Le billet suivant constitue l’introduction à une étude de la colère chez Aragon (qui prit le pseudonyme de « François la Colère » en 1943 pour signer certains écrits de résistance), et particulièrement à une lecture de son Traité du style (1928), dans un numéro consacré à « Aragon polémiste », dirigé par Adrien Cavallaro et à paraître en septembre prochain, de la Revue des sciences humaines (n° 343).
« Ne me réveillez pas, nom de Dieu, salauds, ne me réveillez pas, attention je mords, je vois rouge ». La première phrase de cet ouvrage (Le Con d’Irène) demeuré anonyme révèle un auteur plutôt colérique. L’examen de ce caractère bien attesté dans l’écriture d’Aragon pourrait, avec profit, bénéficier d’un éclairage récent : dans son essai Colère et temps (Maren Sell, 2007), Peter Sloterdijk a distingué en marge de nos pulsions érotiques des pulsions « thymiques », le thumos désignant l’ostension de soi, sa glorieuse ou énergique manifestation au dehors.
Eros et Thumos, deux branches de la libido
Libido d’objet / libido du moi, aurait sobrement recadré le fondateur de la psychanalyse. Si le thumos correspond à ce qui nous enflamme, ou nous indigne, il est intéressant de l’envisager avec Sloterdijk sous l’angle du gisement, voire du carburant : la colère, passion thymique par excellence, serait ce réservoir à partir duquel je peux en effet me dresser, argumenter, m’engager… Un sportif aura par exemple intérêt à se mettre en colère pour mieux l’emporter, et ce conditionnement psychologique fournira un appoint décisif dans les compétitions de haut niveau. Une manifestation de colère bande les énergies individuelles et collectives ; l’orateur habile à la manipuler suscite chez ses auditeurs cet affect éminemment mimétique et communicable, et l’on voit sous l’effet de sa harangue les petits porteurs se constituer en sortes de « banques thymiques » où la colère collectée se trouve affinée, travaillée et réinvestie.
Peter Sloterdijk (en 2009)
Cette communauté colérique peut grossir jusqu’au mouvement religieux, ou au parti révolutionnaire, où le thumos de chacun s’étend, s’identifie et se multiplie narcissiquement dans le miroir collectif ; « ira quaerens multitudinem », la colère aime, elle aimante la foule, et la foule cherche la colère, ces deux pôles s’appellent et se fortifient mutuellement. Passion propice au nouage du nous, la colère est l’esquisse d’un mouvement de masse, d’un collectif en formation ; « voir rouge », c’est postuler un monde colériquement inflammable. C’est ainsi que chacun, s’arc-boutant sur sa colère, vocifère pour tenter d’entraîner momentanément ses semblables – la masse « en nous », sous sa forme primaire, ne demandant qu’à coaguler hors de nous.
La colère constitue donc pour l’écriture, parmi toutes nos passions, un carburant de choix. Les premiers textes de notre tradition littéraire occidentale, l’Iliade dès l’ouverture du chant 1, ou l’Ancien Testament, ne célèbrent-ils pas la colère d’Achille, et les accès très thymiques d’un Dieu courroucé et jaloux ? Ce qui donna le jour à notre littérature fut un jour de colère. Ce n’est pas eros mais thumos qui a d’abord fait lien, et fortifié le chant.
L’idole d’un Dieu colérique fait aujourd’hui sourire, c’est entre nous désormais que nous faisons fructifier nos colères, ici et maintenant. L’immanence, la présence et l’immédiateté augmentent ; notre monde moderne, laïc ou « désenchanté », répugne à attendre et à se dédoubler. Le romantisme et la démocratisation passent pour favoriser également cette culture de la colère : l’individu qui « se lâche » et s’exprime bruyamment se sent plus authentique, l’impatience primaire semble garantir une vie plus intense que les détours et les artifices secondaires de la culture. Contrairement aux codes, aux costumes et aux civilités de l’Ancien Régime, l’homme moderne (disons depuis Rousseau) identifie sa vérité à la spontanéité et à la « publicité » de ses pulsions.
Irruptions du réel
Le romantisme consiste en tous domaines à augmenter d’un certain taux de crudité, de spontanéité, de « nature », d’affects ou d’immédiateté les représentations trop distantes de notre culture ; il tourne donc autour de l’absolu du réel, soit, au sens lacanien du terme, de cette chose, cela ou ça, qui ne se laisse pas symboliser, sémiotiser, représenter, différer… Ce réel fait irruption par surprise sur le mode du choc, du lapsus, de l’explosion ou d’une pulsion primaire trouant les remparts secondaires de la culture et de ses signifiants. La colère qui bouillonne en chacun (parmi d’autres affects) participe éminemment de ce réel disruptif, intraitable ; et l’on devine qu’une littérature, elle-même aimantée depuis la Révolution française par les scénarios de l’éruption ou de la table rase, puisse accueillir la colère comme ingrédient d’un lyrisme fauve, d’un réalisme radical. Le modèle démocratique a fait de nous des individus automobiles et autonomes, dont le moteur fonctionne à l’explosion.
Que vaudrait d’ailleurs une littérature désaffectée, indemne de toute catharsis ou indifférente au traitement des passions ? Un jeu formel, un passe-temps esthète, l’ornement d’un bel esprit ou d’une âme désincarnée. C’est ce que reprochaient particulièrement les dadaïstes-surréalistes au poète Valéry, qui venait d’aggraver son cas en entrant à l’Académie française ; inversement, le père de Monsieur Teste ne se priva pas de brocarder les imprécateurs, tel Aragon l’invectivant lui et quelques autres dans Traité du style, et de railler l’effort et la pose de ceux qui reprennent chaque matin devant l’écritoire le fil forcé de leur colère.
Il est patent que les écritures marquantes du siècle écoulé, peu soucieuses des réserves de Valéry, auront tourné autour de l’insaisissable réel en l’approchant « par les gouffres », par la nausée, la cruauté, la déchirure érotique ou les secousses d’une phrase épileptique. Pourtant, ce réel latent et nécessairement sous-jacent ne saurait tyranniser. L’explosion ne peut aller jusqu’à détruire le moteur. Le direct, l’immédiateté, le présent, le processus primaire, la dynamique ardente des passions ou de ce que le Manifeste dadaïste appelle, en croyant par ce mot résumer l’essentiel, LA VIE…, devront toujours composer avec les ressources secondaires (sémiotiques, culturelles, médiatiques) de cette re-présentation ; de même un texte contient, aux deux sens du verbe, sa charge de colère.
On se méprendrait en classant le dadaïsme parmi les mouvements littéraires. Dada ne se propose pas d’ajouter, d’enrichir la culture de quelques trouvailles ou procédés nouveaux, ni de prendre bonnement la file dans une succession d’auteurs ou d’écoles. Il soustrait ou déçoit brutalement, il riposte aux désastres de la guerre par la guerre (portée dans le langage, la peinture et les formes apprises de la culture), il préfère la force à la forme, l’énergie à l’information, le hurlement à la parole articulée, le dynamitage primaire des pulsions aux représentations majestueuses et sages d’une culture organisée autour du théâtre et du livre. Le cinéma qui multiplie les chocs au fil de sa « décomposition lumineuse du monde », le coup de foudre amoureux ou « l’arme à longue portée du cynisme sexuel », le ready made et le collage, le bariolage de la grande ville explorée dans ses rues commerçantes et ses quartiers d’affaires, puis bien sûr le mot d’ordre de la révolution – claquent comme autant d’explosions, de gestes de rupture pour ne pas s’asseoir, et ne surtout pas prendre rang. Dada signifiant jusqu’au désespoir et sur tous les tons l’anarchie, la question devient assez vite de savoir comment vieillir avec elle, ou comment conduire concrètement une révolte, d’abord portée dans l’art, à faire la révolution.
Placer sa colère
Le cas d’Aragon permet de préciser ces remarques trop générales en leur ajoutant un peu d’histoires, et d’Histoire. Dès son orageuse saison dadaïste, il était évident que ce jeune homme fiévreux disposait d’enviables gisements de colère. Quelques commentateurs malveillants d’Aragon, toutefois, ont contesté la sincérité de son lâchez-tout. Dans ses Entretiens de 1952 (au plus fort de la guerre froide), Breton lui dénie un véritable sentiment de révolte, et le juge excessivement littéraire ; Picabia, qui n’a pas goûté Anicet, traite son auteur de « Madame de Sévigné qui aurait pris le thé chez Dada »…
Il semble très facile, dans le climat de surenchère passionnelle et d’inquisition morale où baigne alors l’insociable groupe, de prendre Aragon en défaut de colère. À relire pourtant ses textes de cette époque, notamment ceux dont il entravera plus tard la republication, ou qu’il supprimera carrément – la préface de 1924 au Libertinage, La Défense de l’infini et notamment Le Con d’Irène, puis Traité du style, ou encore « Front rouge », « ce poème que je déteste »– on ne peut qu’être frappé par les vagues successives d’une colère qui frôle parfois l’autodestruction. L’art et la littérature vont-ils poursuivre gentiment leur petit bonhomme de chemin ? Les journalistes, les marchands et les flics auront-ils longtemps le dernier mot ? La barque de l’amour ne peut-elle que sombrer dans la vie courante ? Et quelles guerres se préparent sous le manteau mensonger de la paix ?…
On idéalise les années vingt à la lecture des chefs d’œuvres du surréalisme naissant (et si vite déclinant) – Le Libertinage, Le Paysan de Paris, Nadja ou Le Con d’Irène –, on oublie à quel point elles auront été dures à leurs auteurs, financièrement démunis, malheureux en amour, rejetés par l’establishment et qui vivent sur le pied d’une véritable guerre. Il faut lire de près Traité du style (1928), le plus « colérique » de ses textes de cette époque, pour saisir chez Aragon les grands motifs de son explication critique avec le surréalisme, et les signes avant-coureurs d’une rupture qui deviendra effective en 1932. La grande question à cette date, on le sait, est de rendre compatible l’activité ou l’activisme surréaliste, autoproclamé « révolutionnaire », avec la révolution soviétique, d’abord qualifiée par Aragon de gâteuse, puis inconditionnellement défendue et respectée au nom d’un engagement (pris en janvier 1927 avec sa carte du PCF) et d’un principe de responsabilité jamais démenti jusqu’à sa mort en 1982. Le congrès de Kharkov de décembre 1930 fit alors charnière, et chemin de Damas : à partir de cette date, la révolte dadaïste-surréaliste semble définitivement glisser aux yeux d’Aragon dans les parages suspects ou objectivement contre-révolutionnaires de l’anarchie. Au seuil de cette douloureuse prise de conscience, et pour éclairer la conversion à venir, il convient de relire cet orageux Traité. (…)
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