Nous l’aura-t-on assez répété depuis ces temps de confinement, la santé est ce qui seul importe, le bien qu’il faut par excellence préserver. Franchement, cela se discute. Mais les mêmes ajoutent cette restriction grosse de contradictions : la santé de l’individu comme celle de la nation, qui passe par l’économie ; n’allons pas désorganiser outre mesure notre appareil de production, continuons à faire tourner les entreprises qui assurent notre minimum vital. Au risque de ne pas fournir aux ouvriers, aux soignants, aux caissières des super-marchés les masques, le gel ou les protections indispensables à les maintenir dans leur poste.
Primum vivere. Ce primat du vivre connaît un indéniable sursaut depuis quelques jours ; affrontés à toutes sortes de menaces invisibles (la main du facteur qui nous tend le courrier, l’artisan qui pénètre chez nous pour recevoir son chèque), nous chassons avec suspicion tout ce qui pourrait contaminer notre vie désormais assiégée, à commencer par le kilo de pommes que nous avons soin de laver en rentrant des courses. Mais l’ennemi de cette vie devenue si fragile, donc d’autant plus précieuse, renaît du dedans avec l’ennui inévitable du confinement.
Les chaînes de radio, devenues bénévolement interactives, proposent à l’auditeur de raconter comment il s’en arrange. Les récits, les recettes, des propositions farfelues mais bienvenues fleurissent pour compatir, se divertir, aider son voisin, passer le temps. J’emploie un peu du mien à lire le dernier livre de François Jullien, De la vraie vie (éditions de l’Observatoire, janvier 2020), où je retrouve avec bonheur une question patiemment, ardemment creusée par lui dans toute une série d’ouvrages précédents, Vivre de paysage (2014), De l’être au vivre (2015), Vivre en existant (2015), Une seconde vie (2017), L’inouï (2019), tous ou à peu près déjà chroniqués sur ce blog. J’accompagne François, je partage son acharnement à tenter de penser cette vie qui ne se laisse pas plier au raisonnement, aux catégories du discours ou de la perception car elle n’est pas un objet, une chose que nous pourrions à distance dévisager.
Le confinement accordera-t-il à certains le loisir de se pencher sur sa propre vie, de l’interroger dans son cours, ses choix, ses fins dernières ? Pouvons-nous calmement, sans tricher, regarder face-à-face notre vie ? En tirer le bilan ? En redresser la ligne, si celle-ci a dévié ? Quel rapport entretenons-nous avec ce fait inouï de vivre, d’exister ? Savons-nous seulement en parler , y penser ?
On dira l’épreuve du confinement propice à cette méditation. Quand le cours ordinaire de nos vies se trouve à ce point suspendu, débranché, on peut s’accorder un peu de philosophie, comme le Président lui-même nous l’a suggéré dans son allocution du 12 mars, profitez-en pour lire, aller à l’essentiel… Notre pause forcée détourne le regard courant, où va-t-il à présent se poser ? Je ne peux pour ma part prononcer confinement sans y entendre le coffin anglais, l’ombre du cercueil ; et d’une Marie-Madeleine à l’autre, j’enchaînerais volontiers ici avec celle de Georges de la Tour, pénitente au miroir. Mais c’est une association triste, quand le retour sur sa (ou la) vie ne l’est pas nécessairement.
La pensée de la mort ne se laisse pas dissocier de cette interrogation, et peut se révéler roborative, comme le rappelle fortement Montaigne cité (dans le dernier Journal du dimanche) par mon ami Comte-Sponville : « Le but de notre carrière c’est la mort ; c’est l’objet nécessaire de notre visée ».
Mais reprenons avec Jullien. On ne choisit pas sa vie, on n’a pas avec elle de recul, on est toujours déjà enveloppé, emporté par elle. Non seulement vivre nous constitue, mais cette vie à l’exclusion de toute autre nous est toujours-déjà distribuée, ou donnée. Insuffisamment sans doute, car nous ne cessons de contester ce don originaire. Non certes que nous rêvions de nous réveiller, demain matin, veau, ou pangolin, mais nous rêvons tenacement d’un supplément de vie qui serait – enfin ? – la vraie. Et cet appel du sein de notre vie à une forme d’existence supérieure caractérise justement cette vie ; cette intime fêlure, fente, faille, fissure, capable de s’élargir en fossé (page 115), Jullien lui a déjà consacré tout un livre et l’appelle dé-coïncidence.
Notre vie autrement dit n’est pas raccord, et c’est cela vivre, ou plus précisément ex-ister– le détachement du préfixe illustrant cette sortie hors de soi ou du propre, de l’assiette, du périmètre dans lequel, pour le meilleur et pour le pire, nous objectons à nous laisser circonscrire. Ex-ister c’est protester, résister, déborder les formes d’assignation et de définition. Au moins pour ceux qu’une sourde révolte dresse contre le conformisme et le rôle attribué.
Pas tous hélas, tellement la vie telle qu’elle va, celle dont on dit avec un soupir navré « C’est la vie ! », la vie stagnante a tôt fait de nous rattraper. Car la vie comme la terre se tasse ; l’incipit de ce livre me fait penser à la superbe et laconique ouverture du Jules Césarde Shakespeare où deux quidams échangent dans la rue, Comment va le monde, Monsieur ? – Il vieillit (au premier siècle avant J.-C., déjà !) Or qu’est-ce que vieillir sinon se voûter, s’enliser ? Et que serait une vie qui, d’aucune façon, ne vieillirait ?
Cette lise qui insidieusement nous prend aux chevilles, aux genoux, a déjà fait l’objet par Jullien d’interrogations passionnées (notamment dans Près d’elle, petit manuel d’anti-vieillissement du couple), ici reprises. Car la « vraie vie », Rimbaud l’a dit, est forcément ailleurs. Toute vie nourrit donc l’accusation ou le soupçon de n’être qu’une pseudo-vie. Une mascarade, un brouillon, une vallée de larmes, la préparation de quelque chose (destin, sur-vie, paradis ou âge d’or) qui aurait une autre envergure. Et de fait la vie courante (ou plutôt stagnante, enlisée) a tôt fait de se dérober, de faire défection ou de défaillir, tombant de l’alerte dans l’inerte, dans l’inepte. Nous donnant du même coup le sentiment violent d’une contre-façon, comme tant de romans et de films l’ont montré.
Comment ressaisir sa vie ? La seule pensée y échoue régulièrement. Certes la société, les clubs, les clans se rassemblent, s’unissent et se fortifient selon des modèles de vie qui n’en restituent le plus souvent que le semblant. Cette adéquation d’un groupe à lui-même constitue précisément l’un des critères de la pseudo-vie ; on s’abrite dans l’édredon du conformisme, on se résigne à l’opinion, faute de savoir ou d’oser dé-coïncider. Ou bien, pour se redonner le sentiment grisant d’une « aventure », on se risque à l’adultère, « Il faut bien que le corps exulte » chantait Jacques Brel, tentative parfois héroïque mais elle aussi vite rattrapée par le conformisme ou le grotesque… « C’est la vie », se murmure une fois de plus l’amant vaincu, repris « dans cet univers de tisane » (pour chanter cette fois Aragon). Ce qui mime notre vie la mine, la corrompt insidieusement du dedans ; or ce conformisme mimétique demeure tapi au cœur du social, jusque dans son appareil médiatico-grégaire.
Madame Bovary
Nous nous tassons, tout nous y invite. « On n’a gardé de sa jeunesse / Que ce qu’on peut et c’est bien peu », ou bien : « J’en ai tant vu qui s’en allèrent / Ils ne demandaient que du feu / Ils se contentaient de si peu / Ils avaient si peu de colère » s’étonne encore Aragon, qui signa pendant la Résistance François la Colère. Et qui conserva, sa vie durant je crois, la vertu assez rare de ne jamais se résigner.
Jullien a des pages fortes sur l’écueil de cette résignation, pire que le renoncement. Ce dernier sait encore dire non ; se résigner semble pire, c’est acquiescer de guerre lasse, c’est glisser dans l’étale. Or la vie, selon l’illustre formule de Bichat rappelée ici page 101, « est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Psychique ou physique. Vivre c’est résister, s’opposer, se battre.
Comment se désentraver, géant Gulliver paralysé sur la plage (cette image a enchanté mon enfance) sous les mille petits liens croisés sur son corps par le peuple de Lilliput ? En commençant, propose Jullien, par changer de langue, toute langue comme ces liens minuscules nous confinant, nous encageant à notre insu : la remise en mouvement passe par d’autres mots, pour échapper au monolinguisme qui nous assigne à résidence, qui à l’intime de nous-mêmes nous devance, nous a toujours déjà pré-dit. La grammaire nous inhibe, elle canalise et borne en nous les bouillonnements de l’esprit.
On devine, à ce point de l’exposé, que « vraie vie » ne désigne pas une vérité qu’on pourrait énoncer ou apprendre ; ne rêvons pas, avec Platon, de régler notre vie sur une quelconque connaissance, de la suspendre au jeu formel des idées. « Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard » (Aragon toujours, cité cette fois par Jullien mais sans le nommer page 153) : profonde, décisive formule passée en proverbe pour repousser l’intellectualisme, et dissocier l’essor de vivre de l’effort de connaître, cela ne s’emboîte pas, cela n’est pas du même ordre. La vraie vie n’a pas un contenu qu’on pourrait définir, elle est plus simplement ce qui s’oppose en nous à la vie fausse, et cette approche négative (comme la théologie s’efforçant de circonscrire Dieu par ce qu’Il n’est pas) fait toute sa force. Je sens l’essor, qui ne cesse de s’opposer en moi à ce qui s’oppose à la vie déchue, et c’est cela, vivre enfin.
Cette discussion recroise des réflexions déjà anciennes de Jullien sur l’inconsistante idée de Paradis, c’est-à-dire d’une vie sans essor, sans attente ni espérance puisque toute félicité est déjà là, accordée – quel ennui ! Et de fait, à feuilleter ici encore les planches de Gustave Doré illustrant cette fois La Divine comédie, celles du Paradis (où plus rien n’arrive) sont tellement moins intéressantes que les visions de l’Enfer, ou du Purgatoire !
La satisfaction, développe Jullien, n’est pas elle-même satisfaisante ; en mettant fin au désir, à l’effort, à l’essor, elle nous replonge dans le marasme de la pseudo-vie. Freud de son côté eut une intuition voisine en remarquant que quelque chose, dans la pulsion sexuelle, s’oppose à la satisfaction ou en dévie. En dé-vie. En bref, nous ne supportons pas d’être comblés et c’est cela vivre. Ou désirer.
Pascal en a tiré son célèbre dilemme de l’ennui versus le divertissement qui nous frapperait immanquablement, tout notre malheur consistant à ne savoir demeurer une heure confiné seul dans une chambre ; mais Jullien cite surtout Flaubert qui, mieux que les Romantiques, a su fixer cette passion triste de l’ennui, ou de la défection de vivre, dans d’inoubliables portraits, et notamment bien sûr dans le mal qui ronge existentiellement Emma Bovary, au cœur même de sa triste « aventure ».
J’y ajouterais pour ma part Baudelaire et sa description clinique, acharnée, du spleen, qui survient quand tout de notre horizon d’attente, ou d’espoir, se bouche, quand plus rien n’arrive, dans une sorte de paralysie métaphysique, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle (…) », ou mieux encore (« La Cloche fêlée »), « Moi mon âme est fêlée, et lorsque en ses ennuis / Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits / Il arrive souvent que sa voix affaiblie // Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie / Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts, / Et qui meurt, sans bouger, sous d’immenses efforts ». Sans bouger : l’image effrayante d’une pareille immobilisation où le mort écrase le vif signe l’arrêt de cette vie d’abord définie par le mouvement, le départ, l’essor. L’anti-spleen miroitant, comme on sait, dans « L’Invitation au voyage », et le songe doré d’un ailleurs…
(à suivre)
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