Vidéopéra, Viola chez Wagner

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Je reproduis ici, en le modifiant légèrement, un texte paru en 2006 dans la revue Médium à propos de la mise en scène de Tristan et Isolde à l’Opéra Bastille, qui intégrait des vidéos de Bill Viola. La venue du vidéaste aux Galeries du Grand Palais, et la reprise de Tristan en ce même printemps redonnent à ces notes une évidente actualité.

 

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Comment construire aujourd’hui un décor d’opéra, quoi montrer ? Plusieurs mises en scène de l’Opéra Bastille ont triomphé dans des formes minimalistes, quand Bob Wilson par exemple, sculpteur de lumière, sut imposer à La Femme sans ombre puis à Pelléas une quasi absence de décor.

On peut, inversement, choisir le parti de la lourde machine tout en jouant à construire-déconstruire celle-ci sous le nez du public. Coline Serreau pour La Chauve-souris transformait une salle de bal en prison à la Piranèse par un décor qui se retournait sur lui-même, à vue et comme un gant. Ce dispositif facétieux doublait le champagne de la musique par l’irréelle anamorphose de lieux où le brillant et le ténébreux, le léger et le lourd, la réception mondaine et la geôle glissaient ironiquement l’un dans l’autre. Dans la mise en scène de La Guerre et la paix de Prokofiev imaginée par Francesca Zambello, les affrontements militaires et une retraite de Russie reconstitués sur le plateau (avec canonnades, incendie de Moscou et course-poursuite des armées sur une neige glissante) offraient au public un plaisir visuel pour compenser à grands frais les faiblesses d’une partition sans éclat. Comment doser le voir et l’entendre ? Comment accompagner la vibration de la voix au point où celle-ci souffle ou évapore toute représentation ?

La question rebondit chez Wagner, notamment dans les scènes de Tristan et Isolde qui culminent avec l’extase amoureuse des duos de l’acte deux. Faut-il, dès le premier acte, encombrer la scène d’une tente celtique et d’un bateau ? Ou, au deuxième, reconstituer l’antique tour du burg où tremblote un petit lierre ? On sait à quel point Bayreuth aura entretenu la religion de ces livrets aux ridicules didascalies. Inversement, Chéreau dans le Ring, puis Peter Sellars à l’Opéra Bastille pour Tristan dont on redonne ce soir (jeudi 17 avril 2014) la mise en scène sous la baguette de Philippe Jordan ont fait table rase d’un carton-pâte propice à souligner les boursouflures de la musique. L’opéra wagnérien n’est jouable que dégraissé, et la mystique dévastatrice de Tristan n’est audible, ou crédible, que dans la pure orgie des voix, dans la preuve par le chant.

« Tristan du, / ich Isolde, / nicht mehr Tristan ! » chante Tristan aussitôt repris par Isolde : « Tu es Isolde, / Et moi Tristan, / jamais plus Isolde ! ». Ce dialogue enivré, tendu à se rompre vers le monologue, plonge les amants et leurs auditeurs-spectateurs dans l’espace fusionnel de la nuit. Wagner (signataire aussi de l’étonnant livret) n’y célèbre nullement l’union charnelle du couple, mais au contraire son violent, son inhumain désir de désincarnation. Sous l’empire du philtre, les amants aspirent à dissoudre cette chair et donc à mourir à leur identité singulière, pour renaître dans l’unisson ou le frisson mystique de la tresse musicale : voix ou note fondue à l’orchestre, souffle vibrant dans l’air, ruisseau abondant l’océan…

La dangereuse mer d’Irlande sur laquelle s’ouvre l’action donne à cette musique son lieu ou sa matière : tout auditeur de Wagner identifiera spontanément son lyrisme au mouvement sur place de la houle ; lui prêter l’oreille c’est s’immerger, se noyer, s’ouvrir à des courants marins ou aériens jusqu’à déplonger au sommet de la vague ou de l’orage sonore, criblé par ces notes qui ne racontent pas une histoire mais provoquent un état fusionnel, extatique ou échevelé de l’âme – le pur délire auquel atteint le dernier chant souverain et déchirant, clamé par Isolde sur le cadavre de son amant.

Si tout auditeur entend bien cela dans la version concert ou sur sa chaîne, le « cahier des charges » de l’opéra exige, en outre, de le lui montrer. Dans le creuset médio-sémiologique d’une scène d’opéra, tous les arts s’engouffrent et additionnent leurs pouvoirs, au risque de se contrecarrer. Comment les composantes architecturales du décor vont-elles jouer avec la houle ? Le pacte visuel, la perception frontale des corps et du décor ne risquent-ils pas d’affaiblir l’ensorcellement de l’oreille et l’hypnose accomplis par la partition ? Quelles images mettre sur la nuit extasiée de l’âme ?

Il y a quelques années, en ce même Opéra Bastille, une mise en scène passablement tâtonnante montrait Tristan échoué au troisième acte sur la grève de Cornouailles parmi les déchets de plastique et les fûts de pétrole rejetés par la mer – interprétation trash, d’ailleurs sifflée par le public, même si ce coup d’audace avait le mérite de suggérer le ressac du mythe, la déchetterie de l’amour et le côté bidon de l’affaire. En faisant appel aux vidéos de Bill Viola, Peter Sellars fait preuve, au contraire, d’un beau discernement touchant la passion des amants. Art de l’image fluide, la vidéo excelle en effet à épouser la dissolution ou à provoquer la métamorphose des formes. De même que le sublime flot wagnérien se pixellise en notes sur la partition, le génie du médium-vidéo dissèque le grain ou la mosaïque de l’image, il caresse et pénètre la peau des apparences au point où celles-ci s’embrasent et se défont, pour renaître aussitôt de leur tourbillon. On vérifiera ces jours-ci aux Galeries du Grand Palais cette décomposition lumineuse de la durée, cette attention passionnée portée à l’imperceptible au cœur des vues ordinaires, qui fait écrire aussi à Viola cette phrase sur une cimaise et sur laquelle je reviendrai, tant elle colle au dernier ouvrage de François Jullien : « Le paysage est le lien entre le moi extérieur et le moi intérieur ».

Dans cette reprise de Tristan, la monumentale vidéo célèbre d’abord l’immersion, les bulles exhalées par les corps, leur remontée par paliers bouillonnants jusqu’à la surface lumineuse où l’eau se change en air, et les membres en rayons : aérien, follement analytique et pourtant sensuel, l’art vidéo propose une excarnation (on retrouve ces jeux de bulles aux dernières salles du Grand Palais, où l’on nous signale que cette obsession des corps immergés relève d’une noyade où l’artiste faillit trouver la mort). Les gestes primitifs du chant ne rejoignent-ils pas ceux du nageur et aussi de l’amour, de l’opéra d’aimer ? Se dépouiller, inspirer, plonger, flotter, brasser l’élément fluide, épouser un milieu sans distance objective ni frontières visibles… Non illustrative, cette imagerie décompose l’action des protagonistes pour dénuder l’élémentaire, elle va au primitif ou au foncier de la passion par l’immersion aquatique, la bulle d’air vivifiante ou la traversée dévorante du feu ; non narratif, le clapot visuel revient battre sur lui-même, recombinant ses propres prémisses comme fait le leitmotiv wagnérien, lui-même statique et vertigineusement fluide, accordé aux météorologies de l’âme des amants.

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La scène finale fait assister à l’ascension successive des deux corps noyés, aspirés par le ciel liquide au risque d’une image ou d’une imagerie résolument sulpiciennes. Pourtant, si Nietzsche reprochait à Wagner son kitsch chrétien, lui-même avait commencé par follement aimer ça. Les écrans de Bill Viola de même ont le mérite de poser une loupe critique sur le philtre-poison appelé Wagner, ou Tristan.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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