R.P. à Cannes en 2013
La sortie de J’accuse, le film que Polanski vient de consacrer à l’affaire Dreyfus, coïncide ironiquement avec la relance des accusations contre le réalisateur pour viol. Une première plainte avait conduit, dans les années soixante-dix, à son incarcération partielle puis à sa fuite hors des Etats-Unis, où il n’a jamais remis les pieds face à la menace d’emprisonnement qui pèse toujours sur lui dans ce pays.
Interdit là-bas de tournage, il a fait sa carrière en France, produisant des films dont plusieurs atteignent au chef d’œuvre comme Tess (1979), Le Pianiste (2002) ou La Jeune fille et la mort (1994)… Mais j’ai beaucoup aimé moi-même La Vénus à la fourrure (deux fois chroniqué sur ce blog), Carnage ou le très ancien Répulsion (trois films également consacrés à d’inquiétants huis-clos). Polanski conduit de main de maître ces œuvres d’une grande hauteur morale, doublée d’une enviable perspicacité psychologique dans le choix et la conduite d’intrigues qui peuvent toucher au satanisme (Rosemary’s baby), à la psychose ou à diverses variétés d’emprises.
Connaissant mal le détail des accusations qui pèsent sur lui, je ne peux évaluer leur véracité – mais je me pose avec beaucoup de gens la question : les demandes de boycott qui se sont précisées hier (mercredi 20 novembre), de la part d’élus municipaux auprès de salles de cinéma du 93, sont-elles justifiées ? Faut-il punir Polanski ou brûler ses films, en allant au-delà du pardon que lui a accordé Samantha, sa première victime ? Et si l’on démontre (malgré ses dénégations) que le génial réalisateur se double psychologiquement d’un violeur compulsif, de quel œil devrons-nous désormais regarder ses accomplissements artistiques ?
J’imagine le piquet de grève à la porte du cinéma où le spectateur se présente pour voir J’accuse :
- Bonsoir, il n’y a pas moyen d’entrer ?
- Pour le film de Polanski non, c’est interdit.
- Pourquoi, y a-t-il dans J’accuse des appels au viol, ou des propos anti-féministes ?
- Vous savez bien pourquoi nous sommes là : plusieurs femmes se sont plaintes d’agressions sexuelles commises par ce type, la justice ne semble pas l’inquiéter, nous avons donc décidé de le punir une bonne fois en faisant barrage à ses films.
- Vous vous en prenez aux œuvres pour punir leur auteur ? Vous avez déjà vu un film de Polanski ?
- Ce n’est pas la question, ce type est immonde et ne mérite pas qu’on lui fasse en plus de la pub à travers cette projection.
- L’idéal pour vous, ce serait que personne ne voie ses films ?
- Exactement, comme cinéaste il s’est lui-même complètement cramé !
Etc. On peut voir, heureusement, le film dans d’autres salles, et malgré l’absence de promo ou les tentatives de sabotage de sa diffusion, J’accuse bat actuellement les records de fréquentation sur la première semaine. Pourtant et quelles que soient les péripéties en cours, on sent bien le public divisé, et que la question se pose : pouvons-nous y répondre ici en conscience puisque, la justice ne semblant pas le bon recours, chacun se détermine selon ses propres convictions ?
Je n’ai pas encore vu J’accuse, qui semble un très bon film d’après les rumeurs qui m’en parviennent : un film si bon, pédagogique voire « moral », qu’il serait désastreux d’en priver le grand public, et notamment les jeunes générations. Mais qui pourrait prendre une pareille décision ? Les collectifs qui se dressent ici ou là en exigeant sa « déprogrammation » n’ont heureusement pas ce pouvoir à l’échelle nationale, et les demandes d’élus qui vont cette semaine dans ce sens ouvriraient la porte à toutes les dérives : verrions-nous avec indifférence une communauté se dresser sur notre sol contre la sortie d’une œuvre, au motif que celle-ci offenserait telle ou telle conviction ?
Mais, objectera-t-on, les œuvres ont des auteurs. Si ceux-ci ont commis un crime avéré, et que le recours en justice ne soit pas évident (pour cause de prescription, de contradictions dans les accusations, ou de notoriété du présumé coupable), ne peut-on atteindre l’homme en le frappant dans son œuvre ?
Roman Polanski se trouve, depuis le début de ces « affaires », au centre d’un acharnement suspect, qui commença dès le premier procureur. Parmi les accusations qui le visent, seule la première a été établie. Mais admettons sa culpabilité de serial-violeur, cela justifierait-il l’interdiction de ses films ? Ne faudrait-il pas à ce compte, dans les musées ou les bibliothèques, retirer de la circulation bon nombre d’ouvrages dont les auteurs étaient peu fréquentables, Caravage ou Gauguin (convaincu de relations pédophiles), Céline ou le marquis de Sade ? Je comprends que la réédition des pamphlets si lourdement antisémites de Céline fasse débat, leur contenu est extrêmement choquant, et capable de donner à certains des idées. Mais le crime de collaboration et de haine raciale peut-il contaminer par extension Voyage au bout de la nuit ? Et autres chefs d’œuvre…
J’ai moi-même, présentant ici et là l’œuvre d’Aragon (indispensable et inépuisable outil de culture) affronté l’objection. Quoi, ce bolchevik ? L’homme qui a écrit « Feu sur Léon Blum et les ours savants de la social-démocratie » ? Libre à vous, ô justiciers intègres, de ne pas lire La Semaine sainte ou Le Fou d’Elsa, et d’ignorer jusqu’au bout de votre vie Le Paysan de Paris ou Blanche ou l’oubli, vous ne savez pas de quoi vous vous privez ! Mais ces situations, hélas assez banales, conduisent à soupçonner ceci : et si chez nos intransigeants moralistes, nos pointilleux censeurs, c’étaient les œuvres qui n’étaient pas aimées ?
J’aime les films de Polanski pour leur côté scabreux, leur façon de côtoyer la folie ou le crime, le tact délicat qu’il met à disséquer les monstruosités de la vie ordinaire, en y ajoutant parfois une touche de loufoquerie, politesse peut-être du petit juif rescapé du ghetto de Varsovie. Mais cette virtuosité, cette élégance, ces coups de miroir aussi qui peuvent donner le vertige (dans La Vénus à la fourrure par exemple, et les allusions à son propre couple), ne l’excusent en rien aux yeux de ses détracteurs, il faut que l’auteur demeure un salaud, et qu’il paye !
Les œuvres ne sont pas aimées à notre époque d’autofiction, de direct, de brutalisations venues des réseaux sociaux, de plus courte distance entre nos représentations et les vies minuscules où le réel nous tient parqués. Les accomplissements esthétiques où se hissent quelques-uns intéressent moins, ou relèvent d’un luxe superflu, d’une époque révolue. « Pourquoi, demandait Jacques Lecarme à une réunion de notre comité de médiologues, lisons-nous les biographies d’auteurs dont nous ne lisons pas les œuvres ? »
Oui, pourquoi cette préférence pour la vie telle qu’elle va, au détriment de la fiction, de l’irréel, du rêve ? Pourquoi, sur les tables de libraire, la confession du footballeur ou de l’icône audio-visuelle supplante-t-elle les bons romans ? Pourquoi la violence, le saignant, le réel font-ils de meilleurs scores d’audience que notre littérature ? Ne pouvons-nous laisser les films, les bons livres, les tableaux mener leur vie à l’écart, et par cet écart verser un peu de lumière sur la nôtre ? N’y a-t-il pas dans cette haine des œuvres un ressentiment contre le génie de certains artistes, et une forme inquiétante d’effondrement symbolique ?
C’est cet effondrement que je perçois en regardant les images de manifestants tous assez jeunes, sur le trottoir du Champo, brandissant leurs pancartes aux slogans sommaires, criant leur haine du cinéaste. Ma façon un peu différente d’apprécier sur ce blog les affaires Haenel, ou Polanski, serait-elle aussi, ou d’abord, une affaire de génération ?
J’ai été éduqué dans un monde où les œuvres de la culture nous regardent, nous instruisent, et parfois nous sauvent ; je hais moi aussi, autant que ceux qui manifestent, une société où l’homme pourrait prendre une femme pour sa chose, l’avilir et abuser d’elle au nom d’une supériorité de bête ; malgré la multiplication des « j’accuse », je ne vois pas Polanski dans ce rôle. Et faute de preuves (impossibles à fournir en l’absence de témoins fiables), je persisterai dans mon amour de ses films qui ne montrent nulle part d’aussi basses pulsions.
Voir aussi : « Il n’y aurait jamais dû y avoir d’affaire Dreyfus »
Voir aussi : Affaire Dreyfus : Il y a cent ans Louis Dreyfus était réhabilité
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