Avec Mia sur le tournage de Ombres et brouillards (1992)
Je viens d’achever la lecture de l’autobiographie de Woody Allen parue au printemps, Soit dit en passant (Stock 2020), lourd pavé qui n’est pas sans défaut : un texte serré de 536 pages sans aucun découpage en chapitres, sans index, et surtout sans beaucoup d’analyses des œuvres proprement dites. Pour le cinéphile, quelle frustration de voir leur auteur survoler en une demi-page des chefs d’œuvre tels que La Rose pourpre du Caire ou Crimes et délits ! La seule « critique » que Woody applique à ses films est d’y mentionner, copieusement chaque fois, les noms des acteurs et actrices dont il fait un éloge superlatif, et ici ou là ses changements de chef-op, ou ses péripéties de financement… On aimerait tellement en apprendre plus sur ses intentions cachées, ses reprises d’un scénario à l’autre, la trame qui parcourt et irrigue la prodigieuse tapisserie de ces cinquante films !
Mais Woody n’aime pas regarder en arrière, il ne revoit jamais ses films (dit-il), ni n’assiste à aucun débat, aucune rétrospective (pour ne rien dire des cérémonies de remise d’Oscar ou de diverses distinctions qu’il tient en horreur). Et vous ne trouverez dans ses DVD aucun bonus, interview d’acteur ou scène tombée au montage… Soit, ce travail de reconnaissance reste donc à faire, c’est à nous spectateurs de nous glisser ou de nous faufiler dans une œuvre qui égale par son ambition ou sa foisonnante diversité La Comédie humaine de Balzac ou, pour fixer le degré de mon admiration, les trente-six pièces léguées par Shakespeare. Oui, j’ai tendance à mettre « notre Woody » à ce niveau, et je m’efforcerai sur ce blog de dire pourquoi.
Je viens de consacrer cinq billets à des petites monographies de films qui m’ont enchanté ; le moment est venu de faire une pause ou un détour du côté de ce livre, qui semble écrit moins pour mettre une œuvre (décidément très singulière) dans sa lumière, que pour répondre aux accusations et aux campagnes de calomnie que l’auteur affronte, depuis la découverte par Mia Farrow de sa liaison avec sa fille adoptive Soon-Yi (alors âgée de 22 ans, et devenue depuis son épouse, avec laquelle il a adopté deux fillettes). Chacun a entendu parler (depuis 1992) d’une « affaire Allen », tellement médiatisée que je n’ai pas besoin d’en reprendre ici les grandes lignes, mais plutôt de relever les détails d’une procédure (ou d’une absence de procédure) dont la violence confond l’entendement. Pourquoi un tel acharnement ? Qu’a fait Woody d’à ce point horrible pour mériter un pareil traitement ?
Sans chercher plus loin, je relève cette semaine dans ma leçon d’anglais reçue chaque jour sur internet, Gymglish (une excellente méthode dont je vous recommande la pratique), l’entrefilet suivant. Quelques leçons sont suivies d’un extrait (trente secondes) d’un film divertissant ; cette semaine, l’épisode intitulé « Bank’s robbery » s’achevait par le collage d’un plan du film Take the money and run, assorti de l’avertissement selon lequel son auteur Woody Allen se trouve mêlé à une affaire de child abuse. Il a semblé important aux réalisateurs de ce cours (en tous points excellent) de préciser qu’une telle accusation pesait sur le créateur d’une œuvre dont certaines personnes devraient donc se détourner, ou à tout le moins résister au plaisir qu’elle donne.
Mia Farrow et sa fille adoptive Dylan
Je ne blâme pas Gymglish, que j’utilise quotidiennement, je reconnais dans leur mise en garde la pratique devenue obligée, sur les campus américains, de ne rien offrir qui puisse (verbe très important) offenser l’usager ou le spectateur ; l’Université a même créé dans ce but des « safe places », des cours aseptisés où l’étudiant est sûr de ne pas entendre des propos ou se confronter à des images contraires à ce qu’il estime supportable ou décent. Woody risque de réveiller chez quelques-uns l’image traumatisante du harceleur pédophile ? Prenons les devants en affichant ou en claironnant le soupçon, même si cette rumeur n’a aucun fondement (ou se trouve par lui renforcée).
Nous en sommes là.
Ce livre de souvenirs a donc moins pour but de fixer les nôtres par l’exposé du contexte des films, que d’engager contre la marée des accusations qui submergent leur auteur une soigneuse, une convaincante réfutation. Je viens d’annoncer la couleur, je me range dans le camp (très minoritaire aux Etats-Unis) des défenseurs de Woody. Et j’espère qu’après avoir lu ce billet vous rejoindrez ce camp.
« Mais – objecterez-vous – vous n’êtes pas impartial, vous n’avez lu que son témoignage, c’est parole contre parole !
-Non, la situation n’est pas symétrique, et voici pourquoi. »
Il est évident qu’avant sa parution (qui fut refusée par Hachette aux E.-U.), les épreuves du livre ont été soigneusement épluchées par ce qu’on appelle là-bas les sensitive readers, et que Woody ne l’a pas écrit sans le contrôle sévère de pointilleux avocats. Parce que ses récits et les témoignages qu’il y invoque peuvent être contestés, il est probable que ce matériel qu’il apporte (comme on dit d’un patient en analyse) est assez robuste, d’avance soustrait à de faciles querelles. J’essaie de vous la faire courte : tentons de rassembler dans les limites de ce billet l’essentiel ou les points (à mes yeux) les plus vifs d’une défense de Woody.
Woody et Soon-Yi en 2016 à New York
Mia Farrow a perdu toute mesure en réagissant à la découverte des fatales photos : elle a propagé par tous les moyens la rumeur que Woody avait violé sa fille mineure Soon-Yi, alors que celle-ci n’était plus mineure, et qu’elle agissait avec Woody en plein consentement. « Il m’a pris ma fille, maintenant je vais lui prendre la sienne », aurait-elle téléphoné à sa sœur (page 347). Les accusations de viol ou d’abus sexuels, dans le cas des divorces difficiles et des partages d’enfants, sont bien connues des juges comme l’arme ultime ou fatale employée par la mère pour l’emporter. Mia Farrow a longuement conditionné sa fille adoptive, la petite Dylan préférée de Woody et âgée de sept ans, avant que celle-ci, d’abord réticente, consente à endosser le récit qui accablait son beau-père.
Les circonstances de l’agression (dans le grenier, en regardant tourner un train électrique) ont beaucoup varié, et les détails ne correspondent pas.
Pour aggraver son accusation, Mia a tenté d’y ajouter le viol sur une autre de ses filles, accusation qu’elle a ensuite retirée devant son côté exorbitant.
Mia n’est pas la mère aimante et quasi sacrificielle qu’elle prétend (onze enfants adoptés, quatre biologiques !), ses enfants adoptés ont eu à souffrir de maltraitance, elle en a rendu deux comme on fait son marché, et Soon-Yi en particulier a connu le sort d’une Cendrillon. « Elever les enfants ne l’intéressait pas, et elle ne s’occupait pas vraiment d’eux » (page 322). Enjôleuse et bonne comédienne, Mia a surtout pour but dans sa vie, depuis 1992, de détruire le couple de Woody et de Soon-Yi.
Deux commissions successives, qui ont longuement auditionné les parties, les enfants, les nounous et les femmes de ménage, ont conclu après quarorze mois d’investigation : « Il n’existe aucune preuve tangible que l’enfant dont le nom figure ici ait été sexuellement abusée ou maltraitée. La déclaration a donc été considérée come dénuée de fondement » (rapport du 7 octobre 1993, cité page 360). Pourquoi la rumeur qui s’obstine à colporter l’accusation ne tient-elle aucun compte de cette parole autorisée ?
On a soumis Woody au détecteur de mensonge, qui n’a rien décelé ; invitée à y passer, Mia a refusé (page 370).
Contrairement à Woody, Mia a des ascendants familiaux très perturbés : alcool, drogues dures chez ses frères et sœurs, casier judiciaire, suicide, et finalement un frère accusé d’abus sexuel sur enfant qui a fini en prison. « Je trouvais prodigieuse la façon dont elle avait pu grandir en s’avançant sur la pointe des pieds dans ce champ de mines de la folie et en sortir aussi charmante, créative, adorable et indemne. Indemne, elle ne l’était pas, et j’aurais dû me méfier » (page 305).
Avec leurs deux enfants adoptifs Dylan et Moses
Mia a-t-elle embobiné de ses charmes le juge Elliott Wilk, qui trancha en sa faveur pour la garde des enfants ? Le livre suggère son extrême partialité, et les relations de proximité qui s’étaient nouées entre lui et la mère (page 388), privant définitivement Woody de ses enfants (et les enfants d’un père aimant et généreux). Le scénario du film Irrational man (chroniqué sur ce blog) exprime peut-être une vengeance tardive à l’encontre de ce peu srupuleux magistrat.
Woody et Soon-Yi ont donc adopté deux fillettes : les formalités pourtant sévères de l’adoption n’ont pas été freinées par le soupçon que le père pouvait être un abuseur.
Maris et femmes (1992) est le dernier film (terminé par un orage !), contemporain du drame et où Woody et Mia aient tourné ensemble. À la surprise générale pourtant, lorsque Woody remplaça celle-ci par Diane Keaton pour jouer dans Meurtre mystérieux à Manhattan (1993), « elle menaça de m’intenter un procès si je refusais de la prendre pour le rôle. Et cela après avoir juré à la face du monde que j’avais abusé de Soon-Yi et de Dylan et les avais violées toutes les deux. Il faut croire qu’elle était comédienne dans l’âme » (page 436).
Aucune des actrices (très nombreuses) qui ont croisé Woody lors du tournage de ses cinquante films n’eut à se plaindre de « comportements inappropriés » venant de lui (à l’exception peut-être de Mariel Hemingway si l’on en croit ses mémoires ? Mais tous deux sont restés bons amis). On peut toujours prêter au cinéaste une vie cachée, des pulsions soigneusement dissimulées ou couvertes par cette autobiographie rédigée pro domo… J’ai du mal à y croire, cela ne cadre pas : Woody a brossé dans son œuvre d’inoubliables, de très touchants portraits de sœurs, d’épouses, de mères, d’amantes… Son féminisme est attesté par ses scénarios qui défendent avec panache et efficacité la cause des femmes. Plusieurs d’ailleurs se sont dressées pour le défendre lors de la reprise de cette affaire, voici deux ans : Diane Keaton mais aussi Scarlett Johansson, Catherine Deneuve, Charlotte Rampling ou Isabelle Huppert… Pourquoi deux des acteurs de son dernier film (interdit aux E.-U. mais projeté avec succès à Paris, Un jour de pluie à New York, 2018) ont-ils déclaré avoir regretté de tourner avec lui, allant jusqu’à reverser leurs cachets à une fondation caritative ? On savait, par le maccarthysme, combien la profession du cinéma était fragile et sujette aux chantages et aux intimidations d’une passion épuratrice ; « l’affaire Woody Allen » nous replonge en pleine crise de cette période qu’on pouvait croire disparue, et ce n’est pas une bonne nouvelle pour le cinéma, ni pour notre société de plus en plus frileuse et conformiste.
Abrégeons cette revue. Et dites-moi, ami lecteur ou passant de ce blog, de quel côté penche à votre avis la vérité. J’ai récusé le cliché de « parole contre parole », Woody a pour lui la conclusion de deux commissions, et l’intime confiance de beaucoup d’amis, qui ne voient que trop en revanche, chez Mia, la fragilité d’une personnalité séductrice et persécutrice… Mais dans sa grande majorité le public américain semble détester Woody, tandis que chez nousbeaucoup expriment leurs réticences, ou font la fine bouche. « Pendez ce sale youpin » s’écrie, dans Zelig (que je chroniquerai prochainement ici), une respectable représentante des ligues de vertu.
Considérez la richesse, l’intelligence de ses films ; ou le couple très heureux qu’il forme depuis vingt-deux ans avec sa chère Soon-Yi, et leurs deux fillettes aujourd’hui étudiantes à l’université. Quel est votre sentiment ? Il est certain que l’actualité n’est pas favorable aux abuseurs : affaire Veinstein, ou depuis hier affaire Kouchner-Duhamel, avec ce chiffre effrayant qui circule, un Français sur dix victime d’un inceste ! Ces terribles nouvelles devraient pourtant nous retenir de généraliser, et de céder à la passion d’interdire et de censurer en noyant l’innocent dans un flot immonde. Ne pouvons-nous, sans trop céder aux affects, peser chaque cas dans une fine balance, et tenir compte des faits avant de juger ? Y a-t-il, au vu du dossier disponible, matière vraiment à lyncher Woody ?
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