La beauté de l’été n’a pas retenu Françoise Bougnoux de partir, nous l’avons hier jeudi 30 conduite au Funérarium, deux ans et demi après notre fils Brieuc, puis au crématoire. Ce visage, ce sourire qui ont illuminé ma vie sont donc ce matin réduits en cendres… Voici les mots que j’ai prononcés pour elle hier à la cérémonie.
Herbeys, les hortensias
Nous nous sommes rencontrés voici cinquante ans pile, le 5 février 1966 ; mariés le 23 juin de l’année suivante, puisque nous venons de fêter le quarante-neuvième anniversaire de notre vie conjugale jeudi dernier, ce fut ton dernier repas, et grâce aux deux fillettes qui avaient broyé dans le jardin du sirop de menthe et nous le faisaient goûter, tout en escalandant le mur pour en proposer aux enfants de Manon, ce fut une soirée très drôle – la toute dernière pour toi, immobilisée dans ce grand lit médical disposé en travers du salon.
Le lendemain vendredi à midi, la visite d’Agnès ta sœur à laquelle tu dis adieu te plongea dans une sorte de coma, d’où tu ne ressortis que pour deux brefs délires – SOS Médecins appelé dimanche matin me dit que tu ne passerais pas la nuit, et le bon docteur fit le nécessaire en augmentant la morphine, croisée avec du valium, qui te firent en effet « passer », sans douleur me dit-on malgré les grands sursauts de ton corps pour quitter ce lit où tout te faisait mal. « Sauve-moi, sors-moi d’ici » m’as-tu supplié le dimanche matin en tentant d’arracher tes tubes, et ce furent tes dernières paroles, après quoi tu ne devais plus reconnaître personne, tu étais partie. Et à Herbeys que tu nous avais tant réclamé, tu ne monterais plus qu’en songe, vers ce rêve d’une maison habitée par Brieuc.
Depuis que ce cancer a été diagnostiqué au mois d’août 2015, à Briançon, j’ai, nous avons souvent pensé que tu mourais d’amour ; que plus fragile ou plus aimante que nous, tu n’avais pas surmonté le choc effroyable de sa mort en montagne, un beau jour de janvier voici plus de deux ans. C’est de cet amour, de l’extraordinaire qualité de ton amour que je voudrais témoigner aujourd’hui, où ceux qui t’aiment sont venus pour manifester un peu de ce que tu leur auras donné.
Tu m’as souvent demandé de t’écrire une lettre d’amour et je ne l’ai jamais fait, pourquoi ? J’avais envie de te répondre (avec François Jullien) que l’amour est bruyant, objet de déclarations, de déclamations. Tu avais par ta profession le goût d’expliciter les sentiments, de les préciser noir sur blanc ; et mon refus te répondait que l’amour vit aussi de tendresse, de silences, de connivences qui vont sans dire. Qu’expliciter un sentiment c’est parfois l’altérer, le forcer. Qu’une vraie proximité n’a rien à y gagner. Je ne t’ai jamais confié cette lettre, je n’ai pas su, pas pu. Mais je crois que nous aurons vécu ces 49 années très proches l’un de l’autre, malgré les anicroches, les turbulences ; je suis toujours revenu vers toi, avec l’évidence que tu n’avais nulle part de rivale, que c’est toi qui par-dessus tout me surprenait, que j’admirais, auprès de laquelle je me construisais.
Tu n’étais pas toujours facile parce que tu étais exigeante et droite. Droiture, c’est le premier trait de toi que je retiens et les autres en découlent. Tu ne louvoyais pas, tu ne cédais pas sur l’essentiel ; tu avais des principes, des valeurs non-négociables. Donc des colères et quelques inimitiés bien senties, des emportements qu’au fond j’aimais, qui me stimulaient.
J’ai vérifié ta force de caractère au cours de ces dernières semaines. « Je suis romaine », as-tu affirmé à ton oncologue ; je reverrai toujours la scène où, aux quatre Reines Mages en blouses blanches venues à ton chevet, au pavillon des cancéreux de Daniel-Hollard, te présenter leurs propositions de soins, la chirurgie, une nouvelle chimio, une autre radio-thérapie, en bref « plus de la même chose »…, tu as calmement répondu à ces femmes-thaumaturges que tu fixais en face du fond de ton lit : rien de tout cela, accordez-moi seulement de me faire calmement mourir. Ce grand moment de relation clinique a jeté un froid ! Mais je peux dire aussi que te veiller dans tes derniers temps, aux soins palliatifs du CHU puis durant ce coma final de trois jours, est un privilège qui marque d’une expérience indélébile toute ma vie.
Ta deuxième qualité principale à mes yeux aura été ta perspicacité, ce don de voir à travers : difficile de t’embobiner, de te mener longtemps en bateau ! Au cours d’une randonnée par exemple, ou dans la visite d’une ville inconnue, ou dans nos nages autour du rocher de Centuri, tu montrais un étonnant sens de l’orientation qui va me manquer.
Tu étais émerveillée par l’enfance, quelles relations tu auras eues avec tes enfants, et aussi ceux des autres !… Ils affluaient vers toi, tu les magnétisais. Et avec les gens simples, quelle qualité d’échange et de « plain-pied » tu montrais, cette façon de parler à tous les niveaux de la société, d’être à chaque fois à l’écoute, avec les autres ou de leur côté… Je le souligne tellement cela semble rare, pas donné à chacun. Tu adorais les marchés un peu pouilleux, tu y réalisais d’excellentes affaires. Quel flair pour dénicher à 40 € la paire de chaussure ailleurs affichée 200, le manteau ou la robe pas banale ! La vendeuse qui te cédait par caisses entières ses légumes ou ses fruits à bas prix te racontait parfois son histoire, et tu lui donnais en passant de bons conseils, une petite consultation vite fait entre les cageots de tomates ou les palettes de yaourts. Ta pénétration psychologique m’a toujours devancé, désarmé. Bluffé.
Tu étais photogénique (comme on le voit en ce moment), tu attrapais la lumière comme tu faisais des paroles, tu t’en nourrissais. Ton visage plus changeant que le ciel exprimait toujours un appel, un appétit de relations. Et les chapeaux t’allaient scandaleusement bien ! Quelle vivacité, quelle force d’entrain !
En montagne, c’est toujours toi qui me tirais car je suis plus rêveur, plus casanier que toi. Je crois que tu as légué à tes petits-enfants cet appétit de marches, de grands espaces, l’envie toujours d’aller voir au-delà du col ou du promontoire, de découvrir et de situer l’autre versant du monde. De même nous aurons ensemble beaucoup voyagé, et tu échafaudais il y a trois mois encore des projets de Laos, de Birmanie…
Cet autre versant du monde, c’est aussi celui des êtres dont tu sondais la complexité, les caractères versatiles et qui te surprenaient toujours (que tu nous régalais à raconter parfois à table, sans violer le secret professionnel !). La grande force d’attraction que tu exerçais venait aussi de cette curiosité vraie, sans limite devant les méandres, les nœuds interminables de la psychologie humaine. Je crois que tu auras été une thérapeute hors pair (si j’en juge par mes propres expériences dans ce domaine), et que ta famille si équilibrée témoigne de tes vertus de psychanalyste (quand nous côtoyons tant de psys qui vivent, disons, dans la déglingue)… Dans ce domaine tu t’appliquais à lire, et à faire lire, avec acharnement ; tes groupes de formation ne voulaient plus te quitter, et nous entendrons tout-à-l’heure le témoignage de Frédérique, une de tes « élèves ». Je te voyais de même dévorer les romans, les films, les opéras qui n’étaient jamais pour toi de simples divertissements, mais des bulles chargés de messages remontés des profondeurs et que nous nous plaisions à longuement discuter. Nous tombions le plus souvent d’accord au sortir des films, et ça aussi c’était un critère, je vérifiais par notre communauté de jugement tout ce qui nous façonnait, nous reliait inconsciemment.
Il faudrait à ce sujet parler de nos maisons, de ces lieux de rêve que nous nous sommes donnés, et qui sont aussi des pièges à amis, à enfants. Elles sont à jamais habitées par toi, ou par Brieuc ; devant ces paysages que tu as si longuement contemplés, je sais que je regarde le monde avec tes yeux. De quels souvenirs, conversations enflammées, parties de fous-rires ou belotes acharnées ces murs résonnent ! Nos amis peuvent en témoigner.
Parmi les traits à relever de toi, et dont j’essaierai de faire peut-être le tour ou le tri sur mon blog si j’écris jamais le roman de toi pour te réassembler, et présenter à un plus large cercle ce que furent tes visages…, il y avait plus secrètement la face obscure de tes doutes et d’une réelle difficulté à vivre, le démon de la dépression. Car ton dynamisme et ta formidable capacité d’être au monde s’arrachaient aussi à un fond de tourments intimes qui te mordaient, te tordaient. Tu étais beaucoup plus « en souffrance » que moi, dans ton corps (qui endura plusieurs cruelles opérations), dans ton âme et parfois tu me le reprochais : je ne pouvais pas tout-à-fait te rejoindre puisque je n’éprouvais pas l’angoisse ni tous ces mauvais rêves qui t’empêchaient de dormir. (Mais tu ne faisais pas que des cauchemars et Annie dira, je crois, l’un de tes derniers rêves – car tu y étais attentive et nous les racontais – le rêve de la lumière). En psychanalyse avec Marie Balmary au début des années 80, tu as formulé ce nœud fatal de ton caractère que tu m’as si souvent rappelé par la suite, ta naissance entre deux malheurs, Etienne le garçon mort et Christine ta sœur aînée, mongolienne.
Le caractère épouvantable de ton père que j’ai, en revanche, bien connu explique aussi beaucoup de ta réaction, de ta surprenante bonté : tu ne voulais surtout pas devenir la fille de cet homme-là ; ni de cette mère esclave, et au fond bafouée. Avec une folle énergie tu ne cessais de réagir contre tes parents, contre ton milieu ; tu n’étais pas faite au moule ; tu ne suivais jamais tout-à-fait, ni en montagne ni dans ta vie, les routes tracées. Tu t’inventais avec fraîcheur, et tu nous bousculais dans nos routines avec beaucoup de malice, de générosité.
En un mot tu donnais et beaucoup le sentaient, te le rendaient : dans les derniers temps les visites, les attentions délicates de nos voisins, les petites soupes (n’est-ce pas Camille, Simone, Anne, José ?…). J’espère allonger cette liste des donateurs un jour par un livre qui parlera de toi, te rendra par des mots bien pauvres cette vie si riche que tu nous as versée ; tu étais présente aux autres et tu étais toi-même un présent toujours renouvelé, disponible, un cadeau étonnant. Une fontaine de maternité. Tu nous émerveillais, je t’admirais, j’étais fier de toi alors que tu en doutais, je ne te l’ai pas assez dit.
Nos mots sont bien pauvres mais il y a heureusement la musique. Nous écoutions en entrant Wagner, l’ouverture de Tristan et Isolde que nous avons tant aimé – vu trois fois à l’Opéra-Bastille, écouté en boucle dans la voiture (Savone-Briançon couvrait à peu près les trois actes). Tu m’as redit aux soins palliatifs ton goût pour cette musique, ta nature wagnérienne : comment tu t’identifiais à cette succession d’enveloppes fluides, cette hypnose d’un mouvement qui tourne sur lui-même et pourrait ne jamais prendre fin. Nous terminerons tout-à-l’heure par l’acte II, tandis que vous vous approcherez du cercueil : prêtez l’oreille à l’enlacement vertigineux des deux voix, à leur délire d’aimer – un délire dans lequel s’insinue une troisième voix pour contrer ou suspendre l’ivresse des amants, la semonce de la servante Brangane qui les met en garde, la nuit va s’achever, le roi Marc les cherche et s’approche… Mais le sublime avertissement lui-même trop beau se fond, il s’harmonise au duo qui ne veut rien savoir, qui s’entête et s’en nourrit. Brangane intervient deux fois dans cet acte de chant et de chair, sans parvenir à l’interrompre.
D’autres musiques ponctueront notre cérémonie, une Gnossienne d’Eric Satie, solo de piano à la fois douloureux, fantaisiste et tendre, bien accordé il me semble à ton caractère, et un étourdissant boléro cubain (cha-cha-cha) que nous avons lui aussi follement écouté parmi d’autres, au cours de notre voyage là-bas. Deux chansons enfin, ou surtout, de Leonard Cohen : Alexandra leaving m’obsède depuis plusieurs mois, depuis que je te savais toi-même irrattrapablement leaving ; et puis le grave et beau Who by fire, qui appelle ou frappe à la porte ? Quelle sorte de mort dois-je annoncer, par le feu, par avalanche, par le décret de sa maîtresse ou par ses propres mains ?
Françoise chérie, comment jamais te dire adieu ? Adieu non, mais te crier merci ! depuis chaque cellule de nos corps. Et maintenant, écoutons Alexandra leaving, où c’est une Reine qui s’en va.
Laisser un commentaire