Je voulais parler sur ce blog d’un film infiniment touchant, Histoire de Souleymane vu la semaine dernière, et voici que le titre retenu pour ce billet interfère avec un fait divers particulièrement atroce, celui de ce malheureux cycliste Paul Varry, militant des mobilités douces, délibérément écrasé par une brute au volant de son SUV, quel emblème de notre société ! Où la force mécanique foule aux pieds ou sous ses grosses roues des alternatives frugales ou conviviales pour se déplacer ; où un chauffard ivre de sa beaufitude, pour gagner quelques minutes, se retrouve en prison sous l’accusation de meurtre, y médite-t-il sur l’exemple qu’il laisse à la jeune passagère, sa fille de dix-sept ans assise à ses côtés ? Quels arguments un avocat invoquera-t-il pour défendre un pareil client ? Par quel concentré de bêtise crasse, et de « moi d’abord », peut-on en arriver là ?
Dans le film de Boris Lojkine, prix du jury et prix d’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes, le jeune guinéen joué par Abou Sangare est livreur à vélo, emporté par le trafic nocturne dans un fleuve de klaxons et de pétarades où nous craignons que lui aussi disparaisse, écrasé par le flot. Comme elle semble fragile, cette zigzagante silhouette noire confondue à la nuit ! Le premier mérite de ce film confondant est de nous immerger dans cette nuit de tous les dangers, où pour gagner quelques minutes (car son emploi de livreur est une course de vitesse et d’obstacles) Souleymane prend tous les risques ; quel est notre effroi quand une voiture le renverse (sans plus de mal que quelques écorchures, mais son chargement ne sera plus livrable), ou notre peine quand il rate, à quelques secondes près, l’autobus qui doit le ramener au dortoir du centre d’accueil périphérique, le contraignant à dormir dehors…
L’équipe technique n’a eu d’autre choix, pour tourner ces scènes d’extérieur, que de mettre à vélo les caméras, et le preneur de son, eux aussi faufilés dans ce dangereux brassage de roues, de moteurs rugissants et de lumières clignotantes. Pour avoir comme chacun parcouru de nuit à vélo une grande ville, le spectateur ne peut que s’identifier au personnage de Souleymane, avec empathie et appréhension ; en s’indignant aussi du salaire si modeste qui lui revient, deux ou trois euros par course quand ses compatriotes auront prélevé sur lui, pauvre sans papier impuissant, leurs bénéfices d’intermédiaires. Rarement un film nous aura ainsi au plus près embarqués dans les dangers, les tribulations, les espoirs aussi de son personnage – quand celui-ci téléphone à sa fiancée restée en Guinée, où elle hésite à accepter l’offre en mariage d’un « ingénieur », et lui demande en chuchotant son avis !…
Or ce tohu-bohu ou cette géhenne où nous plonge ce film ont une contre-partie ou un dénouement de silence paradoxal, dans la chambre claire de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) où Souleymane est invité à conter son histoire par une fonctionnaire (Nina Meurisse) plutôt bienveillante, ou qui n’endosse pas le masque du monstre froid de l’administration. Les règles de celle-ci n’en stipulent pas moins qu’un dossier de demande d’asile, pour être recevable, ne peut concerner que les personnes ayant émigré pour des raisons strictement politiques. Aussi voyons-nous Souleymane, tout en pédalant durement, se répéter la leçon ou la fable qu’a préparée pour lui un certain Barry qui aide (moyennant finances) ses compatriotes à franchir l’obstacle du décisif entretien. Comment va-t-il, au bout de sa course, délivrer non un repas mais le récit circonstancié et la raison de ses errances ?
Fatalement Souleymane s’embrouille entre les dates, les lieux d’un itinéraire qui ne le concerne pas, et son récit de confection emprunte aussi des circonstances que la fonctionnaire a déjà entendues dans les témoignages précédents ; faute d’imaginer singulièrement chaque cas, Barry condamne ses clients à une facile réfutation !
Prié (très gentiment) de décliner sa véritable histoire, Souleymane hésite, se tait, puis le film bascule dans une intense émotion quand sa parole rompt les digues de la honte et de la crainte, et que Souleymane enfin confie sa véritable histoire, forcément douloureuse, tragique, inappropriée peut-être face à nos strictes règles d’accueil. À la sortie du film, une amie grenobloise qui travaille elle-même dans une association de service aux migrants me dit qu’avec son « histoire » (si touchante pourtant) cet exilé n’a aucune chance, et qu’il ne peut qu’être débouté. Que deviendra Souleymane ou son interprète si talentueux, si convaincant, le superbe Abou Sangare qui joue tout ceci au plus près de son propre rôle ? Gageons que le succès (mérité) de ce film lui promet, au-delà de tous les guichets d’Ofpra, une intégration désormais assurée. Le dernier plan du film a toutefois le mérite de laisser son dénouement en suspens : la demande se ferme sur un écran noir, suivi du générique, nous ne connaîtrons pas la décision de l’Ofpra. Mais nous n’oublierons pas la véritable histoire de Souleymane, que l’administration condamne au mensonge ; et comment le cinéma grâce à Boris Lojkine, loin des clichés et des bonnes intentions, agit ici en sérum de vérité pour libérer une parole vraie, tranchante, arrachée aux démons et aux terreurs de la nuit.
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