J’ai beaucoup négligé ce blog en ce mois d’août, je le rouvre pour signaler la parution d’un livre qui m’a enchanté, et que je viens de chroniquer sur le site de nonfiction.fr : le Valéry, Tenter de vivre de Benoît Peeters (Flammarion 2014). Je ne peux publier ici la recension, plutôt longue, confiée à ce « Portail des livres et des idées » qui l’a mise ce matin en ligne, mais il y a tellement à dire et à discuter autour de ce poète-philosophe, secret entre tous, que je pourrais ici, sans doublonner, poster à son sujet quelques nouvelles pages. Disons au plus court ce qui mérite d’étonner, voire de passionner dans le cas Valéry : voilà un homme qui à la suite d’un coup de foudre précoce, et non payé de retour, a décidé au cours de la fameuse (et peut-être funeste) « Nuit de Gênes » (il n’avait que vingt et un ans) de fuir les ravages d’éros pour embrasser la pure intellectualité, et de s’inventer un double ou un personnage conjuratoire, « Monsieur Teste » pour mieux se faire « l’ennemi du Tendre », et se blinder contre les tourments de la chair. Laquelle, bien sûr, tôt ou tard se vengera.
Le livre de Peeters documente admirablement cette disjonction entre le corps et la tête dans une vie de chercheur, d’intellectuel ascète et de poète-logicien ; réputé pour sa cérébralité, Valéry rencontra tout de même à l’âge de 49 ans une femme elle-même poète et amoureuse des sciences exactes, Catherine Pozzi, avec laquelle il aura à partir de 1920 une liaison secrète et fort orageuse. Les doubles font rarement bon ménage : il est émouvant de voir Valéry rendre les armes à éros, en découvrnt en Catherine l’alter ego, ou celle qui le fait passer comme malgré lui de « un à deux ». Les tourments de cette liaison sont extrêmes, voire cocasses quand le Poëte par exemple débarque du côté d’Antibes, équipé d’un poignard effilé et bien décidé à trucider Catherine qu’il croit surprendre dans les bras d’un rival… Elle-même de son côté ne sera pas tendre envers les soudaines tentations mondaines de son amant, et elle partira en guerre contre ce Prince qu’elle s’était choisi, et qui ne l’était que de mots…
La tumultueuse liaison avec Catherine sera suivie d’autres amours, platoniques avec Renée Vautier qui aime ailleurs et que Valéry supplie comme un enfant, très charnelles avec Emilie Noulet ou Jean Voilier (pseudonyme de la redoutable Jeanne Loviton). Il est sidérant de suivre le même homme, au fait de la maîtrise intellectuelle, fêté comme un esprit universel ou comme (selon son propre mot) « le Bossuet de la Troisième République » – et de le retrouver pantelant et suppliant auprès de femmes sans l’amour desquelles il découvre ne pas savoir vivre.
J’ai toujours aimé Valéry, plus pour ses proses peut-être que pour ses poèmes ; on retrouve des unes aux autres une incroyable précision de pensée, chez lui les mots embrayent, on respire un air vif, on circule dans un monde dégraissé. Ce géant biface avait pourtant une part d’ombre ou plutôt de feu, une faille ou une étrange faiblesse qui fait paradoxalement sa grandeur : j’admire davantage Valéry, il nous devient moins inhumain et étrangement fraternel à la lecture des lettres et des analyses documentées par le bel essai de Benoît Peeters. Et je suis, au bilan, frappé par l’incurable tristesse de cette vie.
« Tenter de vivre » dit à cet égard l’esentiel, et je songe aux stimulantes analyses de François Jullien dans son Pour une philosophie du vivre, déjà recensé sur ce blog : notre vie ne se laisse pas saisir dans un calme substantif mais dans l’effort, dans l’essor de ce verbe, « vivre », dont l’opération nous attend toujours en avant. Car nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes ; ni avec cet élan qui nous entraîne, nous divise et ne se laisse peut-être pas penser. « Tantôt je pense et tantôt je suis », objectait Valéry au cogito de Descartes : faut-il choisir entre les deux verbes ? Ne risque-t-on pas d’exténuer ou de perdre cette vie à force de l’observer ?
Valéry pose ainsi une question cruciale à l’effort même d’intelligence et de lucidité : pourquoi la vocation d’intellectuel détourne-t-elle si souvent celui-ci d’une vie bonne ? « La bêtise n’est pas mon fort » – en effet, mais quel serait au juste l’antonyme pour imbécile heureux ?
J’aime beaucoup cette photographie de Laure Albin-Guillot, j’en ai chez moi un exemplaire encadré avec cette dédicace de la main du poète :
« Fit fabricando faber »
mais qu’est-ce qu’il fabrique entre ses doigts ? De la fumée…
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