La critique n’est pas tendre pour Jimmy’s Hall, le dernier film de Ken Loach (soixante-dix huit ans) ; les échotiers soulignent, au vu de son grand âge, que sa critique sociale s’enlise dans la reconstitution sans panache des combats d’hier, qu’il tourne en rond et ferait mieux de se retirer. Ce que lui-même a d’ailleurs annoncé, donnant à cette œuvre la teinte d’un adieu.
Eh bien, raison de plus pour dire que ce film-ci au contraire m’a semblé abouti, et très émouvant. On trouve le héros effacé, l’intrigue sentimentale « plaquée », l’Irlande un décor rabâché et de convention, ou (reproche suprême) la réalisation « didactique »…, mais qu’est-ce que Loach aime à filmer ? L’endurance des simples gens, leurs ressources de courage et de résistance face aux ligues du conformisme et de la bêtise ordinaires. A cet égard ce nouveau scénario (« inspiré d’une histoire vraie », comme proclament maintenant tant de films) tombe à pic. Nous ne sommes plus, en 1932, plongés dans une guerre civile cruelle, comme on la voit dans son précédent film Le Vent se lève, mais dix ans plus tard dans une Irlande apparemment pacifiée, quoique toujours grosse de sourds conflits, ici ceux qui dressent les landlords et nouveaux maîtres du pays (issus de l’IRA) ligués avec l’église pour combattre toute opposition, et veiller à la pérennité des « bonnes mœurs ».
Jimmy, exilé à la suite de la guerre civile dix ans aux Etats-Unis (où il a connu la prison), rentre au pays pour y aider sa mère dans l’exploitation de leur ferme, et aussi pour y reprendre le projet, abandonné à son départ, d’une grange dont il veut faire une sorte de locale ou très rurale Maison de la culture : les habitants restaurent bénévolement cette bâtisse de planches où chacun viendra prendre des cours de dessin, de chant, de boxe ou surtout de danse, aux pas importés d’Amérique avec le gramophone. Les jeunes gens farandolaient en plein air avant le retour de Jimmy, son hall leur ouvre un refuge, bientôt dénoncé en chaire par le prêtre : le communiste est revenu d’Amérique pour corrompre la jeunesse dans l’antre de Satan !
Les scènes de danse irlandaise – la jigue et le reel joués par un orchestre aux rythmes irrésistibles – sont particulièrement touchantes, car filmées par Loach comme l’emblème ou le vif même de ce qu’il s’agit ici d’affirmer, une étroite solidarité villageoise, l’élan d’une communauté plus vivante ou mieux réunie dans ce lieu qu’à l’église, l’invention aussi d’une liberté et l’émancipation des jeunes corps, toujours très chastes mais qu’on voit fortement émus. Les tracasseries, l’imprécation et la persécution ne se font pas attendre, doublées d’une lutte pour la justice quand le landlord local expulse une famille de fermiers, et qu’on voit Jimmy, promu leader charismatique et porte-parole, prendre en leur faveur la tête du mouvement.
Ce ne sont certes pas de grandes batailles ni des hauts faits qui inspirent ce film, Loach y filme les gens ordinaires, aux prises avec des conflits qui n’entreront pas dans l’Histoire : on ne demande ici qu’à pouvoir danser, apprendre le gaélique ou le chant sans passer par l’école des prêtres, et se retrouver entre bons copains… Le mélange des âges dans la foule qui afflue, les contrastes entre ces visages où des trognes pittoresques répondent aux joues excitées des enfants, affirment la chose toujours à dire et à reprendre par ce cinéma soucieux de placer la caméra au niveau du groupe, à la hauteur du collectif. Il s’agit tout au long, à la base, de nous rappeler une solidarité élémentaire, l’évidence d’un lien plus chaleureux et vital que celui de l’institution. Que la mère de Jimmy est touchante quand elle sert le thé aux pandores venus arrêter son fils et, tandis que l’autre s’évade par le toit, qu’elle les retient au bas de l’escalier en rappelant à chacun les livres qu’elle leur a fait lire, les joies d’enfant qu’ils lui doivent !…
On sort donc revigoré de cette pastorale où Jimmy combat un « pasteur » avec des armes si loyales que le prêtre, vers la fin, écoute dans sa chambre chanter une « négresse » en buvant sec, s’interroge et semble douter de sa propre cause… Et l’on voudrait, comme les jeunes gens avec leurs vélos, barrer la route où le proscrit s’éloigne vers un exil définitif et crier à l’auteur : non, reste avec nous, reviens !
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