc nettement, ensemble, le plateau dont les grondements épousent l’orchestre, tantôt sauvage et tantôt élégiaque, mais cette frappe tellurique ne libère pas les corps, ficelés dans leurs oripeaux de carnaval, c’est une musique ou un ballet en costumes, donc irrémédiablement corsetés ou contenus par les conventions de la re-présentation. J’écris ce dernier mot avec un tiret pour souligner, dans ce premier spectacle, la contrainte figurative : on nous raconte une histoire, qui se découpe en personnages et en scènes.
Comment figurer le printemps, par de vertes éclosions sur la montagne, un sol où poussent des fleurs ? Le ballet de Sasha Waltz balaie tout cela : au centre de plateau nu, un petit tas de sable ou de gravillons que les pas des danseurs auront tôt fait d’éparpiller ; et pour l’annonce du sacrifice final, une espèce d’épée de Damoclès, longue pointe descendant doucement des cintres jusqu’à se ficher, à la dernière minute, sur le plateau. Les danseurs, tous très jeunes et vêtus de costumes minimalistes, très aérés et filiformes, n’ont pour printemps que celui de leurs corps. L’évidence de leur énergie, fluide et tourbillonnante, irradie à chaque pas : le groupe qui était constitué ou cousu d’avance chez Nijinski ici se cherche, les couples aussitôt formés se défont, se reforment – mais l’orchestre leur ménage aussi plusieurs moments de pause où les corps reposent au sol et parfois s’enlacent, se caressent.
La vision successive de ces deux versions communique à l’amateur de danse, ou de spectacles, une respiration vivifiante : que le premier ballet, malgré l’audace et l’énergie inouïes de sa musique, semble vieux ! C’est qu’il colle à la terre, aux ancêtres, au village… Comme les jeunes gens entraînés par Sacha Waltz incarnent, au contraire, ce sacré printemps ! En scrutant les évolutions si fluides, si inventives de ces jeunes corps, nous décollons nous-mêmes de la terre, de nos sièges, et je comprends ceci : la figuration naïve nous assignait à résidence, l’œil et l’oreille demeuraient soumis, enchaînés à la convention. Le mouvement perpétuel de Sacha Waltz libère au contraire nos sens, sans assignation de rôles ni de cadres trop contraignants : son plateau nu semble un écran tactile où le plus furtif mouvement change l’image, le tableau, où l’espace ne cesse de bouillonner et de se reconfigurer comme au printemps peut-être, sous les afflux de la sève et de la couleur, mille corolles s’épanouissent, mille chemins se fraient et s’effacent dans leur propre foisonnement. Rien de figé ni d’arrêté dans le recommencement incessant de ce ballet qui épouse sa propre dynamique, qui ne raconte rien – sinon l’élan, la force, l’élégance des corps, au présent de leur émancipation.
Mais l’épée descend et nous pressentons que la mort rode. Les corps ne font donc pas que sauter et jaillir, nous les voyons aussi implorants, se recroquevillant devant une menace confuse, cherchant l’un dans l’autre un abri ; Sasha ne chorégraphie pas le vert paradis des amours adolescentes, ses danseurs montrent aussi l’intrication de la peur et du désir, d’éros et de thanatos ; par les mains tendues, les regards baissés, les corps portés pour une mystérieuse mise en croix, nous touchons physiquement la supplication et l’effroi.
Je me dis donc aussi que la danse décidément a bouleversé la scène depuis quelques décennies, bien mieux qu’aucun théâtre ; que les grandes leçons de jeu, d’invention, de liberté passent désormais par elle… En dirons-nous autant de la peinture ? Elle aussi a divorcé d’avec la figuration (qui colle si désagréablement aux danseurs de Nijinski), mais que gagne-t-on exactement avec l’abstraction ? Le parallèle n’est pas tenable : la danse contemporaine n’est pas « abstraite » puisqu’elle dénude les corps au présent de leur force, de leurs mouvements. L’expression ainsi libérée ne dit rien, en termes de « livret », mais elle nous communique beaucoup d’émotion, de pulsions, et elle rejoint par là pleinement la musique qui ne gagne jamais à se vouloir figurative… Sacha, Stravinsky, comme un escalier à double révolution ces deux-là se sont enlacés hier soir pour crever le plafond de la représentation, et ranimer en nous les échos d’une singulière profondeur.
* Titre d’un article d’Aragon dans Les Lettres françaises de 1958, où il faisait notamment un éloge vibrant du jeune Sollers – hélas !
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