Une supercherie nommée Shakespeare

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Reconstitution du Joueur d’échecs de Maelzel

J’ai alimenté depuis bien des mois ce blog de réflexions concernant la (fausse) identité de Shakespeare, en signalant que cette question semble deux fois médiologique : quelles sont les conditions (nécessaires mais jamais suffisantes) des productions d’un pareil « génie » ; mais quels sont aussi les moyens ou les voies d’une si longue dissimulation, comment, sur une telle période, le mensonge a-t-il pu à ce point prospérer ?

En marge des deux livres que Tassinari et moi publions en ce début d’année, j’aimerais documenter un peu la question de la supercherie, soit étymologiquement réfléchir à cette évidence (pas si « évidente » pour tous, d’où notre problème) qu’il faut postuler un excédent d’éléments cachés dans la cause dont nous prétendons, par elle, expliquer ou désigner l’effet. Dans le cas de l’auteur nommé « Shakespeare », il faut mobiliser une plus grande quantité d’ingrédients ou de paramètres que n’en présente la biographie du médiocre affairiste de Stratford-upon-Avon, si nous voulons comprendre comment passer de cette vie à la rédaction d’ouvrages aussi complexes que, disons, Hamlet ou La Tempête. Jamais vous ne ferez sortir ce « plus » extraordinaire (en termes de savoirs, de langues, de rêves, d’imagination philosophico-littéraire) de ce moins ou de ce minus.

Or c’est ce postulat (pas toujours évident pour chacun) qui a permis de résoudre l’une des plus extraordinaires énigmes des foires ou plutôt des cours et salons du XVIIIe siècle, je veux parler du « joueur d’échecs de Maelzel » (nommé du nom de son acquéreur, qui le racheta à la famille du baron von Kempelen son inventeur après sa mort). Nous connaissons cette histoire par le conte d’Edgar Poe, mais elle se trouve bien documentée sur Wikipédia. On sait que cet automate à effigie de Turc trônait sur un petit buffet de bois dont le baron ouvrait méthodiquement toute les portes, mais dans un ordre bien concerté, pour montrer à l’assistance les rouages d’horlogerie dont il était rempli, et qu’on entendait distinctement grincer quand le Turc « réfléchissait » aux coups de la partie. Toute cette présentation sous la plume de Poe a pour nous la saveur de très anciennes ou antédiluviennes technologies : Pascal puis Babbage avaient certes déjà inventé leurs machines à calcul, mais ni l’électricité ni les commandes à distance et « sans fil » n’étaient encore apparues. L’éclairage sur et dans le mécanisme s’effectuait à la bougie, et le baron disposait des aimants sur la table pour assurer les esprits sceptiques qu’aucune télécommande ne pouvait expliquer les savantes déductions de sa fabuleuse machine – qui ne gagnait d’ailleurs pas à tous les coups.

On connaît la solution de l’énigme, ou plutôt de la mystification : un homme (lui-même bon joueur d’échecs) était caché dans le petit buffet soutenant la table de jeu ; les engrenages faussement multipliés par l’interposition de miroirs lui offraient un espace suffisant pour inspecter les pièces du plateau, et commander au bras mécanique du Turc. Quels que soient le nombre et la complexité des rouages, des vilebrequins et des roues crantées exhibés à l’envi par leur constructeur, jamais – argumente en substance Edgar Poe – vous ne ferez sortir « l’esprit » de cela, contrairement à la machine de Babbage ou à la calculette de Pascal qui opèrent linéairement, à partir d’opérations fermées. L’imprévisibilté des coups joués ne fait pas bondir « l’esprit » hors de toute possibilité de calcul – à preuve nos modernes ordinateurs, et les performances de Deep blue contre Kasparov – mais la puissance de calcul nécessaire demeure sans proportion aucune avec les pauvres tringles agencées dans le ventre du Turc.

Le texte de Poe nous semble lui-même daté, voire naïf dans le cloisonnement qu’il décrète entre le calcul ou ce que nous appelons la computation d’une part, et « l’esprit » ; depuis quelques décennies, les développements de l’informatique et des neurosciences ont mis en continuité ce que le poète-visionnaire tant admiré par Baudelaire opposait logiquement ou métaphysiquement : l’esprit pour nous n’est pas « d’un autre ordre » (aurait dit Pascal) que la machine. Mais Poe a absolument raison sur le point de départ de sa démonstration : jamais vous n’obtiendrez de ces pauvres simulacres machiniques les performances du joueur d’échecs ! Celles-ci supposent un état autrement développé des circuits mécaniques, ou plutôt électroniques qui composent aujourd’hui l’automate.

Autrement dit, les gogos qui béaient devant les démonstrations de Kempelen, puis de Maelzel, se faisaient une idée bien grossière des opérations de l’esprit ; ils sous-estimaient grandement la quantité et la qualité des choix, ou des hypothèses mentales, nécessaires aux combinaisons de l’échiquier. Je dirais de même qu’on méconnaît gravement la qualité et la profondeur des écrits de Shakespeare en les attribuant au rustre de Stratford, le vendeur à la brouette qui spéculait sur les grains mais qui n’avait dans son testament pas un livre, pas une écritoire à léguer à sa femme et ses filles, d’ailleurs maintenues dans l’illettrisme. Une création littéraire du niveau de celle qui porte ce nom exige une autre vie, ou quelques éléments de culture dont la présence ne produit pas mécaniquement l’œuvre du génie, mais que leur absence rend absolument impossible. Il y a (postulat médiologique) des conditions nécessaires, sinon suffisantes bien sûr, à « l’esprit ». La recherche d’une autre paternité pour cette œuvre que nous admirons tant ne diminue en rien le « Barde », ce sont nos adversaires stratfordiens ou les colporteurs de la doxa qui se font de son esprit une idée bien vulgaire, et nous, à la recherche d’une source plus relevée, qui mettons l’œuvre et l’homme-Shakespeare à plus haut prix.

La méconnaissance de la complexité des opérations mentales en jeu dans une autre supercherie se trouve illustrée par l’histoire de « Hans le Malin », racontée par Paul Watzlawick dans un de ses ouvrages, et que je résume maintenant à grands traits. Nous passons avec elle des salons à la foire puisque Hans, qui n’était qu’un cheval, était promené par son maître devant des badauds auxquels il proposait, moyennant sans doute quelques piécettes, de lancer à l’animal des devinettes arithmétiques, combien font 23 + 14 ? Ou 12 retiré de 30 ? Le cheval frappait la terre de son sabot, en semblant compter autant de fois que de chiffres, jusqu’à s’arrêter pile sur le bon numéro, 37 ! 18 ! Or, explique Watzlawick, contrairement au naïf public qui pouvait s’émerveiller devant de pareilles facultés de calcul mental chez la bête, il faut là aussi recourir à une causalité, ou une machination, quelque peu supérieures aux conditions posées par le maquignon : Hans ne manifestait aucune appétence vis-à-vis du traitement des nombres qu’on lui jetait, mais il percevait comme un signal d’arrêt (pour ses coups de sabot) la plus légère altération du ton de son maître si celui-ci comptait pour lui à haute voix, ou un geste subliminal que sa conscience enregistrait, comme le déplacement d’un doigt ou du regard. Bien évidemment nul en calcul, le cheval se montrait ultra-réceptif à de minuscules indices qui composent nos échanges ordinaires. Dans cet exemple encore, l’extraordinaire performance supposait quelques causes ou conditions cachées qui échappent manifestement aux jugements du public ordinaire.

Dans l’attribution standard de son oeuvre à « Shakespeare », pourquoi ce dénivelé de la cause et de l’effet n’apparaît-il pas mieux ? On s’obnubile il me semble sur la condition de ce bourgeois ordinaire et « bien-de-chez-nous » : que l’homme de Stratford ait pu écrire une pareille œuvre, voilà de quoi remonter le moral des petits écoliers de la campagne anglaise, et flatter l’orgueil national, God save the bard ! Faire de Shakespeare un migrant, selon l’hypothèse que je reprends à Tassinari, tellement elle me semble juste, et remplacer l’homme de Stratford par John Florio né à Londres sans doute (1553-1625), mais d’origine italienne, et juive, ne peut qu’horrifier un nationaliste élevé dans la doxa. La profession de foi du Premier ministre David Cameron dans Le Monde du 9 janvier ne disait pas autre chose, dans sa robuste tautologie : le totem national nommé Shakespeare a créé la culture anglaise qui l’a créé, ou, pour résumer cette boucle avec Bill Bryson aux dernières lignes de sa propre Antibiography (2007) « … c’est là précisément la marque du génie. Un seul homme était en position de nous faire ce présent incomparable, un seul en possédait le talent. William Shakespeare était indiscutablement cet homme, et qu’importe, au fond, qui il était ? ».

Une pareille façon de clore le débat, ou de s’agenouiller devant la chose jugée, fera le bonheur des uns et en indignera autres, il n’est pas facile d’ébranler (to shake) un monument national, pas évident de combattre un mensonge qui dure depuis tant d’années… Je reprendrai donc sur ce blog cette discussion ; et je signale déjà à mes lecteurs parisiens que nos deux ouvrages, John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari (aux éditions du Bord de l’eau) et le mien  Shakespeare, Le Choix du spectre (aux Impressions nouvelles, en librairie le 4 février) seront présentés et discutés lors d’une séance de lancement en présence des deux auteurs, au Pen-club 6 rue François-Miron, 75004-Paris, mardi prochain 2 février à 18 h 30 : j’aurai plaisir à vous y retrouver !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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