Je tiens ce blog, Le Randonneur, depuis janvier 2013, à l’invitation de deux amis journalistes de La Croix, Jean-Claude Raspiengeas et François Ernenwein. « Les yeux ouverts de Vincent Lambert » était mon trois-cent trente-cinquième billet ; je m’efforce, à travers tous ces textes essaimés depuis plus de six ans, de problématiser ou de souligner la complexité de quelques œuvres, de rencontres ou de « faits de société » qui peuvent toucher chacun.
Je ne m’attendais pas, rédigeant cet article samedi dernier, à soulever une telle tempête, j’en suis encore stupéfait.
Une fréquentation normale, pour ce blog, tourne autour de mille visites par semaine, un chiffre dont je me satisfais amplement (mes principaux bouquins ne connaissent pas une meilleure vente). Mais j’ai vite compris, dès dimanche, qu’avec l’affaire Lambert les choses prenaient un autre tour, cinq-mille visites à l’heure ! Je n’en revenais pas, le compteur des consultations, reçu chaque lundi, en affichait pour la semaine écoulée plus de vingt-six mille… Quelque chose déraillait.
Et la nature des « commentaires » changeait : aucun de mes billets, jamais, ne fut à ce point insulté. J’ai l’habitude, écrivant ce blog, de rencontrer chez mes lecteurs une certaine complicité, une émulation dans la recherche ou, à tout le moins, un dialogue encourageant. Ici, c’était sans appel ni nuances : « ce blog est ignoble », vous n’êtes qu’un nazi, ou même : Vincent Lambert est plus vivant que vous ! Des dizaines de lecteurs, que je ne peux appeler des interlocuteurs, s’étonnaient hautement de voir mes lignes publiées sous le patronage du très catholique journal La Croix, en appelant ainsi, à mots à peine couverts, à ma censure ou mon expulsion… J’avais rencontré brutalement, face-à-face, la meute, une horde de lyncheurs. Je suis, aux yeux de ces indignés, coupable de blasphème ; à lire les propos d’ « Alix », de « Dawid » ou de « Mitroma », je comprends qu’en d’autres pays ce billet valait lapidation, que j’étais cette chrétienne coupable d’avoir bu l’eau d’un puits réservé aux musulmans, et qui a échappé de peu à la mort. Ne rêvons pas de notre exception républicaine, laïque et française, notre pays n’est pas si éloigné que cela, pour certains, du Pakistan.
Qu’avais-je pu écrire d’assez révoltant pour mériter un pareil traitement ?
À relire mon billet, j’y trouve ces deux photos d’abord, que je n’aurais pas dû reproduire : publier un visage sans l’accord du sujet constitue une atteinte à la vie privée. Nous avons donc, d’un commun accord avec La Croix, rapidement retiré ces deux documents, à regret pour moi car j’étais justement parti de ce visage, c’était le sujet de ma réflexion. Mais je fais, sur ce point, amende honorable. Faut-il renoncer de même au terme de zombie, qui a nourri la querelle ? Je me revois rédigeant ce billet tandis que la radio diffusait une analyse du dernier film de Jarmusch ; cette créature mort-vivante est dans l’air du temps, non au sens technique du mort qu’un sorcier déterre et réanime à son profit, mais comme on dit de quelqu’un qui traverse le monde sans vraiment s’y intéresser, ou y comprendre grand-chose. Je venais de conclure un précédent billet, destiné à la revue Médium et consacré à l’incendie de Notre-Dame, en relevant la frivolité d’une société politico-médiatique qui sur-réagit devant la cathédrale en flammes, mais non quand c’est notre Terre qui brûle dans une indifférence à peu près générale. Comment peut-on à ce point voir sans voir ? L’indifférence ou l’absence au monde quasi-totale de Vincent Lambert ne nous tend-elle pas un inquiétant miroir ?
Je n’entre pas dans le détail des accusations, ou des soupçons tordus, puisque les interventions des uns et des autres figurent désormais ici à ciel ouvert. Quelles que soient leurs outrances, je les « valide » chaque fois impartialement en me disant que cette semaine du Randonneur, faste et tellement néfaste, constitue une archive du fanatisme contemporain. Une rencontre, hélas très instructive, avec des gens dont j’étais loin de soupçonner la virulence, ou la bassesse de pensée. Le Randonneur vivait d’un naïf optimisme communicationnel ; j’espérais, à travers le jeu des questions-réponses, la formation d’une « mentalité élargie » – il a fallu déchanter !
Je me dis aussi que jamais, dans un débat à visages découverts, les adversaires ne se montreraient aussi grossiers : est-ce l’écriture numérique et sous pseudonyme d’internet qui encourage autant d’incivilité ? Mais non, Odile me rappelle comment, à l’Assemblée nationale en 1974, Simone Weil fut victime de monstrueuses attaques de la part de députés hommes, qui allèrent jusqu’à traiter de nazie cette rescapée des camps ! Elle déjà, elle aussi, en introduisant pour la première fois la légalisation de l’avortement dans notre pays, remettait en question le sacro-saint « droit à la vie ».
À quelle sorte de vie ? C’est évidemment le fond du problème, que ne veulent pas discuter les jusqu’au-boutistes des « soins ». Leurs attaques m’ont blessé mais j’ai aussi appris sur le cas Lambert, au cours de cette semaine. J’ai dit, écrivant mon billet, que je ne connaissais pas son dossier médical, au-delà de ces quatre mots d’experts : « état végétatif chronique irréversible ». D’où plusieurs décisions de justice, au fil desquelles les parents l’ont pour finir, ou provisoirement, emporté. Je crois, sur le fond, m’être exprimé avec mesure, ne sachant moi-même ce qu’il conviendrait de faire, ni comment trancher une pareille aporie : les directives anticipées, dans son cas, auraient-elles seulement servi ? On leur oppose déjà que Vincent n’est pas « en fin de vie », ou que cette notion d’état végétatif demeure approximative, ou sujette à caution.
Le « nazi » que je suis disait-il autre chose, en écrivant : « Partage-t-il avec nous, a minima autant qu’on voudra, quelque chose du propre de l’homme ? Nul n’en sait rien, qui peut répondre ? » Et plus loin : « Le doute subsiste »… Parti de ces yeux ouverts, j’ai voulu limiter mon propos à l’effroi, ou au questionnement intense, que suscite nécessairement ce visage qui de fait nous regarde, je veux dire par lequel chacun se sent interpellé. Et moi, que souhaiterais-je qu’on me fasse si cela m’arrivait ? Et comment réagiraient mes proches ? Le cas Lambert nous concerne tous ; chacun peut donc, ici ou ailleurs, dans la mesure de ses moyens y réfléchir sans être nécessairement médecin ni spécialiste du droit. Et je devine aussi que c’est moins l’acharnement thérapeutique qui m’a intéressé ici que, conformément à mon domaine d’études, l’acharnement médiatique.
Ce n’est pas la réflexion qui a dominé les commentaires postés sur ce blog, ni un doute né de la complexité inextricable de la situation, ni la conduite honnête d’un nécessaire débat, mais les invectives et un dogmatisme pesant : pour la plupart de mes « lecteurs » (mot impropre), il n’y a simplement pas de problème. Ils voient écrit Vincent Lambert et ils foncent, avec la pétulance du taureau sur le chiffon rouge. La réflexion détrônée par le réflexe conditionné, la lecture et la quête d’information remplacées par la sonnette du chien de Pavlov…
Vincent Lambert n’est pas pour eux un sujet, à tous les sens du terme, mais un slogan, un étendard bon à brandir dans quelque manif pour tous. Interdiction de l’IVG, « droit à la vie » (à quelle qualité de vie ?), prolongement des soins – même combat ! J’ai compris, un peu tard, que bien en deçà de toute réflexion sincère dont ces gens n’avaient cure, je me heurtais à une féroce instrumentalisation du cas : qu’il y avait ce couple de parents au jeu si glauque, et derrière eux leurs bruyants avocats, et la Congrégation de Saint Pie X, et la Fondation Lejeune, ou le journal Valeurs actuelles…
Je remercie La Croix d’avoir servi ici de miroir ou de révélateur en montrant, bien involontairement, que la religion (dont je suis moi-même dégagé) n’inspire ou ne grandit pas forcément ses fidèles ; merci aussi à ceux, moins nombreux, qui ont enrichi ces pages par leurs connaissances, leurs analyses ou leurs encouragements.
Cette semaine qui aura été éprouvante m’a remis en mémoire ce mot de Sempé, « Je pratique le pardon des offenses… Mais, j’ai les noms ! »
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